Prof !

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°583 Mars 2003Par : J.-P. Dopagne, dans une mise en scène de J.-C. Idée, jouée par Jean PiatRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Par les temps qui courent, on par­le beau­coup de la vio­lence. De la vio­lence des jeunes en par­ti­c­uli­er. On en cherche les remèdes. D’aucuns pensent qu’il serait bon de revenir aux pre­scrip­tions du Déca­logue. D’autres non, au motif qu’on le dit para­chuté du ciel et qu’il n’y a pas de raisons de croire en sa valid­ité si l’on ne croit pas au ciel. Soit, mais qu’ils pro­posent alors un autre mode d’emploi, égale­ment com­pat­i­ble avec la vie en société, de la nature humaine, celle d’un ani­mal social juste­ment, doté d’un néo­cor­tex capa­ble de con­cevoir les Pyra­mides ou le Parthénon, de cal­culer le nom­bre π, mais aus­si, au prix d’une édu­ca­tion très pré­coce des cir­cuits neu­ronaux, de maîtris­er, tant bien que mal, les pul­sions instinc­tives des cerveaux rep­tilien et lim­bique qu’il enveloppe.

Encore faut-il accepter l’idée d’une “ nature humaine ”, c’est-à-dire, en ter­mes philosophiques, de con­sid­ér­er que l’essence (ques­tion : qu’est-ce que c’est ?) précède l’existence (ques­tion : est-ce ?). Con­sid­éra­tion que rejet­tent les exis­ten­tial­istes. Pour eux, c’est l’inverse. L’une d’entre eux n’a‑t- elle pas écrit : “ On ne naît pas femme, on le devient. ”

Mais les philosophes ne se mon­trant générale­ment d’accord sur presque rien, s’il faut philoso­pher pour traiter de l’agressivité, nous ne sommes pas près de sor­tir de l’auberge, comme l’on dit.

De peur d’être oblig­és d’en pleur­er, reste alors d’en rire. C’est là une des fonc­tions du théâtre, et il s’en acquitte fort bien à la Gaîté-Mont­par­nasse, où Jean Piat, seul sur le plateau, inter­prète Prof !, de J.-P. Dopagne, dans une mise en scène de J.-C. Idée. Durant une heure et demi, ce charmeur de Jean Piat incar­ne un pro­fesseur de lit­téra­ture nar­rant aux spec­ta­teurs ses démêlés avec les élèves d’une classe de ter­mi­nale au sein d’un lycée classé zone sen­si­ble. Et ce n’est pas triste.

En début de car­rière, il croy­ait à la grandeur du méti­er de pro­fesseur. Il attache d’ailleurs de la valeur au mot lui-même. Le terme d’enseignant lui déplaît. D’un boulanger, d’un avo­cat, fait-il remar­quer, on ne dit pas un “ boulangeant ”, un “ plaidant ”. Il rêvait de faire partager à de plus jeunes que lui ses ent­hou­si­asmes d’adolescent décou­vrant Sopho­cle, Corneille, Molière, Musset.

Il avait par­fois ten­té d’emmener sa classe au théâtre, pour l’initier de façon vivante aux grands chefs‑d’oeuvre de l’humanité. Mais ces ini­tia­tives irri­taient le Pro­viseur. Pour leur part, ses col­lègues haus­saient les épaules. Blasés, con­va­in­cus de l’inutilité de leurs efforts face à la nul­lité agres­sive des élèves, ils s’appliquaient seule­ment à les occu­per, tout en pen­sant à autre chose.

Quant aux élèves, un jour qu’il explique Le Mis­an­thrope, ne voilà-t-il pas une des gamines qui pose les jambes sur la table et com­mence à se vernir les ongles de pied. Aus­si décide-t-il, un cer­tain 17 févri­er, le jour anniver­saire de la mort de Molière, de met­tre fin à cette sin­istre comédie. Et il flingue à la mitrail­lette la total­ité de sa ter­mi­nale : la sec­onde mort de Molière.

S’ensuivent la cour d’assises, la déten­tion à perpétuité.

Puis, explique-t-il, sa peine fut amé­nagée en travaux d’intérêt général : chaque soir, on le sort de sa cel­lule et il doit venir racon­ter son his­toire dans un théâtre, pour l’édification des foules. D’ailleurs la fin du spec­ta­cle est mar­quée par un bruit de sirène, celui de la voiture de police qui vient le chercher pour le recon­duire à sa prison.

Le ter­ri­ble de cette fic­tion, mis à part le flingage d’une ter­mi­nale par un pro­fesseur – de nos jours, ce sont les profs qui se font flinguer par les élèves, ou les par­ents – c’est qu’elle n’a rien d’une fic­tion : les choses se passent, certes pas tou­jours, mais bien sou­vent comme le décrit le texte de Dopagne. Il suf­fit d’avoir, dans son entourage, de jeunes pro­fesseurs de l’enseignement sec­ondaire pour s’en convaincre.

Les remèdes sont sans doute con­nus. Ils impliquent tant de reniements d’idées reçues qu’ils en devi­en­nent presque impos­si­bles à met­tre en oeu­vre. Cela explique, au moins en par­tie, le suc­cès de la pièce, dont la série de représen­ta­tions a dû être pro­longée. En jan­vi­er en tout cas, la salle était encore comble, avec mobil­i­sa­tion des strapon­tins. Comme si les gens étaient heureux d’entendre enfin dire, publique­ment, ce qui seule­ment se chu­chote, ou s’écrit dans des livres dont on ne par­le pas.

N’explique qu’en par­tie cepen­dant : il y a aus­si la peu com­mune qual­ité du texte, tou­jours vivant mais tour à tour drôle et émou­vant, selon un dosage déli­cat pro­pre à soutenir l’attention du spec­ta­teur. S’y ajoute enfin le pres­tigieux tal­ent de M. Jean Piat. Il apporte à cela un ton de con­fi­dence tout à la fois indignée et nar­quoise, si bien accordée au texte qu’on en vient à se deman­der si l’on est assis dans un fau­teuil de théâtre, et pas plutôt face à la con­tem­po­raine réalité.

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