Caricatures

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°702 Février 2015Rédacteur : Jean SALMONA (56)

On parle beau­coup de cari­ca­tures ces temps-ci. Outre les des­sins sati­riques et les pro­cé­dés rhé­to­riques des mili­tants de toute obé­dience face à un adver­saire poli­tique, la cari­ca­ture est aus­si un moyen de moindre effort pour juger une œuvre d’art dans son ensemble et évi­ter d’en sai­sir les subtilités.

Mais, dans tous les cas, le cari­ca­tu­riste est-il vrai­ment gagnant ?

Le Messie de Haendel

Sans doute l’oratorio le plus popu­laire de Haen­del – « auprès d’un public fervent convain­cu que, en assis­tant à une exé­cu­tion de l’œuvre, lui-même prend part à un acte d’adoration » (Simon Heighes)

Le Mes­sie prête sou­vent à la cari­ca­ture. C’est d’abord, par­ti­cu­liè­re­ment au Royaume-Uni, une des œuvres de pré­di­lec­tion des socié­tés cho­rales locales, tou­jours effi­cace pour lever des fonds pour des œuvres de cha­ri­té. Ensuite, il a sou­vent don­né lieu, depuis le XIXe siècle, à une exa­gé­ra­tion de l’effectif orches­tral et cho­ral : il fut ain­si chan­té par un chœur de plu­sieurs mil­liers de cho­ristes réunis pour la cir­cons­tance au Crys­tal Palace.

Qu’en est-il exac­te­ment ? Haen­del, qui écri­vit Le Mes­sie en trois semaines en 1741, en a don­né de mul­tiples ver­sions, adap­tées à diverses for­ma­tions. Il s’agit, il ne faut pas l’oublier, non d’une œuvre litur­gique – même si le livret est tiré en grande par­tie de la Bible – mais d’une pièce théâ­trale, tou­jours jouée, à l’origine, dans des théâtres et non dans des églises.

La ver­sion que vient d’en enre­gis­trer Emma­nuelle Haïm à la tête des excel­lents chœur et orchestre Le Concert d’Astrée est sans doute la plus proche de l’originale, avec un effec­tif de 20 cho­ristes et 28 ins­tru­men­tistes plus les quatre solistes dont la sopra­no Lucy Crowe et le contre-ténor Tim Mead1.

Et l’on découvre une œuvre non solen­nelle et gran­diose mais char­mante et humaine, plus proche de l’opéra que de l’oratorio. Le célèbre chœur Allé­luia, dont l’utilisation par la publi­ci­té n’a pas peu contri­bué à la cari­ca­ture du Mes­sie, devient ce qu’il est : un chant de joie d’un groupe d’amis qui par­tagent la même ferveur.

Two Boys : un « opéra internet » ?

Que pour cer­tains ado­les­cents aujourd’hui la réa­li­té vir­tuelle, celle des jeux vidéo et des « ami­tiés » nouées sur le Web, prenne autant d’importance dans leur vie que la « réa­li­té vraie », c’est une cer­ti­tude. Dans ce monde paral­lèle, cha­cun peut se construire un per­son­nage de son choix, qui est dif­fé­rent d’un dégui­se­ment : ce per­son­nage, ce « moi-bis » va vivre une vie vir­tuelle, avec des amours, des haines, des évé­ne­ments qui, pour n’être pas ceux de la « vraie vie », n’en sont pas moins res­sen­tis par l’individu et le touchent, par­fois pro­fon­dé­ment et plus encore dans cette vie dans laquelle il s’est réfu­gié et s’investit plei­ne­ment que dans la vie réelle.

CD Two Boys Opéra d eNico MulhySi à un moment don­né la vraie vie et la vie vir­tuelle se téles­copent – par exemple si deux per­son­nages dont les « bis » sont en rela­tions sur les réseaux sociaux et les jeux vidéo se ren­contrent dans la vie réelle, per­dant leurs ori­peaux de « bis » et se révé­lant tels qu’en eux-mêmes –, ce peut être le drame.

C ’est cette idée qui est sous-jacente dans l’opéra Two Boys2 du com­po­si­teur amé­ri­cain Nico Muh­ly sur un livret du dra­ma­turge Craig Lucas qui situe l’action au début des années 2000, com­mande du Metro­po­li­tan Ope­ra de New York dont la pre­mière a eu lieu en 2011, alors que le com­po­si­teur avait 29 ans.

Eh bien, alors que l’on pou­vait avoir toutes les craintes, ali­men­tées par la ten­dance à la « cari­ca­ture pro­tec­trice » de l’auditeur-qui-ne-veut-pas-être-dérangé-dans- ses-habi­tudes, c’est une véri­table réus­site. La musique est lar­ge­ment héri­tée de Brit­ten et aus­si de Bern­stein, avec une uti­li­sa­tion rai­son­nable du minimalisme.

Mais sur­tout, et c’est essen­tiel pour un opé­ra, la musique ali­mente la ten­sion dra­ma­tique qui va crois­sant jusqu’à la fin. Ce n’est pas une œuvre révo­lu­tion­naire musi­ca­le­ment par­lant – heu­reu­se­ment d’une cer­taine façon – mais elle met en scène ces rela­tions entre per­son­nages réels et per­son­nages vir­tuels – dont tous ne sont pas des ava­tars de per­son­nages réels – qui sont un des phé­no­mènes les plus mar­quants et peut-être les plus pré­oc­cu­pants de notre socié­té contemporaine.

L’« homme aug­men­té » est-il notre sublime alter ego ou ne serait-il pas plu­tôt notre sinistre caricature ?

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1. 2 CD ERATO.
2. 2 CD NONESUCH.

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