Canaux interocéaniques et grands ports : Le rôle de l’AIPCN

Dossier : MerMagazine N°706 Juin/Juillet 2015
Par Geoffroy CAUDE (74)

Réseau d’experts inter­na­tionaux mobil­isé tant par les gou­verne­ments que par les entre­pris­es, l’AIPCN copro­duit avec une sélec­tion de ses mem­bres volon­taires, voire avec un pan­el élar­gi de spé­cial­istes, toute une série de pub­li­ca­tions (guides de con­cep­tion ou recueil de bonnes pra­tiques) touchant à la con­cep­tion, à l’exécution et à la main­te­nance ou à l’exploitation des canaux, digues, brise-lames, quais, ter­minaux et veille à leur bonne inser­tion environnementale.

“ La croissance du trafic maritime a toujours été supérieure à celle du PIB ”

Grâce à un recours sys­té­ma­tique aux jeunes pro­fes­sion­nels et à la par­tic­i­pa­tion de nom­bre de ses mem­bres à des activ­ités d’enseignement, elle se renou­velle con­stam­ment et assure aux étu­di­ants un accès facil­ité au monde pro­fes­sion­nel car ils côtoient aisé­ment les experts recon­nus au plan international.

REPÈRES

L’AIPCN, initialement appelée « Association internationale permanente des congrès de navigation », a été créée en 1885 et organise tous les quatre ans des congrès internationaux de navigation. Présente dans 38 pays et forte de plus de 2 000 membres, elle regroupe à la fois des experts ou des spécialistes à titre individuel, des entreprises de dragage, de travaux publics ou d’ingénierie, des universités ou des centres d’expertise technique.
En France, par exemple, on y trouve EMCC, Bouygues, Vinci, Artelia, Egis, la CNR, le CEREMA, des ports comme ceux du Havre, de Paris ou de Marseille, etc.

1980 1985 1990 1995 2000 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013
Porte-con­teneurs 102 152 234 371 908 969 1076 1198 1249 1127 1280 1303 1445 1524
Autres car­gos secs 1123 819 1081 1125 1928 2009 2112 2141 2173 2004 2022 2112 2169 2260
Cinq mass­es principales 608 900 958 1105 1205 1709 1814 1955 2065 2055 2395 2488 2742 2920
Pét­role et gaz 1871 1459 1755 2050 2163 2422 2608 2747 2742 2642 2772 2794 2841 2844

Traf­ic mar­itime inter­na­tion­al, années choisies (en mil­lions de tonnes chargées).
Source : UNCTAD Review of Mar­itime Trans­port, dif­férents numéros. Pour 2006–2013, le détail par type de car­go est basé sur Clark­son Research Ser­vices, Ship­ping Review and Out­look, dif­férents numéros.

Le renouveau des travaux dans les canaux interocéaniques

Le trans­port mar­itime mon­di­al représente un excel­lent indi­ca­teur du niveau du com­merce inter­na­tion­al. L’accroissement con­tinu de la taille des navires a con­sid­érable­ment abais­sé les coûts uni­taires de trans­port ce qui a large­ment favorisé le degré d’internationalisation de l’économie mondiale.

“ L’OMI vient juste d’approuver son premier code de navigation polaire ”

La crois­sance du traf­ic mar­itime a tou­jours été supérieure à celle du PIB. En vol­ume, ce traf­ic mar­itime représen­tait en 2013 9,5 mil­liards de tonnes trans­portées et 48 000 mil­liards de tonnes-milles, soit un par­cours mar­itime moyen de 5 000 milles env­i­ron ou de 9 300 km.

On com­prend aisé­ment dans ce con­texte que les prin­ci­paux points de pas­sage ou nœuds de con­cen­tra­tion de ce traf­ic néces­si­tent d’être con­stam­ment élar­gis ou adaptés.

Des routes saturées

DES PROJETS POUR LE CANAL DE SUEZ

Le canal de Suez a constitué le succès incontestable de Ferdinand de Lesseps. Inauguré le 17 novembre 1869 avec 8 mètres de tirant d’eau et 22 mètres de large, le canal, long de 164 kilomètres, a été constamment agrandi : ainsi, lors du 14e congrès de l’AIPCN qui se déroule au Caire en 1926, des travaux sont annoncés en 1934 pour y faire transiter des navires de 265 mètres de longueur, de 29 mètres de largeur et de 36 pieds (10,97 m) de tirant d’eau. Avec la nationalisation du canal par l’Égypte en 1956, sa gestion passe sous contrôle d’une autorité militaire, ce qui est encore le cas aujourd’hui. Le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, a décidé de relancer l’économie égyptienne avec de grands investissements dont l’augmentation de capacité du canal de Suez – en particulier son approfondissement à 24 mètres – est un des projets phares.

En se con­cen­trant comme l’a fait l’Isemar sur la sat­u­ra­tion des routes mar­itimes mon­di­ales, on observe que les routes les plus fréquen­tées sont le détroit de Malac­ca avec plus de 65 000 navires par an, Oues­sant et le détroit du Pas-de- Calais avec 60 000 navires, suiv­is du canal de Suez avec 18 000 navires et du canal de Pana­ma avec 12 600 navires.

Bien sûr, les routes arc­tiques sont aus­si men­tion­nées comme futures routes pos­si­bles, et si l’attention accrue des médias se porte vers leur ouver­ture, qu’il s’agisse des pas­sages Nord-Ouest ou Nord-Est, avec la réduc­tion con­sid­érable de la ban­quise tant en sur­face qu’en épais­seur à la fin de l’été, les arme­ments se mon­trent encore un peu cir­con­spects à cet égard, surtout pour les trans­ports réguliers comme ceux des conteneurs.

Bien des dif­fi­cultés restent à sur­mon­ter et l’OMI (Organ­i­sa­tion mar­itime inter­na­tionale) vient juste d’approuver son pre­mier code de nav­i­ga­tion polaire qui entr­era en vigueur en 2017.

Les arme­ments con­sid­èrent donc qu’il fau­dra encore atten­dre une ou deux décen­nies pour les voir con­cur­rencer sérieuse­ment les autres routes mar­itimes plus clas­siques, dont les nœuds de con­cen­tra­tion tels Pana­ma, Suez ou Malac­ca dimen­sion­nent les car­ac­téris­tiques des navires et don­nent lieu aujourd’hui à des travaux très conséquents.

Les grands travaux du canal de Panama

Les travaux con­sis­tent à accroître la capac­ité du canal inau­guré en 1914, dont la largeur des éclus­es lim­ite celle des navires qui peu­vent y transiter.

L'entrée du canal de Panama.
Entrée du canal de Pana­ma. © SEARAGEN — FOTOLIA
Largeur écluse Longueur écluse Pro­fondeur écluse Largeur max­i­male navire Longueur max­i­male navire Tirant d’eau max­i­mal navire
Éclus­es 1914 33,5 m 320 m 12,8 m 32,3 m 294,1 m 12 m
Éclus­es 2016 55​m 488 m 18,3 m 49 m 366 m 15,2 m

En effet, long de 77 kilo­mètres et util­isant un jeu d’écluses mul­ti­ples à cha­cune de ses extrémités ain­si qu’une ali­men­ta­tion en eau par le lac Gatun, l’escalier d’eau est celui retenu en 1906 par les Améri­cains (il avait déjà été pro­posé en 1879 par l’ingénieur français Joseph Alphonse Godin de Lépinay).

Lancés en 2006 après un référen­dum, les travaux sont menés par l’autorité du canal de Pana­ma et ont été con­fiés à un con­sor­tium, le Grupo Unido Por el Canal (GUPC), autour de l’espagnol Sacyr, pour un achève­ment pro­jeté en 2016 : leur coût, estimé autour de 5 à 6 mil­liards de dol­lars, est rentabil­isé par la recette des péages (env­i­ron 1 mil­liard de dol­lars par an aujourd’hui).

Sig­nalons que, grâce aux études prélim­i­naires menées sur les instal­la­tions d’essais de mod­éli­sa­tion physique de la Com­pag­nie nationale du Rhône à Lyon, les bassins d’épargne des éclus­es sont ain­si conçus de sorte que le nou­veau sys­tème d’alimentation en eau con­som­mera moins d’eau avec des éclus­es de taille beau­coup plus con­séquente (la CNR a du reste reçu le Prix nation­al de l’ingénierie pour cette réal­i­sa­tion en 2011).

Pour don­ner une idée de l’augmentation de capac­ité envis­agée, il faut com­par­er les éclus­es et les tailles des navires admis. Alors que les porte-con­teneurs sont lim­ités aujourd’hui à 4 400 EVP pour franchir le canal, ils passeront à 13 000 EVP, mais les porte-con­teneurs les plus grands du marché (18 000 ou 19 000 EVP) ne pour­ront y tran­siter puisque leur largeur est de 60 mètres et que leur longueur atteint 400 mètres.

Un nouveau projet au Nicaragua

“ Un projet pharaonique de 40 à 50 milliards de dollars ”

C’est pour cette rai­son et sans doute aus­si pour des raisons stratégiques que le gou­verne­ment du Nicaragua a con­fié à une entre­prise chi­noise appar­tenant au mag­nat Wang Jing, la Hong Kong Nicaragua Devel­op­ment Invest­ment Com­pa­ny (HKND), le soin de réalis­er un pro­jet pharaonique dont le coût est estimé autour de 40 à 50 mil­liards de dol­lars et qui con­siste à réalis­er, entre autres, un nou­veau canal con­cur­rent de celui du Pana­ma avec deux ports à chaque extrémité, long de 278 kilo­mètres dont une large par­tie tra­versera le lac Coci­bol­ca, la plus grande réserve d’eau douce d’Amérique cen­trale, ce qui sus­cite beau­coup d’oppositions dans le pays.

Néan­moins, un com­mu­niqué de l’AFP du 22 décem­bre 2014 con­firme le pre­mier coup de pioche le lun­di 23 décem­bre, en présence du prési­dent Daniel Orte­ga et du mag­nat Wang Jing.

Innovations dans la conception des ports

Pour accueil­lir et traiter rapi­de­ment ces navires, les ports doivent eux aus­si s’adapter en per­ma­nence tant au niveau mar­itime que ter­restre. Les ports français comme ceux de l’axe Seine avec Haropa l’ont fait notam­ment avec Port 2000, avec l’approfondissement du chenal de Rouen, avec la réal­i­sa­tion d’un ter­mi­nal de trans­port com­biné, ou encore comme Mar­seille avec Fos XXL, 3 XL et 4 XL.

L’AIPCN AUX PREMIÈRES LOGES

Plusieurs entreprises membres de l’AIPCN sont impliquées dans les travaux en Amérique centrale et la commission des jeunes professionnels a organisé l’année dernière une mission ouverte à une vingtaine d’entre eux sponsorisée par nombre d’entreprises intervenant sur le chantier de modification de la capacité du canal de Panama, ce qui leur a permis de prendre connaissance du chantier et de tenir un séminaire technique sur les questions d’ingénierie ou de travaux qui se sont posées.

D’autres pro­jets comme le ter­mi­nal méthanier de Dunkerque, comme Calais 2015, comme ceux liés à l’adaptation des ports de Guade­loupe ou de Mar­tinique à la redis­tri­b­u­tion con­séc­u­tive aux nou­velles capac­ités du canal de Pana­ma, illus­trent bien ces efforts constants.

L’AIPCN con­tribue aux amélio­ra­tions de con­cep­tion de ces ouvrages en four­nissant des doc­u­ments de référence qui fig­urent dans les référen­tiels tech­niques des maîtres d’ouvrage.

En témoignent les pub­li­ca­tions pro­posées au cours des qua­tre dernières années, pub­li­ca­tions util­isées dans ces référen­tiels pour les ports : con­cep­tion des chenaux d’accès por­tu­aires ; plans-masse por­tu­aires ; con­cep­tion des ter­minaux à con­teneurs de petite et de moyenne capac­ité ; effets du tsuna­mi dû au grand séisme du nord-est du Japon sur les ports ; guide pour les autorités por­tu­aires sur les ports durables ; étude prélim­i­naire des effets des pro­jets de nav­i­ga­tion et d’infrastructures sur l’environnement ; dra­gages et con­struc­tion por­tu­aire autour des récifs coral­liens, etc.

Une opportunité pour de jeunes talents

Pour de jeunes ingénieurs, le secteur de la nav­i­ga­tion mar­itime et flu­viale con­naît de nom­breuses évo­lu­tions ou inno­va­tions liées en par­tie à la tran­si­tion énergé­tique et aux préoc­cu­pa­tions de dura­bil­ité. Trois exem­ples l’illustreront.

“ Le développement des énergies marines renouvelables concerne les ports ”

Tout d’abord, le développe­ment d’une nou­velle con­cep­tion des ouvrages asso­ciant ingénierie des travaux publics et ingénierie envi­ron­nemen­tale : c’est le con­cept Œuvr­er avec la nature (Work­ing with nature), dévelop­pé par l’AIPCN qui s’efforce, en faisant inter­venir les exi­gences envi­ron­nemen­tales très en amont dans les pro­jets, de rechercher des solu­tions gag­nantes pour l’ensemble des par­ties prenantes, com­bi­nant qual­ité et dura­bil­ité des pro­jets, leur bien-fondé économique et l’amélioration des zones affec­tées par les pro­jets du point de vue des écosys­tèmes concernés.

Il est par exem­ple mis en œuvre pour la con­cep­tion des travaux de pro­longe­ment futur du grand canal mar­itime du Havre.

Ensuite, le développe­ment des éner­gies marines renou­ve­lables con­cerne les ports à la fois parce qu’ils peu­vent servir de base logis­tique arrière pour mon­ter les struc­tures des éoli­ennes ou des hydroli­ennes implan­tées en mer mais aus­si parce que leurs ouvrages peu­vent être util­isés pour abrit­er des groupes houlo­mo­teurs ou des éoli­ennes ter­restres ; les ports espag­nols ou ital­iens, par exem­ple, pour la récupéra­tion de la houle, mais aus­si les ports français dans le cadre du pro­jet de recherche Ema­cop (Éner­gies marines pour des pro­jets côtiers ou portuaires).

Enfin, les pro­jets de ports off­shore pour­ront com­bin­er à terme des instal­la­tions de ter­minaux énergé­tiques flot­tants avec des hubs con­teneurisés à l’instar du pro­jet de port de Venise, comme le prési­dent du port de Venise a eu l’occasion de le présen­ter lors d’une con­férence coor­gan­isée en sep­tem­bre 2014 à Paris par l’AIPCN.

Ain­si, le secteur du trans­port mar­itime et flu­vial asso­cié à celui de ses infra­struc­tures représente une activ­ité en pleine mutation.

Vincent Malfère (96)Vincent Malfère, directeur général adjoint du Grand Port maritime du Havre, peut observer la compétition que se livrent les ports nord-européens, obligeant à innover sans cesse.
« Les autorités portuaires de l’axe Seine, le GPM du Havre, celui de Rouen et Ports de Paris, se sont récemment distingués par la création d’un groupement d’intérêt économique – HAROPA pour HAvre ROuen PAris ou HARbours Of PAris – qui les a vus mettre en commun, à effectif global constant, certaines de leurs fonctions stratégiques (études filières, communication, marketing) ou mieux traiter à l’échelle des trois ports (desserte multimodale, facilitation du passage de la marchandise).
« Avec 120 millions de tonnes de trafic en 2013 et 50 000 emplois implantés sur les seuls ports du Havre et de Rouen, HAROPA constitue le premier ensemble portuaire français et un des premiers nord-européens, en mesure d’offrir à ses clients, chargeurs, logisticiens, armateurs, industriels, des solutions adaptées à leurs problématiques. Les réflexions sont aujourd’hui engagées pour capitaliser sur cette première réalisation en développant une offre de services innovants « haropienne ».
Mais la particularité du positionnement des autorités portuaires est qu’elles ne sont pas seules comptables de la compétitivité d’une place ou d’un ensemble portuaire, et cela plus encore depuis la réforme portuaire de 2008 qui a achevé la transformation de nos tool ports historiques en landlord ports. Elles ont ainsi vocation à animer, encourager la coopération et l’innovation entre des acteurs multiples, publics et privés. C’est ainsi que nous avons développé ou contribué à développer au fil du temps des systèmes d’information performants à destination des navires ou de la marchandise, ou encouragé la mise en place de modes opérationnels nouveaux, comme les « rendez-vous routiers » aujourd’hui en vigueur sur les terminaux havrais.
C’est dans ce croisement permanent entre enjeux d’aménagement du territoire et de développement de l’activité d’une part, et enjeux de performance et de compétitivité d’autre part, que réside tout l’intérêt des métiers au sein des établissements publics portuaires. »

Le canal de SUEZ
Long de 164 kilo­mètres, le canal de Suez a été con­stam­ment agran­di depuis sa créa­tion. © CARABAY — FOTOLIA

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