Bertrand Thirion

Bertrand Thirion (95) La distinction, dans la discrétion

Dossier : TrajectoiresMagazine N°773 Mars 2022
Par Pierre LASZLO

Le cerveau s’examine lui-même : une réal­ité depuis le siè­cle dernier. Ce para­doxe appar­ent nous vient de l’IRM, mag­nifique instru­men­ta­tion, sœur cadette de la RMN. Plus pré­cisé­ment, l’IRM fonc­tion­nelle exam­ine le cerveau, entre autres, dans ses mul­ti­ples préoc­cu­pa­tions ; usant du para­mag­nétisme de l’hémoglobine comme agent de con­traste, elle car­togra­phie les aires cérébrales activées par son apport en sang frais.

Les sciences et la philo

Tel est le vaste et pas­sion­nant domaine de recherche de Bertrand Thiri­on. Comme nom­bre de poly­tech­ni­ciens, il est issu de la bour­geoisie de province (Mâcon), d’une famille catholique, avec un père cap­i­taine dans la marine marchande et deux frères. Le goût des maths était instal­lé dans la famille, une grand-tante les enseignait. Il eut la ten­ta­tion de la phi­lo, avec une note de 20 au bac !

Puis il suiv­it la pré­pa de Ginette, dont il lui reste de fortes ami­tiés, inté­gra en 3/2 et sor­tit dans le corps des Télé­coms (fusion­né avec celui des Mines). L’École lui fut « un jardin d’enfants mer­veilleux ». Il garde un excel­lent sou­venir entre autres des cours de Bas­de­vant, Bour­guignon, Finkielkraut, Neveu. Il y fit des maths surtout, mais tous les enseigne­ments le pas­sion­naient, de la mécanique aux sci­ences humaines et sociales. Il vécut « deux années fan­tas­tiques sur le plateau ».

“La vision lui servit de porte d’entrée
dans la cognition, comme pour beaucoup
de neuroscientifiques.”

L’imagerie cérébrale

Il décou­vrit l’IRM fonc­tion­nelle à la charnière des années 1990–2000, au moment où cette puis­sante méthodolo­gie était en plein développe­ment. Les moyens d’investigation util­isés (sta­tis­tiques clas­siques) étaient insuff­isants pour analyser ces don­nées. Il y avait un intérêt à utilis­er des tech­niques d’apprentissage alors en plein développe­ment : appren­tis­sage non super­visé et super­visé [Olivi­er Faugeras (71) qui fut son directeur de thèse de 2000 à 2003] : « J’ai appris par O. Faugeras en 2002 que l’épicentre du développe­ment de l’imagerie cérébrale en France allait être à Saclay, avec le pro­jet Neu­rospin (qui a débuté en 2007). Je m’en suis donc rap­proché et j’ai alors ren­con­tré Stanis­las Dehaene, un cousin de mon épouse (au ser­vice hos­pi­tal­ier Frédéric Joliot, à Orsay, qui pré­fig­u­rait Neu­rospin) en 2003 : une ren­con­tre à la fois riche – où nous avons esquis­sé des pro­jets nom­breux, dont cer­tains sont encore en cours ! – et frus­trante, car nous par­lions des lan­gages différents. »

Il fal­lut à Bertrand Thiri­on – influ­ence du père, tenir un cap et sen­tir sa lim­ite – balis­er sa voie par­mi les résul­tats con­tra­dic­toires des années 1990–2000. La vision lui servit de porte d’entrée dans la cog­ni­tion, comme pour beau­coup de neu­ro­sci­en­tifiques. C’est d’ailleurs en analysant les illu­sions d’optique que l’on réalise, sou­vent pour la pre­mière fois, que le cerveau con­stru­it ce que l’on perçoit si naturelle­ment. Se posa, bien enten­du, la ques­tion de la sin­gu­lar­ité cérébrale humaine. Com­paré à d’autres espèces comme les macaques, l’homme s’en dis­tingue par une vari­abil­ité plus grande. Nos cerveaux sont très dif­férents les uns des autres. Autre car­ac­téris­tique de notre cerveau, l’introspection vis­i­ble à l’IRM s’y trou­ve surdéveloppée.

Il eut recours à de puis­sants out­ils de recon­nais­sance d’image. Les réseaux de neu­rones, dits con­vo­lu­tion­nels, présen­tent plusieurs couch­es. Une pre­mière image « d’entrée » est soumise à des con­vo­lu­tions, passe par une couche de pool­ing, avant d’émerger dans la couche dénom­mée ful­ly con­nect­ed. Ces out­ils infor­ma­tiques s’apparentent à ceux util­isés pour la recon­nais­sance des visages.

La bosse des maths existe

Bertrand Thiri­on s’engagea dans une col­lab­o­ra­tion intense et fructueuse avec le groupe de Stanis­las Dehaene et de son épouse au Col­lège de France. Il signa des dizaines de pub­li­ca­tions con­sacrées aux divers­es fonc­tions cérébrales. Entré à l’Inria Saclay en 2006, il y fon­da et con­tin­ue à y diriger une équipe de recherche, dénom­mée Par­ié­tal : allu­sion au cor­tex par­ié­tal où s’effectue tant la représen­ta­tion de l’espace que la manip­u­la­tion des nom­bres (la fameuse “bosse des maths”). Mais d’autres régions le fasci­nent aus­si. En pre­mière ligne, le cor­tex tem­po­ral où nichent le lan­gage et la musique.

Cette dernière sus­cite une grande atti­rance chez Bertrand Thiri­on. C’est un mélo­mane, il affec­tionne tout par­ti­c­ulière­ment les quatuors, ces mon­u­ments que sont ceux de Haydn, Beethoven et Bartók.

C’est un homme extrême­ment sym­pa­thique, ouvert et chaleureux, s’exprimant avec aisance à l’écrit comme à l’oral, peut-être surtout pas­sion­né par son méti­er que, sans exagéra­tion, ce grand mod­este invente au fur et à mesure, tout en faisant école.

Poster un commentaire