Symptôme de la crise politique au Liban, l’enquête sur l’explosion survenue au port de Beyrouth le 4 août dernier n’a rien donné

AX Ambassadeur à Beyrouth, Quelle est la situation économique et financière au Liban ?

Dossier : Vie de l'AssociationMagazine N°762 Février 2021
Par Georges SARRAF (89)

Georges Sar­raf (89), Ambas­sadeur AX au Liban, nous livre sa vision de la crise économique et finan­cière qui touche actuelle­ment le Liban.


Les opin­ions exprimées par l’auteur dans cet arti­cle con­cer­nent l’auteur per­son­nelle­ment, et ne reflè­tent pas les opin­ions de PwC ou de Strategy& qui n’assument aucune respon­s­abil­ité à cet égard.


Fadi (le nom a été changé), den­tiste à Bey­routh, a du mal à fix­er ses tar­ifs. Il y a un peu plus d’un an, un sim­ple exa­m­en de rou­tine était fac­turé 100 $ (env­i­ron 85 euros) ou 150 000 livres libanais­es (LL). Mais, depuis octo­bre 2019, la livre a per­du plus de 80 % de sa valeur et la mul­ti­pli­ca­tion du tarif par cinq rendrait le soin hors de portée pour beau­coup de ses patients. Dans une économie et un secteur ban­caire large­ment « dol­lar­isés », les Libanais se retrou­vent aus­si privés de dis­pos­er de leurs comptes ban­caires en devis­es. Le den­tiste coupe la poire en deux avec une presta­tion réé­val­uée à 400 000 LL, soit l’équivalent de 50 $ au taux du marché réel actuel. Pas assez pour cou­vrir le coût des équipements, du matériel et des con­som­ma­bles qui sont pour la plu­part importés. Com­ment en sommes-nous arrivés là ?

Le surendettement

Une telle crise économique et finan­cière survient rarement de nulle part, elle donne des signes avant-coureurs : depuis la fin de la guerre civile, le Liban s’endette pour recon­stru­ire un pays exsangue : de 3 mil­liards de dol­lars en 1992, cette dette atteint, en 2019, près de 90 mil­liards, soit un record mon­di­al à 150–160 % du PIB. Au lieu de con­tribuer à des investisse­ments économiques pro­duc­tifs, cette dette finance essen­tielle­ment des insti­tu­tions éta­tiques aus­si inef­fi­caces que cor­rompues. Gradu­elle­ment, le Liban emprunte pour juste cou­vrir le ser­vice de sa dette qui devient insoutenable.

La balance commerciale déficitaire

À cela s’ajoute un autre prob­lème de taille, le déficit de la bal­ance com­mer­ciale : le Liban importe tout et pro­duit peu. Il faut donc des flux entrants en devis­es pour cou­vrir ce déficit gran­dis­sant. Au fil des années, la dias­po­ra libanaise y con­tribue large­ment, attirée par une cer­taine con­fi­ance dans son pays et surtout par des taux d’intérêt crédi­teurs très attrac­t­ifs. Mais cette con­fi­ance se dégrade à mesure que la sit­u­a­tion poli­tique se pré­carise et que la ges­tion des comptes publics se détéri­ore, entraî­nant une crise de liq­uid­ité dont on ressent les pre­miers signes dès l’année 2016.

La politique monétaire onéreuse

Il y a finale­ment la poli­tique moné­taire onéreuse qui con­siste à main­tenir un taux de con­ver­sion fixe entre la livre libanaise et le dol­lar améri­cain. Pour cela, il faut des réserves con­séquentes à la Banque cen­trale qui s’attèle à attir­er des dépôts venus de l’étranger par le biais de taux d’intérêt crédi­teurs bien au-delà du marché et du risque sys­témique. Les ban­ques se désen­ga­gent gradu­elle­ment de leur rôle de créanci­er du secteur privé pour s’exposer davan­tage à la dette sou­veraine. Fin 2019, les deux tiers des act­ifs des ban­ques finan­cent directe­ment ou indi­recte­ment le train de vie d’un État inef­fi­cace et corrompu.

“La spécificité de la crise libanaise réside dans
la relation quasi incestueuse entre l’État,
la Banque centrale et les banques.”

Crise de confiance

Dans ce con­texte explosif, il faut une étin­celle pour entamer la con­fi­ance. En automne 2019, la sim­ple ten­ta­tive en Con­seil des min­istres d’une taxe sur les appels passés à par­tir de la plate­forme What­sApp fait descen­dre les gens dans la rue dans un con­texte économique déjà morose. Les événe­ments s’enchaînent rapi­de­ment et le Liban déclare en mars 2020 faire défaut sur fond de pandémie.

La spé­ci­ficité de la crise libanaise ne tient pas tant à l’endettement pub­lic exces­sif, ni à un prob­lème de liq­uid­ité, ni même à la chute de sa mon­naie nationale. Cette spé­ci­ficité réside dans la rela­tion qua­si inces­tueuse entre l’État, la Banque cen­trale et les ban­ques, qui a don­né lieu à un sys­tème de Ponzi à dimen­sion nationale. Les con­tre-pou­voirs n’ont pas fonc­tion­né. La gou­ver­nance est faible pour ne pas dire inex­is­tante. Durant les trente dernières années, tous les acteurs y ont trou­vé leurs comptes. Mais, lorsque la con­fi­ance se fis­sure, la chute devient brutale.

Existe-t-il des solutions ?

Le prob­lème libanais reste en valeur absolue par­faite­ment gérable. Les solu­tions aus­si exis­tent : il faut restruc­tur­er un secteur ban­caire dis­pro­por­tion­né, recap­i­talis­er les ban­ques, redy­namiser quelques pans por­teurs de l’économie, intro­duire des réformes struc­turelles dans le secteur de l’électricité (qui plombe les comptes de l’État à hau­teur de
10 à 15 %), des télé­com­mu­ni­ca­tions (nation­al­isé, un mod­èle unique au monde), des achats publics (qui suiv­ent des procé­dures totale­ment archaïques) et de la jus­tice large­ment défail­lante et clien­téliste. Il faut une loi de con­trôle sur les flux de cap­i­taux pour préserv­er les réserves décrois­santes de la Banque cen­trale et garan­tir un traite­ment équitable des déposants. Le taux de change doit être libéral­isé gradu­elle­ment pour sor­tir du taux offi­ciel fixe actuel désuet. Il faut com­bat­tre la cor­rup­tion, dig­i­talis­er les ser­vices publics et réduire la taille exces­sive de l’État alour­di par une quan­tité sig­ni­fica­tive de fonc­tion­naires fantômes.

Le Liban a engagé des pour­par­lers avec le FMI pour une aide, indis­pens­able à tout redresse­ment. Plusieurs pays avec la France en tête ont réitéré à plusieurs repris­es leur sou­tien par le biais de la con­férence Cedre dont le but est de fournir des finance­ments à des travaux d’infrastructure. Encore faut-il que le Liban com­mence ces réformes, con­di­tion préal­able à toute aide inter­na­tionale sérieuse.

Un problème plutôt politique ?

Le Liban ne manque ni d’idées, ni de tal­ents pour remédi­er à sa crise. Mais la clique poli­tique qui tient les rouages du pou­voir depuis plus de trente ans n’a man­i­feste­ment pas la volon­té de faire avancer les choses : depuis plus d’un an aucune réforme n’a eu lieu, les négo­ci­a­tions avec le FMI piéti­nent, le gou­verne­ment est démis­sion­naire depuis l’été 2020 et la nom­i­na­tion d’un nou­veau gou­verne­ment tourne en rond. Même l’enquête sur l’explosion qua­si nucléaire sur­v­enue au port de Bey­routh le 4 août dernier n’a rien don­né. Au Liban, la classe poli­tique fait ce qu’elle sait le mieux, gag­n­er du temps.

Afin d’exécuter un plan de redresse­ment, il faut surtout une équipe gou­verne­men­tale réduite, cohérente et qual­i­fiée. Il fau­dra aus­si qu’elle soit indépen­dante, c’est-à-dire indépen­dante des par­tis et des ingérences étrangères qui les finan­cent. L’intérêt nation­al doit primer sur l’intérêt par­ti­san. Le Liban doit pren­dre ses dis­tances par rap­port aux con­flits régionaux. Mais com­ment don­ner nais­sance à une telle équipe lorsque l’exécutif, le lég­is­latif et le judi­ci­aire restent solide­ment sous l’emprise d’un estab­lish­ment aus­si cor­rompu qu’incompétent et fer­me­ment con­trôlé par le Hezbol­lah ? L’initiative française récente de met­tre en place une équipe effi­cace et mar­quée par deux vis­ites du prési­dent Macron à Bey­routh en a, en quelque sorte, fait les frais.

Une lueur d’espoir

La lueur d’espoir viendrait des élec­tions par­lemen­taires prévues pour 2022. Il fau­dra unir les fronts d’opposition – car aujourd’hui mul­ti­ples – autour d’un pro­gramme com­mun. Il fau­dra aus­si des hommes et des femmes armés de courage et de lead­er­ship pour affron­ter une sit­u­a­tion économique et finan­cière dif­fi­cile. Mais il fau­dra aus­si que les Libanais choi­sis­sent judi­cieuse­ment leurs can­di­dats, en osant le change­ment. C’est une occa­sion qu’il ne faudrait pas manquer !

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