Avant-propos

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Claude HENRY

« Under a sys­tem of per­fect­ly free com­merce, each coun­try nat­u­ral­ly devotes it cap­i­tal and labour to such employ­ments as are most ben­e­fi­cial to each. The pur­suit of indi­vid­ual advan­tage is admirably con­nect­ed with the uni­ver­sal good of the whole. »

David Ricar­do, 1817

Si non seule­ment le com­merce à l’in­térieur des nations et entre nations est par­faite­ment libre, mais si en out­re il n’y a pas dans les économies impliquées de dis­tor­sions comme, par exem­ple, des obsta­cles à la con­cur­rence, des gaspillages de ressources (naturelles en par­ti­c­uli­er), des sub­ven­tions publiques faus­sant les prix, etc., alors la pre­mière phrase de Ricar­do n’est pas moins per­ti­nente aujour­d’hui qu’elle l’é­tait dans l’Eu­rope du début du XIXe siè­cle. Elle implique que les véri­ta­bles avan­tages du libre-échange doivent être cher­chés dans des accords mul­ti­latéraux (aujour­d’hui sous l’égide de l’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale du com­merce), et non dans des accords bilatéraux qui, tout en lev­ant cer­tains obsta­cles, en créent d’autres plus gênants, y com­pris pour les sig­nataires des accords. C’est ce que Patrick Messer­lin analyse et établit dans son article.

La sec­onde phrase de Ricar­do est beau­coup plus ambiguë. Comme le souligne Joseph Stiglitz dans son arti­cle si toutes les nations sont gag­nantes à l’échange mul­ti­latéral, au moins dans les con­di­tions idéales rap­pelées ci-dessus, rien ne garan­tit que tous les indi­vidus com­posant ces nations eux aus­si soient spon­tané­ment gag­nants. Il y a des per­dants et des gag­nants, et comme le rap­pelle Stiglitz les per­dants sont plutôt du côté du tra­vail et les gag­nants du côté du cap­i­tal. Per­dants et gag­nants sont iden­ti­fiés par Lar­ry Sum­mers, ancien secré­taire au Tré­sor de l’Ad­min­is­tra­tion Clin­ton, et pro­fesseur à Har­vard, dans un arti­cle pub­lié dans le Finan­cial Times du 30 octo­bre 2006 (The Glob­al Mid­dle Cries out for Reas­sur­ance) : « The eco­nom­ic log­ic of free, glob­alised, tech­no­log­i­cal­ly sophis­ti­cat­ed cap­i­tal­ism may well be to shift more wealth to the very rich­est and some of the very poor­est in the world, while squeez­ing peo­ple in the mid­dle. »

C’est effec­tive­ment ce qu’on observe depuis une ving­taine d’an­nées : des cen­taines de mil­lions d’Asi­a­tiques sont sor­tis de la pau­vreté ou au moins, pour une par­tie d’en­tre eux, de la pau­vreté extrême, tan­dis qu’on a assisté en Amérique et en Europe à un for­mi­da­ble trans­fert de revenus depuis ceux qui vendent (ou cherchent à ven­dre) un tra­vail peu ou moyen­nement qual­i­fié vers ceux qui vendent un tra­vail très qual­i­fié (en par­ti­c­uli­er de ges­tion) et ceux qui pos­sè­dent le cap­i­tal : c’est presque 10 % de la total­ité des revenus qui ont ain­si été trans­férés, l’ef­fet se répé­tant évidem­ment année après année.

Cepen­dant, ces trans­ferts sont dus à la fois à la mon­di­al­i­sa­tion des échanges et aux trans­for­ma­tions tech­nologiques, mis­es en œuvre dans le con­texte de mon­di­al­i­sa­tion (en par­ti­c­uli­er les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, et les trans­ports mar­itimes). L’ef­fec­tif de l’ar­mée de réserve, pour repren­dre l’ex­pres­sion de Karl Marx, que le cap­i­tal peut pro­gres­sive­ment mobilis­er est de l’or­dre de 2,5 mil­liards d’in­di­vidus ; cela dépré­cie évidem­ment les tra­vailleurs améri­cains et européens, d’abord les plus sub­sti­tu­ables, puis les autres par con­ta­gion de la con­cur­rence pour occu­per les emplois qui n’ont pas encore été délo­cal­isés ou ne peu­vent pas l’être ; n’y échap­pent que ceux qui d’une manière ou d’une autre sont irrem­plaçables, les plus favorisés étant ceux que le fonc­tion­nement mon­di­al­isé de l’é­conomie rend encore plus recher­chés qu’auparavant.

Ce sont sou­vent les mêmes que les trans­for­ma­tions tech­nologiques d’une part, la mon­di­al­i­sa­tion des échanges d’autre part, ten­dent à défa­voris­er ou au con­traire à favoris­er. Les trans­for­ma­tions tech­nologiques défa­vorisent en effet les tra­vailleurs aux­quels les nou­velles tech­nolo­gies se sub­stituent, et plus générale­ment ceux dont les précé­dents, une fois licen­ciés, peu­vent pren­dre la place ; elles favorisent ceux dont les com­pé­tences à la fois sont dif­fi­ciles à acquérir et sont com­plé­men­taires des nou­velles tech­nolo­gies ; enfin, les nou­velles tech­nolo­gies con­fèrent au cap­i­tal une aug­men­ta­tion nette de valeur. Jusqu’à présent il n’a pas été pos­si­ble de déter­min­er les parts de respon­s­abil­ité respec­tives de la mon­di­al­i­sa­tion des échanges et des trans­for­ma­tions tech­nologiques dans la nou­velle struc­ture de dis­tri­b­u­tion des revenus (en y inté­grant bien sûr les effets de la redis­tri­b­u­tion des emplois, et notam­ment des pertes d’emploi).

Il n’y a en revanche guère de doute quant à la respon­s­abil­ité de la mon­di­al­i­sa­tion des échanges dans l’ag­gra­va­tion de la pau­vreté au sein des pays les plus pau­vres, africains en par­ti­c­uli­er. Ricar­do ferait immé­di­ate­ment observ­er que ce n’est pas le fait de la libéra­tion des échanges, mais d’une mon­di­al­i­sa­tion qui expose les économies des pays pau­vres à une con­cur­rence manip­ulée par les pays rich­es. Jean-Marie Fardeau mon­tre com­ment cela a entraîné mis­ère rurale, émi­gra­tion vers des bidonvilles en con­stante crois­sance, et déstruc­tura­tion des sociétés con­cernées ; il indique aus­si des voies de sor­tie de cette sit­u­a­tion. L’une d’elles, sans doute pas pri­or­i­taire, mais très impor­tante en deux­ième ligne, est analysée par Serge Tchu­ruk.

Bien que la sit­u­a­tion en Afrique représente sans doute l’échec le plus grave — échec auquel ont con­tribué la Banque mon­di­ale et le Fonds moné­taire inter­na­tion­al — de la mon­di­al­i­sa­tion des échanges, il ne la men­ace guère. La sen­si­bil­ité des élus améri­cains à la frus­tra­tion des class­es moyennes pour­rait avoir plus d’ef­fet ; mais il fau­dra compter avec la pres­sion en sens con­traire qu’ex­erceront les dirigeants et cadres supérieurs des grandes entre­pris­es améri­caines : ils ont tant à per­dre. La véri­ta­ble men­ace est dans la dynamique même du sys­tème. Cette dynamique épuise la Chine et des pays asi­a­tiques comme l’In­donésie, qui imi­tent la Chine et lui font de plus en plus con­cur­rence pour l’im­plan­ta­tion d’en­tre­pris­es étrangères ; et elle se traduit par une accu­mu­la­tion inces­sante de créances sur les États-Unis, accu­mu­la­tion qui a toutes les chances de débouch­er sur une rup­ture à laque­lle les créanciers auront encore plus à per­dre que les débiteurs.

La Chine, l’In­donésie et quelques autres pays entraînés dans la même dynamique ne réalisent des taux de crois­sance appar­ente très élevés qu’au prix d’une dégra­da­tion non con­trôlée et non compt­abil­isée de leurs ressources naturelles, dégra­da­tion suff­isam­ment rapi­de et irréversible pour devenir un frein à la crois­sance. Con­sid­érons le cas de la Chine1, avec ses ter­res arables emportées par l’éro­sion ou par l’ur­ban­i­sa­tion et l’in­dus­tri­al­i­sa­tion, ses fleuves et ses riv­ières qui sont de plus en plus sou­vent à sec quand ils ne sont pas en crue, ses sols empoi­son­nés par des résidus chim­iques ; l’air et l’eau y sont par­mi les plus pol­lués du monde, mais ce sont des pol­lu­tions qui sont en principe réversibles, sauf pour ce qui est des mal­adies induites. Pour ampli­fi­er encore ces prob­lèmes, la Chine est un des pays les plus vul­nérables aux effets du change­ment cli­ma­tique, auquel elle est par ailleurs en passe de devenir le pre­mier con­tribu­teur au monde.

Tous ces gaspillages et ces dom­mages, la Chine les accepte pour soutenir une crois­sance qui, à tra­vers un excès d’é­pargne, ali­mente un excès d’ac­cu­mu­la­tion de cap­i­tal et un excès d’ac­cu­mu­la­tion de pou­voir d’achat non exer­cé (sauf sous forme de bons du Tré­sor des États-Unis) sur le reste du monde, en pre­mier lieu les États-Unis pour près de 1 000 mil­liards de dol­lars, soit un quart de la dette publique améri­caine détenue par des non-Améri­cains. De cette crois­sance la pop­u­la­tion chi­noise prof­ite donc trop peu, en dépit de l’im­pres­sion que peut don­ner la prospérité d’une minorité nom­breuse en effec­tifs abso­lus, mais beau­coup moins en pour­cent­age de la pop­u­la­tion chi­noise. C’est une dynamique de crois­sance embar­ras­sante pour les parte­naires com­mer­ci­aux, insat­is­faisante pour la majorité de la pop­u­la­tion chi­noise, et con­duisant à une crise écologique à moins que n’é­clate d’abord une crise finan­cière. Trop peu auto­cen­trée — les entre­pris­es étrangères y sont pour beau­coup — la crois­sance chi­noise est vul­nérable à un dérè­gle­ment de la mon­di­al­i­sa­tion des échanges, dérè­gle­ment qu’elle aura con­tribué à provo­quer. Comme le mon­tre Erwann Michel-Ker­jan, la mon­di­al­i­sa­tion est mul­ti­forme ; elle con­cerne les crises autant que les échanges. Elle est de ce fait intrin­sèque­ment instable.

Nous sommes loin des con­di­tions, celles de l’Eu­rope du début du XIXe siè­cle, qui ont inspiré à Ricar­do sa théorie de la réal­i­sa­tion des avan­tages com­para­t­ifs par le libre-échange ; les maîtres con­tem­po­rains de l’analyse des rela­tions économiques inter­na­tionales, Paul Samuel­son, Mau­rice Allais, Jagdish Bagh­wati, Paul Krug­man, l’ont bien vu. Philippe Her­zog mon­tre que ces con­di­tions ne sont en revanche pas rad­i­cale­ment dif­férentes de celles qui jus­ti­fient une exten­sion des mécan­ismes de l’actuel grand marché de l’U­nion européenne à la plu­part des ser­vices. Mais cer­tains ser­vices, qu’on appelle en France publics, relèvent de préoc­cu­pa­tions et de logiques qui ne sont pas pure­ment d’or­dre économique. Philippe Her­zog cherche à définir pour eux une approche adap­tée, qui soit com­prise et accep­tée dans l’ensem­ble de l’U­nion. C’est aus­si de l’ar­tic­u­la­tion d’une approche com­mer­ciale avec des approches de nature essen­tielle­ment dif­férente, en l’oc­cur­rence cul­turelle ou sci­en­tifique, que traite Claude Hen­ry dans son article.

La mon­di­al­i­sa­tion des échanges ouvre donc des per­spec­tives, et crée des prob­lèmes, qui la dépassent sin­gulière­ment. À cer­tains égards, elle est assez mal engagée : elle tarde à pren­dre en compte ses impacts sur les équili­bres écologiques de la planète, et elle est exposée à des rup­tures dont elle fab­rique elle-même les con­di­tions de déclenche­ment. Cepen­dant, des fac­teurs sta­bil­isa­teurs appa­rais­sent, insuff­isam­ment encore : la dif­fu­sion pro­gres­sive au sein des pop­u­la­tions asi­a­tiques et, dans une moin­dre mesure, lati­no-améri­caines, des revenus de la crois­sance économique ; et en Europe (par­ti­c­ulière­ment en Alle­magne) comme en Amérique, une meilleure artic­u­la­tion des délo­cal­i­sa­tions et du développe­ment local, avec notam­ment le retour d’en­tre­pris­es délo­cal­isées qui ont décou­vert l’im­por­tance de l’in­ser­tion dans un territoire.

Quant aux équili­bres écologiques, on n’en est encore qu’aux déc­la­ra­tions d’in­ten­tions. Si on prend au sérieux celles du Prési­dent chi­nois Hu Jin­tao, dans un dis­cours offi­ciel pronon­cé le 27 décem­bre 2006, « Le développe­ment économique et l’en­vi­ron­nement sont égale­ment impor­tants ; main­tenant l’en­vi­ron­nement doit être placé en tête », il y a peut-être lieu de ne pas désespérer.

1. On the Prin­ci­ples of Polit­i­cal Econ­o­my and Tax­a­tion, Chapitre : On For­eign Trade. L’ar­ti­cle de Jim Yard­ly, A Trou­bled Riv­er Mir­rors Chi­na’s Path to Moder­ni­ty, dans le New York Times du 18 novem­bre 2006, relate une impres­sion­nante descente aux enfers du fleuve Jaune.

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