Sortie en 2017, la Tesla Model 3, est conçue comme un ordinateur, avec son écran tactile 21 pouces et ses calculateurs centralisés.

L’industrie automobile, du hardware au software

Dossier : AutomobileMagazine N°765 Mai 2021
Par Jean-Marc HOLL (86)

Les con­struc­teurs d’au­to­mo­biles doivent-ils pour sur­vivre devenir des géants de la Tech ? Ils sont en tout cas vio­lem­ment con­cur­rencés par les géants de la Tech qui investis­sent dans l’automobile. Un nou­veau monde se révèle et il y aura des morts !

Pourquoi le soft­ware va dévor­er le monde ? C’est le titre prophé­tique d’un essai sor­ti en août 2011 dans le Wall Street Jour­nal. L’auteur, Marc Andreessen, est l’un des plus influ­ents investis­seurs de la Sil­i­con Val­ley. Selon lui, nous allions vivre une révo­lu­tion tech­nologique et économique mas­sive au cours de laque­lle les entre­pris­es de soft­ware étaient des­tinées à s’emparer de larges pans de l’économie. Dix ans plus tard, sa pré­dic­tion est en train de se réalis­er sous nos yeux. Apple vend plus de mon­tres que toute l’industrie hor­logère suisse, après avoir détru­it, pra­tique­ment à lui seul, les acteurs his­toriques de la pho­togra­phie et du télé­phone. Le marché pub­lic­i­taire est dom­iné par Google, Face­book et Aliba­ba. L’industrie musi­cale, l’édition, la presse ont égale­ment été totale­ment bouleversées.


REPÈRES

C’est très dis­crète­ment que le logi­ciel a fait son entrée dans la voiture, apporté par des four­nisseurs par la petite porte ou, plus exacte­ment, sous le capot. Dès 1969, la Volk­swa­gen 1600 est le pre­mier véhicule de série équipé du sys­tème D‑Jetronic, une injec­tion élec­tron­ique dévelop­pée par la firme Bosch. La tech­nolo­gie est, dans un pre­mier temps, réservée à des mod­èles sportifs ou haut de gamme. En 1973, la Cit­roën SM est l’un des pre­miers mod­èles français équipés d’injection élec­tron­ique. Les cal­cu­la­teurs moteurs met­tront dix ans à s’imposer, sous la pres­sion des régle­men­ta­tions d’émissions européennes sans cesse plus sévères, qui finiront par sign­er l’arrêt de mort du bon vieux carburateur. 


Un défi pour l’industrie automobile

L’industrie auto­mo­bile s’est longtemps cru à l’abri de cette vague de destruc­tion créa­trice. Certes, depuis plus de cinquante ans, le logi­ciel a pro­gres­sive­ment grig­noté toutes les fonc­tions du véhicule. Mais les con­struc­teurs avaient jusqu’ici sous-traité cette com­plex­ité à leurs four­nisseurs. Ceux-ci ont su tir­er prof­it de leur avance tech­nologique en pro­duisant des com­posants inté­grant hard­ware et soft­ware. La maîtrise tech­nologique des moteurs ther­miques a tou­jours con­sti­tué une bar­rière à l’entrée du secteur auto­mo­bile, qua­si infran­chiss­able pour de nou­veaux acteurs. L’irruption de Tes­la mon­tre que cette bar­rière tombe avec l’électrification. Dans le même temps, le développe­ment de sys­tèmes de con­duite autonome va requérir une maîtrise du développe­ment logi­ciel, qui est peut-être dev­enue hors de portée des indus­triels his­toriques du secteur. Les géants de la Tech ont aujourd’hui un pied dans le monde de l’automobile et tout un écosys­tème de start-up débar­que en force, soutenu par la puis­sance finan­cière des fonds de cap­i­tal-risque. Pour ne pas se faire avaler tout cru, les con­struc­teurs d’au­to­mo­biles vont devoir appren­dre de nou­veaux métiers, ceux du logi­ciel et de la data. Ils devront aus­si faire preuve d’humilité et dévelop­per leur agilité. Les con­struc­teurs d’au­to­mo­biles peu­vent-ils devenir des géants de la Tech ? Et les géants de la Tech, veu­lent-ils devenir à leur tour des con­struc­teurs d’au­to­mo­biles ? Il sem­blerait que cette révo­lu­tion soit pos­si­ble, mais le suc­cès est loin d’être garan­ti. Les dix années à venir seront déci­sives… et passionnantes !

Full Self-Driving de Tesla.
Le Micro­processeur de l’Autopilot du Mod­el 3 a été dévelop­pé en interne par Tes­la, à l’image de ce Apple a fait pour la nou­velle généra­tion de Mac Book.

Comment la voiture est devenue un ordinateur sur roues

À côté de l’injection élec­tron­ique, la sécu­rité a été un levi­er du développe­ment de l’électronique et du soft­ware embar­qués. L’airbag et l’ABS – le sys­tème antiblocage de roues – se sont général­isés dans les années 1990 sous l’impulsion notam­ment de Vol­vo, suiv­is par les régu­la­teurs de vitesse. Le con­duc­teur béné­fi­cie aujourd’hui d’aides élec­tron­iques sans cesse plus sophis­tiquées. Freinage d’urgence, aide au park­ing, au dépasse­ment, alerte d’endormissement, les sys­tèmes d’assistance à la con­duite se mul­ti­plient. Ces ADAS – Advanced Dri­ving Assis­tance Sys­tems – néces­si­tent tou­jours plus de cap­teurs, de caméras, de radars, de cal­cu­la­teurs et encore plus de logi­ciels. La con­duite autonome est la prochaine cible et requiert une maîtrise tech­nologique telle que même le géant Google peine à y arriv­er. « Met­tre au point un véhicule autonome demande un boulot incroy­able », déclare aujourd’hui le patron de sa fil­iale Waymo.

Avec l’avènement de la nav­i­ga­tion et du mul­ti­mé­dia, les écrans tac­tiles gar­nissent les planch­es de bord, accom­pa­g­nés de processeurs graphiques de plus en plus puis­sants. La plu­part des fonc­tions sont à présent gérées par des cal­cu­la­teurs élec­tron­iques, dont on en compte plusieurs dizaines sur les véhicules actuels. « Nous avons vrai­ment conçu le Mod­el S comme un ordi­na­teur roulant très sophis­tiqué », proclame Elon Musk en mars 2015, « Tes­la est, en grande par­tie, une entre­prise de soft­ware de la Sil­i­con Val­ley ». Le véhicule béné­fi­cie d’une mise à jour à dis­tance du logi­ciel, avec de nou­velles fonc­tion­nal­ités, à l’instar de ce qu’Apple pra­tique sur ses iPhones. Ain­si, en octo­bre 2015, les clients de Tes­la se voient-il pro­pos­er de télécharg­er la nou­velle ver­sion de l’OS – Oper­at­ing Sys­tem – de leur véhicule et une nou­velle fonc­tion­nal­ité est au menu : « Votre Autopi­lot est arrivé », annonce le blog de la marque.

Vous ne pouvez pas juste appuyer sur un bouton et devenir une entreprise de software

Les mal­heurs de Volk­swa­gen vers l’électrification sont exem­plaires. « Nous avons peut-être sous-estimé l’ampleur de la tâche », recon­naît Karsten Michels, l’ingénieur en chef du pro­jet chez Con­ti­nen­tal. C’est à ce four­nisseur his­torique que Volk­swa­gen avait demandé de coor­don­ner les 19 parte­naires impliqués dans le développe­ment de l’ICAS1, le nou­v­el ordi­na­teur cen­tral de l’ID3. Cette dépen­dance vis-à-vis des four­nisseurs de pre­mier rang est aujourd’hui remise en ques­tion. « Nous nous sommes tous plus ou moins endormis, et non seule­ment l’industrie auto­mo­bile, mais en par­ti­c­uli­er les four­nisseurs », dira Peter Mertens, l’ancien patron de la R & D chez Audi. « J’ai pris de mau­vais­es déci­sions. Nous avons trop fait con­fi­ance à nos four­nisseurs, en espérant qu’ils allaient nous apporter la solu­tion, d’une manière ou d’une autre. » Arrivé à la tête du groupe Volk­swa­gen en avril 2018, Her­bert Diess décide de dévelop­per 60 % du logi­ciel en interne dans sa nou­velle entité Car.Software qui regroupera 5 000 développeurs. De son côté, après le rachat des activ­ités d’Intel en France en 2017, le Groupe Renault vient de créer sa Soft­ware Fac­to­ry. Mer­cedes veut « rem­plac­er les coûts des four­nisseurs par des employés, des bâti­ments et des coûts infor­ma­tiques », comme l’annonce son patron, Ola Käl­le­nius. Pour sa future plate­forme, le con­struc­teur de Stuttgart dévelop­pera le logi­ciel en interne, avec un nou­veau parte­naire, le con­cep­teur de proces­sus graphiques Nvidia. « La clé est de rem­plac­er un ensem­ble de cal­cu­la­teurs éparpil­lés dans le véhicule, ain­si que des douzaines, voire des cen­taines d’applications, afin de tout cen­tralis­er », explique Dan­ny Shapiro, patron de la divi­sion auto­mo­tive de Nvidia. « Cela est extrême­ment com­plexe avec une voiture. […] Vous ne pou­vez pas juste appuy­er sur un bou­ton et devenir une entre­prise de software. »

“Tesla a pris plus de six ans d’avance sur ses concurrents allemands.

Révolution culturelle

Sur ce ter­rain, Tes­la a pris plus de six ans d’avance sur ses con­cur­rents alle­mands avec le Mod­el 3, sor­ti fin 2017. Qua­tre cartes élec­tron­iques cen­tralisent la plu­part des cal­cu­la­teurs du véhicule. Ain­si, la plu­part des fonc­tions peu­vent être pro­gram­mées et recon­fig­urées à dis­tance. Cette archi­tec­ture, en totale rup­ture avec celle de ses con­cur­rents, va pro­gres­sive­ment être adop­tée par l’ensemble des con­struc­teurs. La voiture devient véri­ta­ble­ment un ordi­na­teur sur roues et sa con­cep­tion évolue large­ment vers le développe­ment logi­ciel. Cette voiture-ordi­na­teur pro­duit aus­si des mil­liers de don­nées, grâce aux nom­breux cap­teurs, radars et autres caméras embar­qués dans le véhicule. C’est ain­si que l’automobile entre dans l’ère de la don­née mas­sive, le fameux big data. L’architecture cen­tral­isée et la con­nec­tiv­ité, bien­tôt en 5G, per­me­t­tent de faire remon­ter dans le cloud des vol­umes mas­sifs de don­nées qui vont ali­menter la con­cep­tion des véhicules. Ain­si Tes­la utilise déjà les don­nées des véhicules de ses clients pour met­tre au point ses algo­rithmes de con­duite automa­tique. La voiture pour­ra ain­si appren­dre à par­tir de ses pro­pres don­nées, amélior­er ses presta­tions et les per­son­nalis­er en con­nais­sant mieux son con­duc­teur. Les mar­ques vont pou­voir pro­pos­er des ser­vices per­son­nal­isés de la main­te­nance, de l’assurance ou du finance­ment, en s’appuyant sur la con­nais­sance de l’usage réel du véhicule. Les villes pour­ront dis­pos­er en temps réel de don­nées de cir­cu­la­tion, tan­dis que les météorol­o­gistes sauront où il pleut en détec­tant l’activation des essuie-glaces.

Le nouveau pétrole de la voiture

La don­née est-elle un nou­veau pét­role, un nou­v­el eldo­ra­do ? Les don­nées con­stituent bel et bien un act­if stratégique pour chaque con­struc­teur qui seul en détient l’accès. Pour raf­fin­er ce pét­role, il lui faut con­stru­ire en interne des pipelines de traite­ment de don­nées capa­bles d’absorber en temps réel des mil­lions de gigaoctets par jour. De solides com­pé­tences en data ingénierie et data sci­ence sont indis­pens­ables. Une révo­lu­tion est en marche pour ces con­struc­teurs qui doivent se trans­former en entre­pris­es de développe­ment logi­ciel et devenir des data com­pa­nies. Le défi est tech­nologique, il est surtout cul­turel et humain. Pour attir­er, dévelop­per, retenir les nou­veaux tal­ents, la cul­ture d’entreprise doit s’adapter, se trans­former en pro­fondeur. Agilité, méri­to­cratie, autonomie des équipes et des indi­vidus, appren­tis­sage per­ma­nent, lignes hiérar­chiques réduites sont les car­ac­téris­tiques déter­mi­nantes dans les entre­pris­es de la Tech. 

Une transformation entamée

Les groupes de l’au­to­mo­bile ont d’abord cher­ché à créer de petites unités agiles et autonomes, afin de créer un envi­ron­nement plus accueil­lant et proche des codes du monde de la Tech. Dans ce reg­istre, Renault a lancé sa fil­iale Renault Dig­i­tal, PSA a con­stru­it une Data Fac­to­ry. Volk­swa­gen et Mer­cedes ont créé des hubs de développe­ment à Lis­bonne, Berlin ou encore dans la Sil­i­con Val­ley. L’idée est sim­ple : aller chercher les tal­ents là où ils se trou­vent actuelle­ment. Ces ini­tia­tives ont per­mis aux con­struc­teurs d’amorcer leur trans­for­ma­tion. Elles res­teront pour­tant sans impact durable, à moins de pass­er à l’échelle. Car c’est bien toute la cul­ture de ces entre­pris­es qui doit évoluer. En effet, le logi­ciel a ceci de par­ti­c­uli­er que les cycles de développe­ment se rac­cour­cis­sent dras­tique­ment. Les déci­sions se pren­nent rapi­de­ment et les pro­duits sont actu­al­isés en per­ma­nence, par itéra­tions suc­ces­sives, en s’appuyant sur le feed­back en temps réel que per­met la data. Dès lors, le man­age­ment et les équipes dirigeantes doivent adapter leur style et leur mode de fonc­tion­nement et accueil­lir des pro­fils Tech qui intè­grent cette cul­ture et en maîtrisent les codes.


Les malheurs de VW

En sep­tem­bre 2015, le Diesel­gate frappe de plein fou­et Volk­swa­gen. Au pre­mier plan de ce scan­dale, une affaire de logi­ciel truqué qui fini­ra par coûter au groupe alle­mand plus de 30 mil­liards d’euros. Cette affaire met sin­gulière­ment en lumière l’importance qu’a prise le logi­ciel dans l’industrie auto­mo­bile. Sous pres­sion, l’entreprise décidera d’investir 50 mil­liards d’euros pour créer sa nou­velle plate­forme élec­trique MEB – Mod­u­lar elec­tric dri­ve matrix. Cinq ans après, les résul­tats sont mit­igés. Certes Volk­swa­gen a bon­di au deux­ième rang des ventes de véhicules élec­triques, juste der­rière Tes­la. Mais le lance­ment de l’ID3, le nou­veau mod­èle élec­trique, a été retardé plusieurs fois à cause de retards suc­ces­sifs dans la mise au point du logi­ciel. Les pre­miers véhicules sor­tiront avec un logi­ciel incom­plet, les clients devant effectuer une mise à jour après la livrai­son. Cette opéra­tion ne se fera pas à dis­tance : les clients lais­seront leur véhicule dans un ate­lier de la mar­que afin qu’il y passe la nuit…


Véhicule électrique ET7 de Nio
Le mod­èle ET7 de la nou­velle mar­que chi­noise de NIO, start-up EV en con­cur­rence directe avec Tes­la qui est val­orisée aujourd’hui à 70 Mil­liards de Dollars.

Un nouveau monde

« Les con­struc­teurs plus con­ven­tion­nels doivent adapter leur approche, leur appareil pro­duc­tif, créatif, à un nou­veau monde », résume le patron de Stel­lan­tis Car­los Tavares. « On accepte l’idée que le monde de l’automobile et de la mobil­ité va chang­er. Il faut qu’on se pré­pare à créer une entre­prise qui est aujourd’hui un pro­duc­teur de véhicules qui intè­gre de la tech­nolo­gie, à devenir une boîte Tech qui intè­gre des véhicules. Il faut piv­ot­er », con­state de son côté le nou­veau patron du Groupe Renault, Luca de Meo. En 1999, lors d’une con­férence au Comdex de Las Vegas, Bill Gates déclarait que « si Gen­er­al Motors avait con­tin­ué à pro­gress­er comme l’industrie infor­ma­tique l’a fait, nous con­duiri­ons tous des voitures qui coûteraient 25 $ et con­som­meraient 1/4 de litre aux 100 km. » Jack Welch, à l’époque patron de GM, Gen­er­al Motors, lui fit une réponse humoris­tique, déclarant que dans ce cas « la voiture tomberait en panne deux fois par jour sans rai­son appar­ente, l’airbag deman­derait “Êtes-vous sûr ?” avant de se déclencher et vous auriez à appuy­er sur “Démar­rer” pour étein­dre le moteur ». Cette anec­dote est symp­to­ma­tique de l’état d’esprit de deux mon­des qui se sont longtemps ignorés. Aujourd’hui ces deux mon­des appren­nent à se con­naître et à tra­vailler ensem­ble pour créer le nou­veau monde de la mobil­ité. Les ingénieurs en auto­mo­bile, pétris de cul­ture mécanique et adeptes du zéro défaut appren­nent le code, le machine learn­ing et le fail fast, learn fast. Les développeurs, de leur côté, apprivoisent les lour­deurs d’une indus­trie aux mul­ti­ples con­traintes, où le hard­ware reste essentiel.

Les cartes sont rebattues et de nou­veaux acteurs appa­rais­sent. Tan­dis que la Chine veut ravir à l’Allemagne le lead­er­ship auto­mo­bile avec de nou­velles mar­ques ambitieuses comme Nio ou Byton, la Sil­i­con Val­ley finance un essaim de start-up autour de la mobil­ité. Apple serait en train de relancer son pro­jet Titan pour dévelop­per son Apple Car que la rumeur annonce pour 2024. Ama­zon a investi avec Ford dans la start-up de véhicules élec­triques Riv­ian. Quant à Microsoft, il vient d’investir dans Cruise, la start-up de con­duite autonome con­trôlée par… Gen­er­al Motors. Ce paysage en mou­ve­ment offre peut-être une belle occa­sion pour l’industrie auto­mo­bile française et la French Tech. Un écosys­tème très dynamique existe dans le pays autour du numérique et de la data. La créa­tiv­ité, l’innovation et le niveau tech­nologique des ingénieurs français sont des atouts indé­ni­ables. De nou­veaux busi­ness sont à inven­ter, de nou­velles mar­ques peu­vent exister. 

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