La recherche étouffée par la bureaucratie

Dossier : L’administrationMagazine N°682 Février 2013
Par Pierre LASZLO

REPÈRES
Le rap­port publié en avril 2004 par l’Académie des sciences sur la « Struc­ture de la recherche publique en France » com­men­çait ain­si : « La recherche fran­çaise est en crise. »

REPÈRES
Le rap­port publié en avril 2004 par l’Académie des sciences sur la « Struc­ture de la recherche publique en France » com­men­çait ain­si : « La recherche fran­çaise est en crise. »
Huit ans plus tard, le nou­veau rap­port adop­té le 25 sep­tembre 2012 constate que la crise per­dure : « Depuis plus de huit ans, de nom­breuses modi­fi­ca­tions ont été appor­tées par le légis­la­teur et les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments qui se sont suc­cé­dé ; toutes ont contri­bué à rendre de plus en plus com­plexes les struc­tures de la recherche publique en France en accu­mu­lant de nou­velles stra­ti­fi­ca­tions qui rendent de moins en moins lisible le monde de la recherche, tant pour les acteurs eux-mêmes, que pour les déci­deurs et les citoyens » (http://www.academie-sciences.fr/ activite/rapport/rads0912.pdf).

À décou­vrir le rap­port de l’Académie des sciences, on se retrouve en ter­rain hélas fami­lier. Les recom­man­da­tions sont, elles aus­si, sans sur­prise : sim­pli­fier la ges­tion et les struc­tures de la recherche publique ; sup­pri­mer l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supé­rieur (AERES) ; rem­pla­cer les trois conseils exis­tants par un seul haut conseil de la recherche et de l’enseignement supé­rieur ; assu­rer un finan­ce­ment équi­li­bré des labo­ra­toires et ins­ti­tuts de recherche ; amé­lio­rer l’attractivité des métiers de la recherche.

Un sys­tème où la dépense prin­ci­pale est consti­tuée par les salaires

À l’examen de ces 58 pages, je ne peux néan­moins résis­ter à citer tel ou tel diag­nos­tic, tant leur accu­mu­la­tion est préoccupante.

« Les cher­cheurs [passent] un temps de plus en plus grand à rem­plir de trop nom­breux for­mu­laires qui nour­rissent des « cime­tières à infor­ma­tions » dont la taille semble seule­ment limi­tée par celle des ser­veurs qui hébergent ces for­mu­laires une fois remplis. »

Cher­cheurs au Smig
Évo­quant le sta­tut déplo­rable du cher­cheur, le rap­port note : « On offre typi­que­ment à des nor­ma­liens ou poly­tech­ni­ciens par­mi les plus brillants de leurs géné­ra­tions et qui, après des années d’effort et de com­pé­ti­tion, réus­sissent enfin à ren­trer au CNRS au niveau CR2, un salaire à peine au-des­sus du Smig, et la plu­part du temps, infé­rieur de 10% à 30% au salaire qu’ils avaient comme post­docs à l’étranger. »

Au CNRS, le rap­port de la masse sala­riale à la dota­tion de l’État (MS/DE) était de 47 % en 1960, 74% en 1980 et 84% en 2010 : « Le CNRS est tota­le­ment asphyxié. » Consé­quence : « Un sys­tème où l’emploi scien­ti­fique est per­ma­nent et fonc­tion­na­ri­sé, et où la dépense prin­ci­pale est consti­tuée par les salaires. »

« Le fait de par­ti­ci­per à de grands ensembles scien­ti­fiques n’est pas une néces­si­té pour être com­pé­ti­tif. […] À l’étranger comme en France, ce sont de petites struc­tures qui récoltent les prix Nobel. » Les LABEX (labo­ra­toires d’excellence) créés dans le cadre du pro­gramme Inves­tis­se­ment d’avenir consti­tuent des « regrou­pe­ments arti­fi­ciels de groupes ».

« Trop d’universités au cours des vingt à trente der­nières années ont lar­ge­ment dépas­sé les 70 à 90% de recru­te­ment de can­di­dats locaux. »

Exception française

Le rap­port de l’Académie n’aborde pas la ques­tion des men­ta­li­tés, pour­tant à mon sens déter­mi­nante. Les dif­fé­rences cultu­relles créent une excep­tion française.

Une ins­ti­tu­tion gan­gre­née par le copinage.
© Key Graphic

On en connaît les carac­té­ris­tiques : le recru­te­ment local par les uni­ver­si­tés, qui sévit depuis des lustres ; le refus indi­gné de la pré­ca­ri­té, même en début de car­rière ; l’esprit fonc­tion­naire dénon­cé par Phi­lippe d’Iribarne qui évoque « les appren­tis-cher­cheurs qui rêvent d’une sécu­ri­té de fonc­tion­naire avant même de savoir s’ils sont prêts à affron­ter le grand vent d’une aven­ture intel­lec­tuelle » ; même dans les sciences expé­ri­men­tales, le rai­son­ne­ment ana­ly­tique, déduc­tif plu­tôt qu’inductif ; le confor­misme et le rejet des excen­triques ; dans les labo­ra­toires, la palabre et la « par­lote » géné­ra­li­sées ; le lotis­se­ment du savoir, que reflète l’organigramme du CNRS, et ses corol­laires – pré car­ré et chasse gar­dée – ; le « copi­nage » qui gan­grène le CNRS ; l’instrumentation, qu’on achète plu­tôt que de la conce­voir et de la bâtir soi-même, etc.

Un monde fonctionnarisé
« Je trouve ahu­ris­sant le fait de don­ner des postes per­ma­nents à des doc­to­rants. C’est beau­coup trop tôt. Le sys­tème amé­ri­cain n’est pas, tant s’en faut, fonc­tion­na­ri­sé comme peut l’être le fran­çais. Il est fon­dé sur la liber­té et la recon­nais­sance de la qua­li­té de ce qui est fait. La plu­part des grandes uni­ver­si­tés, Har­vard, Stan­ford, Colum­bia, sont des mai­sons pri­vées. Pour ma part, je ne me suis jamais inquié­té de mon ave­nir, et il ne m’est jamais arri­vé de récla­mer un poste où on garan­ti­rait mon salaire à vie. C’est abso­lu­ment indé­fen­dable » (Roger Guille­min, entre­tien au Monde, 6 mai 2005).

Tout récem­ment encore, je pus consta­ter l’un de ces maux. De jeunes cher­cheurs m’ont sou­mis des publi­ca­tions, m’appelant à l’aide après qu’elles eurent été reje­tées par des pério­diques inter­na­tio­naux répu­tés. Leurs tra­vaux firent appel à l’un de nos grands équi­pe­ments les plus prestigieux.

On achète l’instrumentation plu­tôt que de la conce­voir et de la bâtir soi-même

Effec­ti­ve­ment, à l’analyse de ces mémoires, ils étaient bâclés, et une quel­conque publi­ca­tion m’est appa­rue comme impen­sable, à tout le moins pré­ma­tu­rée. Ce à quoi un chef de pro­jet m’a rétor­qué qu’elle était pour­tant indis­pen­sable à l’appui d’une can­di­da­ture à un poste.

Tout cela com­pose un tableau affli­geant. Pour ne pas res­ter sur ce constat d’un noir pes­si­misme, cou­rez lire (si vous ne l’avez déjà fait) Théo­rème vivant de Cédric Vil­la­ni (Albin Michel, 2012). Vous y trou­ve­rez un pré­cieux récon­fort quant à la sur­vie de centres d’excellence dans le pay­sage de la recherche française.

BIBLIOGRAPHIE

► André WEIL, « Science fran­çaise », Nou­velle Revue fran­çaise, 3e année, n° 25 (1955), p. 97- 109.

► Oli­vier BEAUD, Alain CAILLÉ, Pierre ENCRENAZ, Mar­cel GAUCHET et Fran­çois VATIN, « Il est temps de sor­tir de l’autonomie de façade des uni­ver­si­tés fran­çaises », Le Monde, 25 octobre 2012, p. 25.

► Phi­lippe d’IRIBARNE, L’Étrangeté fran­çaise, Éd. du Seuil, coll. Essais, n° 606, 2006, p. 195.

► Lionel‑H. GROULX, « Que­relles autour des méthodes », Socio-anthro­po­lo­gie [En ligne], n° 2, 1997 (mis en ligne le 15 jan­vier 2003, consul­té le 25 octobre 2012). URL : http://socio-anthropologie.revues.org/index30.html

► Jean-Louis LE MOIGNE, « Edgar Morin », Ency­clo­pae­dia Uni­ver­sa­lis, 1992.

► Vincent NOUZILLE, La Répu­blique du copi­nage, enquête sur ces élites qui acca­parent le pou­voir, Fayard, Les Liens qui Libèrent, octobre 2011.

2 Commentaires

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Julien Lefèvrerépondre
12 février 2013 à 9 h 30 min

Pré­ca­ri­té
Beau­coup de choses inté­res­santes dans cet article. Je par­tage le point de vue que lors­qu’on est recru­té à 29 ans on est encore un novice en recherche. Après je constate que l’ar­ticle s’en­gouffre faci­le­ment dans une cer­taine idéo­lo­gie (peut-être domi­nante…) qui consiste à taper sys­té­ma­ti­que­ment sur le fonc­tion­naire (fran­çais bien enten­du). On pour­rait attendre des argu­ments plu­tôt que des pon­cifs (« rêvent d’une sécu­ri­té de fonc­tion­naire »… extra­or­di­naire !) qui n’ont rien à envier aux pires mar­ron­niers lus dans « Le Point » ou le cour­rier du Figaro.

12 février 2013 à 14 h 36 min

Il est inté­res­sant
Il est inté­res­sant d’ap­prendre que M. Guille­min, qui dis­po­sait d’un sta­tut de méde­cin géné­ra­liste et a pas­sé les 30 pre­mières années de sa car­rière dans le contexte des 30 glo­rieuses, ne s’est jamais inquié­té de son avenir.

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