Anne Duthilleul(72) « Une formation scientifique et humaine »

Dossier : Gestion de carrièreMagazine N°659 Novembre 2010Par : propos recueillis par la Rédaction

REPÈRES

REPÈRES
Anne Cho­pi­net, qui épou­se­ra plus tard Jean- Marie Duthil­leul, voit dans l’en­trée à l’É­cole « un accès excep­tion­nel et fon­da­men­tal à une for­ma­tion unique en son genre, tant sur le plan scien­ti­fique que sur le plan humain, voire phi­lo­so­phique. C’est frap­pant au sor­tir des classes pré­pa­ra­toires, très sco­laires dans leur orien­ta­tion et leur orga­ni­sa­tion, même si leur for­ma­tion à la rigueur du rai­son­ne­ment et à l’ef­fort est précieuse. » 

Propos recueillis par la Rédaction

« Pas de dis­cri­mi­na­tion entre cer­veau gauche, au rai­son­ne­ment plus scien­ti­fique, et cer­veau droit, siège de la sen­si­bi­li­té, estime Anne Duthil­leul. Les grands scien­ti­fiques eux-mêmes n’é­chappent pas aux inter­ro­ga­tions humaines ou phi­lo­so­phiques de leur temps, comme on le voit dans La Par­tie et le Tout de Wer­ner Hei­sen­berg… et comme on le res­sent si vive­ment avec l’en­sei­gne­ment de la phy­sique moderne, intro­duite depuis peu à l’É­cole, dans les années soixante-dix. 

Une plon­gée dans l’in­tel­li­gence et dans la science en train de se construire 

Entre une petite classe d’as­tro­phy­sique et une confé­rence de Mal­raux sur le rôle de la science dans la for­ma­tion des hommes, quelle nour­ri­ture pour la pen­sée ! Et quelle vision éten­due ! » À l’X, Anne vit « une véri­table plon­gée dans l’in­tel­li­gence, dans la science telle qu’elle est en train de se construire, ouvrant de nou­velles pos­si­bi­li­tés immenses. Et en même temps, par les nom­breuses dis­cus­sions qui s’ins­taurent, par la dis­ci­pline des périodes mili­taires, par les matières plus phi­lo­so­phiques abor­dées, elle se sent tout entière « entraî­née » dans tous les sens du terme. » 

Une construction permanente

Du temps pour la famille
« Le secret : ne jamais culpa­bi­li­ser vis-à-vis de sa famille et se concen­trer sur elle dans les temps libres pour com­pen­ser la quan­ti­té par la qua­li­té du temps pas­sé ensemble. Tra­vailler à la mai­son le soir ou le week-end ? Seule­ment quand les enfants sont petits et qu’ils dorment. Mais à l’âge de l’a­do­les­cence, il faut être prêt à dis­cu­ter tard le soir après le dîner ou au moment où l’en­fant en a le besoin et l’en­vie. Pas ques­tion alors de se réfu­gier dans un dos­sier, même urgent, cela pas­se­ra après, la nuit ou le lendemain. » 

Pour Anne Duthil­leul, « tout matin est un com­men­ce­ment » offrant de nou­velles occa­sions à sai­sir et de nou­velles ques­tions à résoudre pour avancer. 

Avec leurs cinq enfants, pas le temps de s’en­nuyer. Deux gar­çons d’a­bord, une fille, puis deux autres gar­çons. Ils ont sui­vi le dérou­le­ment de sa car­rière avec inté­rêt, l’ont sou­te­nue pen­dant les périodes de tran­si­tion et ont tou­jours appré­cié son enga­ge­ment. La chance d’ha­bi­ter au centre de Paris, jamais à plus d’un quart d’heure de trans­port de son tra­vail, un peu d’or­ga­ni­sa­tion pour faire tour­ner la mai­son et le relais pris alter­na­ti­ve­ment par son époux ou elle, lors des périodes plus char­gées pro­fes­sion­nel­le­ment, lui ont per­mis de pour­suivre un tra­vail à plein-temps sans discontinuité. 

La voile est une école de vie et de rigueur entre les cou­rants et les rochers 

Les loi­sirs ? Des week-ends à la cam­pagne dans la mai­son de famille, où Jean-Marie était élu pen­dant deux man­dats muni­ci­paux, et sur­tout quinze jours de bateau l’é­té avec tous les enfants pour se retrou­ver sans aucune inter­fé­rence. « J’ai appris à manœu­vrer comme équi­pière avec Jean-Marie, féru de voile, sur un Cor­saire (5,50 m). La voile est une école de vie et de rigueur aus­si, sur­tout en Bre­tagne entre les cou­rants et les rochers. » 

Rigueur et transversalité

« La rigueur de rai­son­ne­ment », c’est ce que s’ef­force de dis­pen­ser Anne Duthil­leul dans ses acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles. Elle tient éga­le­ment à « une cer­taine trans­ver­sa­li­té ou inter­dis­ci­pli­na­ri­té entre pro­fils et hori­zons dif­fé­rents qui s’en­ri­chissent mutuel­le­ment ». Ses pre­miers stages l’ont ame­née à l’hô­pi­tal Fré­dé­ric Joliot- Curie à Orsay, dans un ser­vice de méde­cine nucléaire du Com­mis­sa­riat à l’éner­gie ato­mique (CEA), où elle était la « mathé­ma­ti­cienne » modé­li­sa­trice de l’é­quipe com­plè­te­ment inter­dis­ci­pli­naire, diri­gée par un méde­cin et un pharmacien. 

Le métier de haut fonctionnaire

Quelques années après la crise du pétrole, sur la lan­cée du pro­gramme d’in­dé­pen­dance éner­gé­tique fran­çais, ses goûts l’a­mènent à s’oc­cu­per d’énergie. 

Au Ser­vice des matières pre­mières et du sous-sol de la DGEMP, Anne est char­gée du Plan ura­nium, qui recherche en France et dans le monde des res­sources exploi­tables pour les com­pa­gnies minières de l’Hexa­gone. Elle côtoie des géo­logues, « tou­jours curieux des contrées qu’ils explorent… et de leurs bons res­tau­rants, des indus­triels de grands groupes, car l’in­dus­trie minière est très capitalistique ». 

Elle apprend son métier de haut fonc­tion­naire, repré­sen­tant l’É­tat, et la notion d’in­té­rêt géné­ral, à laquelle elle est très attachée. 

« À cette époque, rap­pelle-t-elle, le ministre de l’In­dus­trie s’ap­pelle André Giraud, ancien patron du CEA, et s’in­té­resse à des pro­jets futu­ristes comme l’ex­ploi­ta­tion des nodules poly­mé­tal­liques des grands fonds marins pour le nickel et le man­ga­nèse. C’est un pro­gramme à mul­tiples facettes, minière et métal­lur­gique, mais aus­si tech­no­lo­gique, pour les robots d’ex­plo­ra­tion et d’ex­ploi­ta­tion à grande pro­fon­deur, et diplo­ma­tique avec la négo­cia­tion tour à tour à Paris, à Londres ou à New York de la Conven­tion inter­na­tio­nale sur le droit de la Mer. » 

Sa recherche de trans­ver­sa­li­té l’a­mène à quit­ter le minis­tère de l’In­dus­trie pour entrer à la direc­tion du Bud­get, qui a la haute main sur l’at­tri­bu­tion des cré­dits publics. 

« Inter­face entre les minis­tères tech­niques et les éche­lons poli­tiques, cette direc­tion pres­ti­gieuse éla­bore des ana­lyses rigou­reuses et pré­sente des dos­siers par­fai­te­ment argu­men­tés reflé­tant les dif­fé­rents points de vue pour les fameux « arbitrages ?. » 

À la recherche d’une politique

Un enga­ge­ment politique
« Faire plus, faire mieux pour nos conci­toyens », tel est le sens de l’en­ga­ge­ment poli­tique qu’elle a côtoyé pen­dant des années, auprès d’hommes poli­tiques de métier. » À la place de conseiller ou de res­pon­sable éco­no­mique, le temps d’a­na­lyse des pro­blèmes et de for­mu­la­tion de pro­po­si­tions, pour être néces­saire et fruc­tueux, doit être plus pro­fond et plus lent que le temps poli­tique au rythme inexo­rable de mani­fes­ta­tions publiques en échéances électorales. 

« Le lieu pri­vi­lé­gié de l’é­la­bo­ra­tion des poli­tiques, estime-t-elle, se situe dans les cabi­nets minis­té­riels, très spé­ci­fiques à la France, où les conseillers jouent un rôle de tra­duc­tion et trans­mis­sion des déci­sions du niveau poli­tique vers l’ad­mi­nis­tra­tion et les milieux éco­no­miques, d’une part, de remon­tée des infor­ma­tions, des pro­blèmes et des pro­po­si­tions vers les éche­lons poli­tiques, d’autre part. » 

Elle est invi­tée à par­ti­ci­per au cabi­net d’A­lain Jup­pé, ministre du Bud­get de 1986 à 1988. Elle a la res­pon­sa­bi­li­té de bud­gets sec­to­riels, indus­trie, envi­ron­ne­ment, trans­ports et agri­cul­ture. Sec­teurs dont elle repren­dra la charge de 1995 à 2000 auprès du pré­sident Jacques Chi­rac dès son élection. 

Faire entrer dans les cercles de déci­sions poli­tiques les méthodes d’a­na­lyse stra­té­gique employées dans l’in­dus­trie, où elle a pas­sé plu­sieurs années à les mettre en oeuvre au Centre natio­nal d’é­tudes spa­tiales (CNES), puis chez GEC-Alsthom (deve­nu Alstom), était un des défis qu’Anne Duthil­leul a sou­hai­té rele­ver en reve­nant en 1995 dans un poste de conseiller mul­ti­sec­to­riel à l’Élysée. 

« Pour être lisible, dit-elle, une poli­tique doit repo­ser sur un constat par­ta­gé et com­por­ter des orien­ta­tions per­met­tant à cha­cun de s’a­li­gner sur les objec­tifs rete­nus. Pour l’in­dus­trie au plan natio­nal, comme dans chaque entre­prise, cela relève de méthodes ana­logues, seule l’é­chelle dif­fère. » Elle se sent « à l’aise dans l’é­la­bo­ra­tion de telles stra­té­gies » et cherche à appli­quer les méthodes éprou­vées dans un cadre poli­tique comme en entre­prise. L’un et l’autre lui semblent contri­buer à la construc­tion de l’avenir. 

Volon­ta­risme
« Qui dit plan stra­té­gique dit aus­si com­pé­ti­ti­vi­té, réduc­tion des coûts et déve­lop­pe­ments asso­ciés. La créa­ti­vi­té peut sem­bler bien loin, mais en fait non. Car tel direc­teur d’u­sine pla­cé devant l’o­bli­ga­tion géné­rale de réduire ses coûts de 20% trou­ve­ra les moyens d’aug­men­ter son chiffre d’af­faires d’au­tant pour « nour­rir » son usine et ses sala­riés. Un autre, trop bien doté en car­net de com­mandes, refu­se­ra de répondre à de nou­velles demandes de devis, res­tant ain­si sta­tique dans un monde de plus en plus concur­ren­tiel. Or, le volon­ta­risme est de mise, en entre­prise comme en poli­tique, et le rôle des chefs d’en­tre­prises comme celui des déci­deurs est d’être au ser­vice de l’in­té­rêt géné­ral, car tout le monde pro­fite des retom­bées posi­tives d’une crois­sance comme d’une poli­tique active de défense de l’in­dus­trie. Du moins si la confiance est là pour ras­sem­bler dans une vision commune. » 

Aller retour vers l’entreprise

En 1988, Anne Duthil­leul se dirige vers un poste de res­pon­sa­bi­li­té directe, comme Secré­taire géné­ral du CNES. Ayant sui­vi les pro­grammes spa­tiaux à la direc­tion du Bud­get en son temps : « C’est une occa­sion rêvée de pas­ser de l’autre côté de la bar­rière et de mettre rigueur et créa­ti­vi­té au ser­vice de leur réalisation. » 

Mon­trer clai­re­ment les choses
« Par­tout s’ap­plique la com­plé­men­ta­ri­té des approches : pour défendre un pro­jet, il faut le connaître, et pour le connaître, il faut gagner la confiance de ses inter­lo­cu­teurs, pour les ame­ner à expli­quer les fon­de­ments et les objec­tifs sans crainte, et ça marche. » La grande leçon qu’Anne Duthil­leul en retient, « c’est qu’il faut mon­trer clai­re­ment les choses, oser se dévoi­ler et ris­quer la confiance pour être mieux défen­du ensuite quoi qu’il arrive, même si tout n’est pas gagné, et qu’il y aura tou­jours plus de demandes à satis­faire que de cré­dits disponibles. » 

En 1992, elle s’en­gage chez GEC-Alsthom, comme res­pon­sable du plan stra­té­gique de la divi­sion Trans­port. Et elle y découvre « l’in­té­rêt géné­ral vu de l’in­té­rieur d’une entre­prise ». Ayant sou­vent « consta­té le grand écart entre le monde de l’en­tre­prise et le monde poli­tique, à l’é­coute des uns et des autres, Anne Duthil­leul s’est effor­cée de le com­bler en par­tie dans ses mis­sions à la pré­si­dence de l’E­rap, hol­ding indus­trielle de l’État. » 

Pré­ci­sé­ment consti­tué dans les années soixante pour iso­ler le bras armé d’une poli­tique indus­trielle publique (pétro­lière) des griffes des purs finan­ciers, cet éta­blis­se­ment public avait déjà, avant mon arri­vée, pri­va­ti­sé ELF et Era­met, cédé la moi­tié de son por­te­feuille dans Era­met et la SLN aux inté­rêts calé­do­niens, et res­tait action­naire très mino­ri­taire de la Cogéma. » 

Elle par­ti­cipe acti­ve­ment à la consti­tu­tion d’A­re­va en 2001, reve­nant au sec­teur de l’éner­gie, jamais très loin de ses pré­oc­cu­pa­tions. Puis, en 2003, l’E­rap inves­tit direc­te­ment 9 mil­liards d’eu­ros dans France Télé­com pour le compte de l’É­tat. Et, sur un registre de conseil stra­té­gique et de négo­cia­tion, elle se trouve man­da­tée par le Gou­ver­ne­ment sur les grands pro­jets miniers et métal­lur­giques concer­nant le nickel en Nou­velle-Calé­do­nie, « pour les sor­tir de l’or­nière et favo­ri­ser leur développement ». 

Une nouvelle fonction

Défendre les pro­grammes de recherche et déve­lop­pe­ment technologique 

Anne Duthil­leul conti­nue aujourd’­hui son che­min comme membre actif du Conseil éco­no­mique, social et envi­ron­ne­men­tal, » image minia­ture de la socié­té fran­çaise pleine de contra­dic­tions, avec ses blo­cages, mais aus­si ses remises en ques­tion et ses débats ouverts ». Éga­le­ment membre de la Com­mis­sion de régu­la­tion de l’éner­gie, elle « renoue avec son pre­mier sec­teur de pré­di­lec­tion, au ser­vice de l’in­té­rêt géné­ral, dans l’in­ven­tion d’une nou­velle fonc­tion, celle de régu­la­teur atten­tif aux consom­ma­teurs indus­triels et par­ti­cu­liers comme aux four­nis­seurs et trans­por­teurs de gaz et d’élec­tri­ci­té, dans le contexte euro­péen et mondial. »

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