Anne-Laure de Chammard (2002), le leadership par l’enthousiasme

Dossier : TrajectoiresMagazine N°747 Septembre 2019
Par Alix VERDET

Anne-Laure de Cham­mard (née Piga­neau, pro­mo­tion 2002) est une jeune lea­der ins­pi­rante, ancienne PDG de Bureau Veri­tas Construc­tion et nou­vel­le­ment direc­trice de la stra­té­gie du groupe Engie. Ancienne du corps des Ponts et de la Ken­ne­dy School de l’université Har­vard, deux mots-clés émergent de son par­cours et de sa per­son­na­li­té : sens et enthousiasme.

D’où viens-tu ? Pourquoi as-tu fait l’École polytechnique ?

Je suis née à Palai­seau, presque sur le pla­teau puisque mon père était élève à Poly­tech­nique à ma nais­sance. Ma sœur jumelle et moi-même sommes les aînées d’une famille de huit enfants, et nous avons vécu une ­quin­zaine d’années à l’étranger durant notre enfance (Indo­né­sie, États-Unis, Hon­grie, Espagne). Après le bac, j’hésitais avec une pré­pa hypo­khâgne ou HEC et j’ai fina­le­ment choi­si les sciences, en me disant que je pour­rais tou­jours bifur­quer vers des voies plus lit­té­raires par la suite mais que l’inverse serait plus com­pli­qué. J’ai inté­gré l’X, et j’en suis sor­tie avec l’envie de tra­vailler au ser­vice de l’État sur des sujets d’économie, d’énergie et d’infrastructures. J’ai donc choi­si le corps des Ponts. En stage long en deuxième année, j’ai pu tra­vailler au Bos­ton Consul­ting Group (BCG) sur les sujets de réforme de l’État, et à la banque Lazard, dans le conseil aux gou­ver­ne­ments et la restruc­tu­ra­tion de dettes sou­ve­raines. Ces stages aux inter­sec­tions du public et du pri­vé m’ont per­mis de réa­li­ser que ser­vir l’État pou­vait aus­si se faire depuis des sec­teurs très différents.

Puis j’ai pos­tu­lé au mas­ter d’affaires publiques de la Ken­ne­dy School de l’université Har­vard que j’ai finan­cé grâce à une bourse Ful­bright. J’ai par­ti­cu­liè­re­ment aimé ces deux années sur un cam­pus amé­ri­cain, qui m’ont per­mis de tra­vailler des soft skills (lea­der­ship, négo­cia­tion, art ora­toire) que je n’avais pas eu l’occasion de déve­lop­per dans le sys­tème français.

Et tu es restée travailler aux États-Unis ?

Je suis res­tée à Bos­ton où mon mari avait son tra­vail, et j’ai rejoint le BCG, pour pro­fi­ter d’une expé­rience pro­fes­sion­nelle amé­ri­caine. J’y ai fait des mis­sions variées, allant de Seat­tle pour la Fon­da­tion Bill Gates, à Prin­ce­ton pour l’industrie pharmaceutique.

Nous sommes ren­trés en France après quelques années et j’ai rejoint le minis­tère de l’Environnement, de
l’Énergie et des Trans­ports où j’ai été en charge de grands pro­jets en PPP (conces­sions auto­rou­tières, lignes à grande vitesse fer­ro­viaires). J’ai énor­mé­ment appré­cié diri­ger le mon­tage de ces grandes opé­ra­tions com­plexes, là encore à la croi­sée du public et du pri­vé, avec des enjeux à la fois tech­niques, finan­ciers, juri­diques et politiques.

Et après le secteur public, tu es passée dans le privé ?

Suite à cette expé­rience, plu­sieurs entre­prises m’ont pro­po­sé de tra­vailler dans la stra­té­gie ou les fusions-­ac­qui­si­tions. Et, Bureau Veri­tas m’a offert un poste immé­dia­te­ment opé­ra­tion­nel. J’avais 32 ans et je me suis dit que c’était main­te­nant que je devais rele­ver ce défi et acqué­rir cette expé­rience. J’ai com­men­cé à Reims, comme direc­trice de la Région Est de la France, où j’ai appris sur le ter­rain à gérer une enti­té de 350 per­sonnes. Diri­ger une orga­ni­sa­tion d’hommes et de femmes a été une révé­la­tion : j’avais tou­ché à ce qui me plai­sait. Trois ans après, Bureau Veri­tas me pro­po­sait de prendre la direc­tion géné­rale de la nou­velle filiale Construc­tion, avec 1 200 sala­riés, prin­ci­pa­le­ment des ingé­nieurs. Nous tra­vail­lions sur la plu­part des grands pro­jets archi­tec­tu­raux et d’aménagement excep­tion­nels, comme le Grand Paris. Il fal­lait struc­tu­rer la nou­velle orga­ni­sa­tion et ses équipes mana­gé­riales, insuf­fler une stra­té­gie de diver­si­fi­ca­tion com­mer­ciale forte, et trans­for­mer le modèle opé­ra­tion­nel en inves­tis­sant dans l’innovation et la digi­ta­li­sa­tion de nos pro­ces­sus et de nos ser­vices. Le chal­lenge était pas­sion­nant et cette expé­rience m’a énor­mé­ment apporté.

Qu’as-tu aimé de ton passage à l’École ?

D’un point de vue intel­lec­tuel, j’ai ado­ré la varié­té de cours pro­po­sés, le fait de pou­voir étu­dier à la fois la phy­sique quan­tique et les sciences humaines. Après mes deux ans de pré­pa scien­ti­fique, j’étais heu­reuse de pou­voir me plon­ger dans les arts, la phi­lo­so­phie ou le droit. Les pro­fes­seurs et les élèves étaient en géné­ral des per­sonnes pas­sion­nées, aux inté­rêts très variés. C’était une vraie richesse de les côtoyer pen­dant ces trois années sur le plateau.

En dehors des amphis, ces années à l’X m’ont éga­le­ment per­mis de conti­nuer ma pas­sion pour le chant lyrique après de nom­breuses années de conser­va­toire, et ont été l’occasion de plu­sieurs concerts, concours et ­enre­gis­tre­ments, avec l’École et ailleurs.

Enfin, j’y ai ren­con­tré celui qui allait être mon mari (Gré­goire Par­ri­cal de Cham­mard), et j’y ai construit de belles ami­tiés que je conserve tou­jours. Nous avons éga­le­ment su créer une réelle soli­da­ri­té entre plu­sieurs filles de la pro­mo­tion : nous conti­nuons à nous ­retrou­ver toutes au moins un week-end par an, et en pro­fi­tons pour nous sou­te­nir les unes les autres sur nos choix de vie, fami­liaux et professionnels.

Quel serait un de tes meilleurs souvenirs de l’École ?

J’ai beau­coup aimé mon ser­vice mili­taire. À mon époque, nous fai­sions le pre­mier mois chez les chas­seurs alpins à Bar­ce­lon­nette, l’occasion de magni­fiques ran­don­nées. Puis j’ai rejoint la gen­dar­me­rie, avec notam­ment un pas­sage au sein de la police judi­ciaire. Fila­tures, per­qui­si­tions, courses pour­suites : on voyait des réa­li­tés sociales fortes et dures mais j’ai trou­vé cela passionnant.

Est-ce que cette expérience t’a servie plus tard ?

Cela m’a appor­té pas mal d’humilité car, lorsque vous arri­vez comme jeune poly­tech­ni­cienne sor­tie de pré­pa, soi-disant en situa­tion de mana­ge­ment sur des sujets que vous ne connais­sez abso­lu­ment pas, ce sont vos col­la­bo­ra­teurs qui vous apprennent. Ils le font d’autant plus volon­tiers que vous arri­vez avec une réelle écoute. Lorsque je suis arri­vée au Bureau Veri­tas, je ne connais­sais pas le métier et je me suis entou­rée de col­la­bo­ra­teurs expé­ri­men­tés sur qui je pou­vais m’appuyer avec confiance pour mener col­lec­ti­ve­ment nos pro­jets de crois­sance et de transformation.

Y a‑t-il, selon toi, quelque chose de perfectible dans l’enseignement de l’École ?

Je crois que cela a évo­lué depuis mon époque. Je pense que les élèves ont une vraie soif de gran­dir sur les matières com­por­te­men­tales et humaines. C’est ce que je suis allée cher­cher aux États-Unis : com­ment être un lea­der authen­tique pour trans­for­mer les orga­ni­sa­tions en pro­fon­deur, com­ment négo­cier de manière effi­cace pour atteindre des accords qui satis­fassent l’ensemble des par­ties, etc. Ce sont des choses qui m’ont ser­vie par la suite et je suis sûre que je n’étais pas la seule à avoir soif d’apprendre ces compétences.

Qu’as-tu retiré de ton passage à l’université Harvard ?

Après les Ponts, j’hésitais beau­coup à faire un PhD en éco­no­mie, notam­ment sur l’impact poli­tique des réformes éco­no­miques. J’avais effec­tué mon stage de fin de 2A dans le dépar­te­ment d’économie de l’université Har­vard avec le pro­fes­seur Phi­lippe Aghion et j’avais tra­vaillé sur des sujets de macroé­co­no­mie appli­qués aux réformes de l’État. J’ai éga­le­ment col­la­bo­ré de nou­veau avec lui au moment des élec­tions pré­si­den­tielles de 2007 et c’était pas­sion­nant. En allant ensuite à la Ken­ne­dy School, j’ai décou­vert l’aspect très concret de l’action au ser­vice du bien public. L’université ­Har­vard pro­po­sait éga­le­ment un pro­gramme pour encou­ra­ger les femmes à se lan­cer en poli­tique : From Har­vard Square to the Oval Office. Cette expé­rience a été pour moi une inci­ta­tion à oser rele­ver de nou­veaux chal­lenges, et a été déter­mi­nante dans le déve­lop­pe­ment de mon mode de lea­der­ship.

J’ai depuis gar­dé un lien par­ti­cu­lier avec les États-Unis, et c’est ain­si que j’ai rejoint l’an der­nier les Young Lea­ders de la French-Ame­ri­can Foun­da­tion. Ce pro­gramme m’a don­né l’opportunité de ren­con­trer d’autres ­Fran­çais et Amé­ri­cains, pas­sion­nés par leur domaine et exer­çant dans des sec­teurs variés du monde de l’entreprise, de la haute fonc­tion publique, de la poli­tique, des médias et de la recherche.

Que retiens-tu de ton passage aux États-Unis ?

Les États-Unis m’ont mon­tré la force de l’optimisme dans ce que la vie peut offrir comme oppor­tu­ni­tés : avec de la volon­té, de la pas­sion, du tra­vail et de l’envie, on peut tout entre­prendre. C’est une men­ta­li­té très amé­ri­caine, très posi­tive et confiante dans l’avenir que j’ai décou­verte pen­dant ces années.

J’ai éga­le­ment été frap­pée par l’aspect très posi­tif du mana­ge­ment à l’américaine : affir­mer son lea­der­ship par l’empathie et l’enthousiasme. Avoir un pro­jet auquel on croit, s’entourer des bonnes per­sonnes, et petit à petit for­ger sa vision, et emme­ner les gens avec soi.

J’y ai pui­sé une approche très col­la­bo­ra­tive du mana­ge­ment, pour créer un esprit d’équipe autour de valeurs et de pro­jets qui nous dépassent. C’est en appli­quant le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té et en res­pon­sa­bi­li­sant au maxi­mum les équipes à chaque niveau de l’organisation, que celles-ci s’approprient plei­ne­ment le pro­jet qu’elles portent, s’autorisent à nous chal­len­ger, et font leur pro­jet, pour don­ner le meilleur d’elles-mêmes.

J’ai aus­si été mar­quée par l’importance don­née à ­l’accueil et la pro­mo­tion de la diver­si­té. De par leur his­toire, les États-Unis y sont en effet très sen­si­bi­li­sés. Dans les entre­prises, une grande atten­tion est ain­si por­tée à l’inclusion (repré­sen­tants des mino­ri­tés indiennes, lati­no- ou afro-amé­ri­caines, LGBT, femmes…). Lorsque vous recru­tez, cela oblige à perdre le réflexe d’embaucher, à niveau de com­pé­tences égal, la per­sonne à qui vous pen­se­riez natu­rel­le­ment et qui sou­vent vous ressemble.

Et enfin l’importance de la bien­veillance. Je me sais très exi­geante envers moi-même et les autres, mais j’essaye de l’être avec empa­thie et bien­veillance. Car je crois pro­fon­dé­ment que l’exigence bien­veillante fait gran­dir et nous encou­rage à nous dépas­ser tou­jours plus.

“J’ai été frappée par l’aspect très positif du management
à l’américaine : affirmer son leadership par l’empathie et l’enthousiasme”

Que dirais-tu aux filles qui veulent mener une carrière qui a du sens ?

Que la for­ma­tion d’ingénieur ouvre des portes dans des domaines extrê­me­ment variés, et où cha­cun peut trou­ver des métiers riches de sens tout au long de son parcours.

Je les encou­ra­ge­rais éga­le­ment à oser les postes de mana­ge­ment des hommes et des orga­ni­sa­tions. Ils sont d’une richesse incroyable. Les femmes y sont encore trop peu nom­breuses alors qu’elles y ont plei­ne­ment leur place. En 2014, lorsque je suis arri­vée chez Bureau Veri­tas, l’entreprise n’avait pas for­cé­ment l’habitude d’accueillir à ces postes-là des femmes, jeunes, et ne venant pas du sérail. De par leur métier de tierce par­tie et de fia­bi­li­té, mes équipes étaient for­mées d’hommes avec un fort esprit de loyau­té et de res­pect de la parole don­née. Ils m’ont don­né ma chance, ils m’ont appor­té leur expé­rience, et j’ai pu leur trans­mettre mon enthou­siasme et mon envie de trans­for­mer. Et ensemble, nous avons pu réa­li­ser de beaux projets.

Enfin, je leur dirais que mener une car­rière et une vie de famille est tout à fait pos­sible. Mon mari et moi avons tous les deux des métiers pre­nants et trois jeunes enfants. L’organisation n’est pas tous les jours facile, mais on y arrive ! Il faut se sen­tir libre de faire ses choix de vie, oser prendre des res­pon­sa­bi­li­tés, et ne pas s’auto­censurer avant d’avoir vrai­ment essayé.

Et la suite ?

J’ai été contac­tée pour rejoindre le groupe Engie. Le sec­teur de l’énergie est com­plexe et en pro­fonde muta­tion. Engie est un acteur majeur qui par­ti­cipe à cette tran­si­tion éner­gé­tique à tra­vers une trans­for­ma­tion ambi­tieuse, le choix d’une pro­duc­tion d’énergie décar­bo­née et le déve­lop­pe­ment de solu­tions glo­bales de réduc­tion de la consom­ma­tion éner­gé­tique. Autant de défis pas­sion­nants que je vais décou­vrir, en m’occupant de la direc­tion de la stra­té­gie du groupe, avant sans doute de reprendre des res­pon­sa­bi­li­tés opérationnelles.

Que penses-tu des évolutions de l’École ?

Je suis cela de loin mais je trouve très posi­tif de se regrou­per pour avoir une taille plus impor­tante. Pour faire un paral­lèle, l’université Har­vard est éga­le­ment un conglo­mé­rat de plu­sieurs écoles : cer­taines sont mon­dia­le­ment connues comme la Busi­ness School ou la Ken­ne­dy School tan­dis que d’autres ne sont pas for­cé­ment les meilleures dans leur domaine, mais cela n’ôte rien à la renom­mée de l’université Har­vard. Je ne pense pas que l’École per­dra son ADN et son pres­tige dans le rap­pro­che­ment opé­ré au sein de l’Institut Poly­tech­nique de Paris. Au contraire, elle trou­ve­ra la taille cri­tique pour rayon­ner encore plus loin qu’aujourd’hui.

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