Allons au théâtre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°600 Décembre 2004Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

C’est bien joli de vous répé­ter tous les mois cette ardente invi­ta­tion mais, après tout, pour­quoi aller au théâtre ? Pour pas­ser un moment agréable sans doute mais com­ment savoir, d’avance, s’il le sera ? Une telle pré­vi­sion se révèle dif­fi­cile, autre­ment ardue que les pré­vi­sions éco­no­miques ou bour­sières, pour­tant déjà sujettes à bien des déceptions.

Louis Jou­vet disait que le suc­cès d’une pièce dépend de lois pré­cises mais dont nous ne connais­sons à peu près rien. Mal­gré toute son expé­rience de comé­dien, de met­teur en scène et de direc­teur de théâtre, il ne mon­ta Knock qu’avec de grandes réti­cences et à la condi­tion que Jules Romains lui appor­tât un bon lever de rideau qui aide­rait à faire pas­ser le tout. L’auteur s’exécuta et pro­dui­sit un texte qui fit aus­si­tôt pous­ser des cris de joie à Jou­vet et à son équipe. Or ledit lever de rideau se révé­la un tel désastre qu’il fal­lut le reti­rer de l’affiche au plus vite, tan­dis que Knock enta­mait la car­rière que l’on sait. Au point que Jou­vet, toute honte bue quant à sa sûre­té de juge­ment, en fit sa pièce “ saint-ber­nard ”, celle qui sau­vait tout en emplis­sant la salle et les caisses de l’Athénée quand des expé­riences mal­heu­reuses les avaient vidées. Ain­si vont les choses, et ce n’est pas moi qui vous expli­que­rai pourquoi.

Un lec­teur m’écrivait un jour qu’à son avis, ce qui nui­sait le plus au théâtre, c’était les décors. Il ajou­tait “ sur­tout quand ils sont prê­tés par un anti­quaire ”. Prê­tés par un anti­quaire, en car­ton bouilli ou même peints en trompel’oeil, le public n’y ver­ra que du feu et seuls les comé­diens feront la dif­fé­rence. Cer­tains, dit-on, y attachent de l’importance ; pour­quoi les déce­voir ? Mais décla­rer que les décors nuisent au théâtre est peut-être un peu bien vite pen­sé. Je soup­çonne l’affaire de n’être pas si simple.

Il semble hors de doute que le théâtre tend actuel­le­ment à évo­luer vers plus de dépouille­ment, en grande par­tie pour de banales rai­sons de coût. Les ruti­lants décors d’antan, à rai­son d’un par acte, ont pra­ti­que­ment dis­pa­ru. Mais le phé­no­mène n’affecte pas seule­ment les décors : on assiste aus­si à une réduc­tion du nombre de per­son­nages dans les pièces d’écriture contem­po­raine. Quant aux pièces anciennes com­por­tant un pla­teau abon­dant, elles sont deve­nues qua­si­ment injouables sauf, aux dépens des contri­buables, dans des salles lar­ge­ment sub­ven­tion­nées. De même pour les cos­tumes. Sans remon­ter jusqu’aux éton­nantes exhi­bi­tions de soie­ries et de taf­fe­tas à quoi s’adonnaient comé­diennes, et même comé­diens, du XVIIIe siècle, il n’y a pas encore si long­temps que les pro­grammes énu­mé­raient avec com­plai­sance les noms des grands cou­tu­riers auteurs des robes por­tées par les titu­laires des pre­miers rôles, qui de sur­croît en chan­geaient à chaque acte.

Si ces débal­lages de richesses, propres à faire rêver le par­terre, sont deve­nus plu­tôt main­te­nant l’apanage du grand et du petit écran, le théâtre n’en souffre pas : le public trouve ailleurs la satis­fac­tion de cet immuable besoin. Les contraintes finan­cières auront eu au moins le mérite de mon­trer que le théâtre est par­fai­te­ment capable de se pas­ser de décors com­pli­qués. Il suf­fit pour s’en convaincre de fré­quen­ter les nom­breuses petites salles parisiennes.

Les spec­tacles s’y déroulent sur fond de toiles ten­dues, qui ne repré­sentent rien. Le jeu des éclai­rages pour­voit seul à l’enchantement de l’œil et les grands textes y sont au moins aus­si bien ser­vis qu’ailleurs. Dans ces colonnes, nous avions par­lé en son temps d’un Mariage de Figa­ro à l’Espace Marais. Là, il n’y a pas même de toiles mais seule­ment des murs peints en noir mat, et les comé­diens qui ne jouent pas attendent dans un angle. Or on y goû­tait tout autant Beau­mar­chais que si les acteurs eussent évo­lué par­mi les ors, vrais ou faux, d’une fin de XVIIIe siècle pur jus. Ces ors en tout cas n’auraient pas appor­té plus. Mais auraient-ils nui ?

Existent d’ailleurs des genres théâ­traux, dont cer­tains immé­mo­riaux, excluant, comme de fac­to, l’idée même de décor : théâtre de tré­teaux, café-théâtre, théâtre de rue… et ce ne sont pas des genres mineurs, loin de là. Dans ces colonnes aus­si avait été évo­quée une éblouis­sante inter­pré­ta­tion de Petits bou­lots pour vieux clowns, de Vis­niec, en théâtre de rue, par les Maca­dam Phé­no­mènes de Pierre Dumur. La soi­rée valait le dépla­ce­ment, croyez-moi.

Il arrive pour­tant que le public, ébloui, applau­disse le seul décor, dès que le rideau se lève. On ren­contre aus­si des cas où un mini­mum de décor semble se révé­ler indis­pen­sable. Bien que l’indication de Molière soit, comme tou­jours avec lui et de son temps, fort suc­cincte (La scène est dans une place de ville), on n’imagine pas bien une École des femmes sans la mai­son d’Agnès et son bal­con. L’on sait d’ailleurs le par­ti qu’en tira Chris­tian Bérard lorsqu’il conçut pour Jou­vet le décor avec ses murs s’ouvrant ou se fer­mant sur le jar­din d’Agnès, si fameux qu’il appar­tient désor­mais, peut-on dire, à l’histoire du théâtre et de la mise en scène. L’idée en fut d’ailleurs reprise, voi­ci quelques années, par Mar­cel Maré­chal pour sa propre inter­pré­ta­tion de L’École des femmes. J’eus la chance de la voir à Cré­teil et en garde un sou­ve­nir émer­veillé. Un seul bémol à l’affaire : Agnès était si fluette qu’on ne l’entendait pas, mais ceci est une autre his­toire, qui touche à l’enseignement de la dic­tion dans les conser­va­toires, et n’a rien à voir avec la concep­tion du décor.

Quant à cette concep­tion – je crois que les per­sonnes de qua­li­té disent à pré­sent “ scé­no­gra­phie ” – m’est avis qu’il en est comme du reste : sa qua­li­té obéit à des règles dont nous igno­rons presque tout. De toute façon, le théâtre est un lieu de magie et de rêve et peu importe la façon dont auteur, comé­diens, met­teur en scène, éclai­ra­giste, déco­ra­teur s’y prennent pour nous ensor­ce­ler, pour­vu que nous le soyons… et même si nous ne savons pas comment.

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