Les Directeurs

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°565 Mai 2001Par : Daniel Besse, dans une mise en scène d’Étienne BierryRédacteur : Philippe OBLIN (46)

On entend par­fois des lamen­ta­tions quant à la ténu­ité de la pro­duc­tion dra­ma­tique française con­tem­po­raine. Aus­sitôt que l’on se prend à songer au temps, en par­tie pour­tant tis­sé de som­bres années, où, qua­si simul­tané­ment, vivaient et écrivaient pour le théâtre des auteurs comme Mar­cel Achard, Jean Anouilh, Mar­cel Aymé, Paul Claudel, Sacha Gui­t­ry, Eugène Ionesco, Hen­ry de Mon­ther­lant, Jean-Paul Sartre – pour ne citer que les pre­miers noms qui me vien­nent à l’esprit, et sans con­sid­éra­tion de genre – on com­prend aisé­ment de tels regrets.

Les directeurs de théâtre en sont alors sou­vent réduits à des repris­es, de clas­siques au besoin. Mais pour peu qu’ils fassent appel à des met­teurs en scène dans le vent, résol­u­ment épris de “ relec­tures ”, le résul­tat n’est pas tou­jours mirobolant.

De sorte que l’on guette avec avid­ité l’apparition d’oeuvres nou­velles, mais solides, reposant sur autre chose que du clin­quant intel­lectuel tout juste pro­pre à faire pâmer les bavards de dîn­ers en ville. Il arrive que cette attente soit comblée : nous avons vu, l’autre jour au Poche-Mont­par­nasse, Les Directeurs, du comé­di­en-auteur Daniel Besse, qui d’ailleurs joue dans sa pièce.

Du très bon théâtre, et je serais sur­pris que M. Besse, s’il pour­suit dans cette voie, ne laisse pas son nom à la postérité. Dans cette pièce, toutes les qual­ités faisant une grande oeu­vre dra­ma­tique sont présentes. L’originalité du thème : les rav­ages de l’ambition au sein d’une grosse entre­prise. La con­struc­tion dra­ma­tique : après une scène d’exposition si habile­ment ficelée qu’on entre dans le vif du sujet comme sans s’en apercevoir, et même en s’amusant, on assiste à la mon­tée en puis­sance de la calom­nie destruc­trice au sein d’un petit groupe de cadres supérieurs attelés à la même tâche, et cela tient le spec­ta­teur en haleine jusqu’à la dernière réplique. La den­sité des per­son­nages : ils sont si bien cam­pés, cha­cun dans son genre, qu’il n’y a pas besoin d’avoir longtemps vécu en entre­prise pour croire recon­naître tel ou tel, qu’on a croisé en chair et en os.

Qui n’a déjà ren­con­tré ce prési­dent ironique et dis­tant, immen­sé­ment cul­tivé mais s’amusant, à temps et à con­tretemps, à coller ses ingénieurs, qui n’en peu­vent mais, sur la pein­ture du XVIIe siè­cle, la vie d’Alcibiade ou les mérites du pomerol ? ou ce poly­tech­ni­cien pétri de générosité mais si pas­sion­né par son méti­er qu’il ne voit pas le filet de malveil­lance que son rival tisse autour de lui ? ou tel autre, ancien major de grande école, un brin Don Juan avec les secré­taires, mais surtout infatué de soi, grande gueule et soupe au lait, et par là prêt à tomber dans tous les pièges d’un plus fin que lui ? et encore la jeune jour­nal­iste de revue économique, toute pleine de cette assur­ance pro­pre à un méti­er con­férant pou­voirs sans responsabilités ?

Et d’autres, mais je ne vais pas vous racon­ter la pièce.

Je voudrais cepen­dant ajouter que la con­duite de l’action et la qual­ité des dia­logues sont soutenues par l’admirable “ méti­er ” des comé­di­ens, et comé­di­ennes, si par­faite­ment iden­ti­fiés à leurs per­son­nages qu’on en vient par moments à douter que l’on est au théâtre. On s’y trou­ve pour­tant : n’y manque pas en effet l’indispensable touche de mys­tère et de rêve inqui­et sans quoi il n’est pas de vrai théâtre, ici apportée par quelques brefs jeux de scène en ombres chi­nois­es, se déroulant dans un cor­ri­dor vit­ré. On ne peut donc que féliciter le met­teur en scène (Éti­enne Bier­ry) de ces inven­tions déli­cates, venant ponctuer une mise en scène par ailleurs d’un dépouille­ment de bon aloi.

On aura vu la cri­tique décrire cette pièce comme une satire féroce, mais drôle, de la vie au sein des entre­pris­es. Une telle analyse reste pour­tant à mes yeux beau­coup trop à la sur­face des choses et je suis même ten­té d’y reni­fler comme un arrière-goût “ d’horreur économique ”, un peu sim­plet. Il m’a sem­blé au con­traire que M. Besse descend fort loin dans sa plongée au fond des âmes, celles des hauts respon­s­ables d’entreprises. Après tout, Bri­tan­ni­cus aus­si est, à sa manière et dans son style, une tragédie de l’ambition, avec mort d’homme, et ce serait regarder cette tragédie par le petit bout de la lorgnette que d’en faire une moquerie des mani­gances de cour.

Courez donc voir Les Directeurs, s’il en est encore temps quand paraî­tra ce papi­er, non pas pour être capa­ble d’en par­ler dans les cock­tails, mais parce qu’il s’agit d’une très grande pièce, écrite par un auteur con­tem­po­rain, que cette con­jonc­tion n’est pas fréquente et qu’il con­vient de pren­dre part à la fête.

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