Alexis Lichine, le pape du vin

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°570 Décembre 2001Rédacteur : Laurens DELPECH

La scène se passe à Bor­deaux, vers la fin des années cinquante. Nous sommes dans le meilleur restau­rant de la ville, non loin du quai des Chartrons. Un homme grand, l’allure jeune, les cheveux noirs rejetés en arrière, por­tant des habits de coupe anglaise, se tient debout, un verre à la main. Il sem­ble se con­cen­tr­er inten­sé­ment sur ce verre qu’il tient par le pied, comme il sied à un dégus­ta­teur professionnel.

Ses com­pagnons de déje­uner, répar­tis autour d’une grande table ovale représen­tent la fine fleur du négoce bor­de­lais et des pro­prié­taires de grands vig­no­bles. Cer­tains vis­ages sont graves, con­scients de la solen­nité de l’instant ; d’autres sont moqueurs et ont l’air réjoui de quiconque voit un de ses con­cur­rents entamer un remake de Daniel dans la fos­se aux lions.

Il s’agit d’un jeu, mais d’un jeu qui va con­sacr­er ou entamer une répu­ta­tion. On vient de ten­dre à Alex­is Lichine une bouteille sans éti­quette, et il faut qu’il déter­mine le cru et l’année du fla­con. Ses col­lègues et amis bor­de­lais savent qu’Alexis goûte très bien, comme on dit dans le monde du vin. L’épreuve n’en est pas moins red­outable, et les plus aguer­ris des dégus­ta­teurs n’en sont pas tou­jours sor­tis vainqueurs.

Les dates, les noms, les sen­sa­tions se bous­cu­lent dans l’esprit d’Alexis, mais sa mécanique intel­lectuelle et sen­sorielle s’est mise en marche avec sou­p­lesse et rapid­ité. Il faut procéder dans l’ordre et avec méthode.

La couleur ? La robe assez évoluée avec des reflets tirant vers le brun laisse présager qu’il s’agit d’un vin déjà ancien, qui a prob­a­ble­ment plus de vingt ans de bouteille.

Le nez ? Un bou­quet sub­til de sous-bois et de fruits à l’eau-de-vie, avec une pointe de cèdre per­met de penser qu’il s’agit d’un Médoc.

En bouche, l’attaque est douce. La ron­deur évoque un Saint-Estèphe. La longue finale mon­tre qu’il ne peut s’agir que d’un grand mil­lésime. L’absence de tan­nins indique que ce n’est pas un vin des années quar­ante ou cinquante. Il ne peut s’agir non plus d’un 1934 ou d’un 1937, qui ont encore une cer­taine raideur. Ce ne peut donc être qu’un vin d’une des qua­tre grandes années de l’entre-deux-guerres 1924, 1926, 1928 ou 1929. Mais les 1926 et 1928 ont tou­jours eu une forme de dureté qui ne se retrou­ve pas dans ce vin par­ti­c­ulière­ment bien équili­bré. La douceur de son attaque fait penser à 1924, grande année mais un peu faible, ou 1929.

Alex­is goûte à nou­veau. La saveur pleine et pro­fonde, la longueur sont autant d’indices qui font pencher la bal­ance en faveur du mil­lésime 1929.

Il n’existe que trois grands châteaux sus­cep­ti­bles de pro­duire un vin de cette classe dans la com­mune de Saint- Estèphe : Calon-Ségur, Mon­trose et Cos d’Estournel. Ce vin est trop rond pour être un Calon. La pro­fondeur et la finale très légère­ment choco­latée feraient plutôt pencher la bal­ance du côté de Cos que de celui de Montrose.

Alex­is lève les yeux, il par­court lente­ment l’assemblée du regard avant d’émettre son diag­nos­tic : “Cos d’Estournel 1929 ”.

Les applaud­isse­ments crépi­tent. Ceux qui arbo­raient aupar­a­vant une expres­sion gogue­narde s’empressent autour du vain­queur : “ Je savais bien, Alex­is, que toi seul étais capa­ble d’un tel tour de force. ”

Alex­is Lichine, que les Améri­cains ont déjà surnom­mé le pape du vin, vient défini­tive­ment de s’imposer devant ses pairs, à l’âge de quar­ante-six ans, comme le meilleur dégus­ta­teur de la place de Bor­deaux. Il savoure sa victoire.

Que de chemin par­cou­ru depuis ces jours de sep­tem­bre 1917 où ser­ré entre sa sœur Irène et Nat­acha, sa gou­ver­nante, il regar­dait la neige tomber sur la plaine russe à tra­vers la por­tière du Transsi­bérien qui l’emportait vers Vladi­vos­tok, pour fuir les pre­miers soubre­sauts de la révo­lu­tion d’octobre !

Un enfant de bohème

“ Nous n’habiterons pas tou­jours ces ter­res jaunes, notre délice… ” Très tôt, la vie d’Alexis sera mar­quée par l’exil. Il n’a que qua­tre ans, quand la famille Lichine quitte la Russie. Riche ban­quier, le père d’Alexis a com­pris que la Révo­lu­tion va emporter le régime tsariste. Il a donc décidé de pren­dre les devants, de par­tir à l’étranger avec les siens, en empor­tant dans ses bagages un peu d’or et quelques titres.

La famille s’installe à Paris au début des années vingt. Par­faite­ment bilingue (il devien­dra citoyen améri­cain en 1936), Alex­is débute dans la vie active en devenant courtier de pub­lic­ité pour le New York Her­ald Tri­bune de Paris, l’ancêtre du Inter­na­tion­al Her­ald Tri­bune. C’est à ce moment-là qu’il com­mence à être un pro­fes­sion­nel du vin.

La chance de sa vie sera la sup­pres­sion de la pro­hi­bi­tion aux États-Unis, en 1935. Alex­is décide d’avoir sa part du pactole que va représen­ter l’explosion du marché améri­cain des vins et spir­itueux. Il démis­sionne du Her­ald Tri­bune et part pour New York. Son but est de devenir le représen­tant exclusif d’un cer­tain nom­bre de négo­ciants français de vins haut de gamme.

Ses méth­odes de vente sont aus­si effi­caces qu’originales. En jan­vi­er 1939, il va déje­uner chez “ Antoine ”, le meilleur restau­rant français de La Nou­velle-Orléans. À peine instal­lé, il com­mande cinq vins par­mi les plus coû­teux de la carte pour accom­pa­g­n­er son repas.

Désireux de mieux con­naître un aus­si bon client, Roy Alci­a­tore, le patron du restau­rant, vient lui présen­ter ses respects. Alex­is se plaint de la médi­ocrité des vins qu’on lui a servis, indignes d’une mai­son de cette classe. Alci­a­tore fait alors mon­ter plusieurs autres bouteilles de sa cave. À minu­it, Alex­is est tou­jours à table, et il a refait la carte des vins de “ Antoine ”.

Alex­is a trou­vé sa voie : la plus grande par­tie de sa vie pro­fes­sion­nelle sera désor­mais con­sacrée à la vente des vins français aux États-Unis.

En 1942, il est offici­er dans l’armée améri­caine. Il fini­ra la guerre avec le grade de com­man­dant, non sans avoir été aide de camp d’Eisenhower. Démo­bil­isé en 1946, il reprend son exis­tence de négo­ciant, par­courant inlass­able­ment les États-Unis pour y ven­dre des vins de Bour­gogne et de Bor­deaux, créant sa pro­pre société de négoce “ Alex­is Lichine & Co ”, qu’il ven­dra en 1966 à Bass Char­ring­ton, le grand brasseur anglais.

Ces vingt années représen­teront le som­met de son activ­ité pro­fes­sion­nelle, c’est à ce moment-là qu’il devien­dra le “ pape du vin ”, l’homme qui con­ver­tit les Améri­cains à ce type de bois­son. À par­tir du début des années soix­ante-dix, son influ­ence com­mencera à déclin­er. Cet homme aux mul­ti­ples tal­ents se tourn­era alors vers l’écriture, faisant paraître notam­ment une Ency­clopédie des vins et spir­itueux, pub­liée en neuf langues, qui fait tou­jours autorité, ain­si qu’un Guide des vins et vig­no­bles de France, pub­lié en six langues. Il mour­ra en 1989, à l’âge de 75 ans, à Prieuré-Lichine.

Un prieuré pour le pape du vin

L’amour du vin ne saurait être com­plet sans l’amour de la terre qui porte les vignes. C’est au début de l’année 1950 qu’Alexis visi­ta pour la pre­mière fois le Château Can­tenac-Prieuré, cru classé de Mar­gaux, qui était à vendre.

La pro­priété était dans un triste état. Le toit lais­sait pass­er la pluie. Il n’y avait ni eau courante ni salle de bains. Des chauve-souris nichaient dans les chais. Les vignes étaient mal entretenues et la super­fi­cie de la pro­priété n’était plus que de onze hectares (con­tre vingt en 1855, lors du classe­ment). Alex­is se déci­da à l’acheter en 1953.

Ce fut la meilleure affaire de sa vie.

La pro­priété achetée 8000 £ vaut main­tenant plusieurs cen­taines de mil­lions. Le nom en a été changé en celui de Prieuré-Lichine et la super­fi­cie portée, par rachats suc­ces­sifs de par­celles appar­tenant à d’autres crus classés, à 75 hectares. En 1999, Prieuré-Lichine a été cédé à Louis et Armand Bal­lande, deux frères qui ont fait for­tune en Nou­velle-Calé­donie dans l’exploitation du nick­el et le com­merce avec l’Asie, et ont pris toutes les mesures néces­saires pour que le domaine compte par­mi les meilleurs de Mar­gaux. Le Prieuré restera digne du grandiose sou­venir du “ pape du vin… ”.

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