Accélérer la décarbonation du secteur aérien

Accélérer la décarbonation du secteur aérien

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°780 Décembre 2022
Par Alexandre BACLET

Alors que le secteur aéro­nau­tique sort de la plus grande crise de son his­toire, il doit se mobilis­er pour faire face à un enjeu cri­tique et struc­turant pour son avenir : la décar­bon­a­tion. Alexan­dre Baclet, directeur général adjoint d’Air France Economie Finances, nous explique com­ment la com­pag­nie aéri­enne appréhende ce défi et revient sur les objec­tifs et ambi­tions qu’elle s’est fixée à hori­zon 2050. Entretien.

Comment votre secteur appréhende-t-il la question de la décarbonation ?

Si c’est un enjeu que nous parta­geons avec l’ensemble des indus­tries et des économies. Pour nous, la décar­bon­a­tion est encore plus com­plexe, car le secteur aérien est un impor­tant émet­teur de CO2. Pour relever ce défi, nous sommes dépen­dants de rup­tures tech­nologiques qui peu­vent met­tre du temps à arriv­er, comme par exem­ple l’avion à hydrogène qui ne devrait pas voir le jour avant 2035.

Toute­fois, la tran­si­tion écologique, qui est un impératif pour pou­voir lut­ter con­tre le change­ment cli­ma­tique, est plus que jamais au cœur du mod­èle de trans­port aérien de demain. La réponse à ce défi sera for­cé­ment col­lec­tive. En tant que com­pag­nie aéri­enne, nous suiv­ons avec beau­coup d’attention le tra­vail et les inno­va­tions des avion­neurs, prin­ci­pale­ment Air­bus et Boe­ing et des motoristes, pour réduire la con­som­ma­tion de car­bu­rant et les émis­sions car­bone des avions. Enfin dans cette tran­si­tion, les gou­verne­ments et la Com­mis­sion européenne ont bien évidem­ment un rôle très impor­tant à jouer.

Quels sont les objectifs qu’Air France s’est fixés ? 

Air France s’engage à réduire de 30% les émis­sions de CO2 par pas­sager kilo­mètre d’ici 2030 par rap­port à leur niveau de 2019. A plus long terme, et afin de con­tribuer à l’objectif de neu­tral­ité car­bone glob­ale, Air France a pour objec­tif zéro émis­sion nette de CO2 à hori­zon 2050, ce qui implique, très con­crète­ment, une réduc­tion dras­tique de nos émis­sions de CO2. Pour y par­venir, les prin­ci­paux leviers sont le renou­velle­ment de nos flottes et le recours à des car­bu­rants d’aviation durables.

Air France a déjà lancé sa tran­si­tion écologique depuis plusieurs années afin de réduire son empreinte envi­ron­nemen­tale. Tout notre écosys­tème est mobil­isé en ce sens : nos col­lab­o­ra­teurs, nos parte­naires économiques, nos action­naires, ain­si que l’État français qui suit atten­tive­ment nos actions, engage­ments et réal­i­sa­tions en ce sens pour que notre pays devi­enne l’un des lead­ers mon­di­aux dans le trans­port aérien durable. Entre 2005 et 2019, nous avons déjà réduit nos émis­sions totales de CO2 de 6 % alors que le traf­ic a aug­men­té de 32 %. Aujourd’hui, il faut accélér­er ce rythme. Et pour ce faire, nous nous sommes récem­ment dotés d’un plan ambitieux : Air France ACT.

Quelles en sont les grandes lignes de votre stratégie en la matière ? 

Notre tra­jec­toire de décar­bon­a­tion vise d’abord à respecter les objec­tifs de l’Accord de Paris. Elle repose sur la méthodolo­gie de cal­cul de l’organisme sci­en­tifique indépen­dant, Sci­ence Based Tar­gets, qui a élaboré une tra­jec­toire de décar­bon­a­tion pour le secteur aérien per­me­t­tant d’être en cohérence avec les objec­tifs de l’Accord de Paris et la lim­i­ta­tion du réchauf­fe­ment cli­ma­tique en-deçà de + 2°.

Notre prin­ci­pal objec­tif est bien évidem­ment la neu­tral­ité car­bone à hori­zon 2050. Nous nous sommes, en plus, fixés des jalons inter­mé­di­aires, dont la réduc­tion de 30 % de nos émis­sions de CO2 par pas­sager-kilo­mètre à hori­zon 2030, par rap­port à 2019, afin d’atteindre une baisse de 12 % de nos émis­sions totales. Cet objec­tif ne prend pas en compte les mécan­ismes dit de com­pen­sa­tion, la pri­or­ité en ter­mes de lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique étant la réduc­tion stricte des émis­sions de gaz à effet de serre. 

De manière plus pré­cise, nos actions s’articulent autour des trois axes en lien avec les scopes 1,2 et 3 qui représen­tent les dif­férentes grandes caté­gories d’émissions de gaz à effet de serre d’une entre­prise. Notre pri­or­ité est la réduc­tion de nos émis­sions directes de CO2 : liées à la com­bus­tion de kérosène, celles-ci représen­tent plus de 80 % de nos émis­sions. À cela s’ajoute la réduc­tion de nos émis­sions indi­rectes de CO2, qui ren­voient aux activ­ités hors de nos avions ain­si que les émis­sions liées à nos fournisseurs.

Pour tenir ces engagements et objectifs, quelles sont les actions que vous mettez en place ? 

Le pre­mier levi­er con­cerne le renou­velle­ment de notre flotte, car c’est ce qui nous per­me­t­tra d’obtenir des effets immé­di­ats à très court terme. Nous avions déjà investi dans les avions de nou­velle généra­tion avant le début de la crise san­i­taire. C’est un proces­sus que nous pour­suiv­ons et qui a voca­tion à s’inscrire dans la durée. Nous atten­dons des livraisons impor­tantes de 60 A220 et 38 A350 au total qui sont des avions qui émet­tent entre 20 à 25 % de CO2 en moins par rap­port aux avions qu’ils rem­pla­cent. Aujourd’hui, ces avions de nou­velle généra­tion représen­tent 7 % de notre flotte totale. D’ici 2025, ces avions de nou­velle généra­tion con­stitueront 45 % de la flotte pour attein­dre 70 % de la flotte en 2030. 

Le sec­ond levi­er de notre décar­bon­a­tion s’appuie sur le recours aux car­bu­rants d’aviation durables. Nous avons fait le choix de n’utiliser que des car­bu­rants dits de deux­ième généra­tion, fab­riqués à par­tir de ressources non fos­siles, telles que des huiles usagées ou des déchets agri­coles, qui n’entrent pas en com­péti­tion avec les fil­ières ali­men­taires et ne sont pas pro­duits à par­tir d’huile de palme. En con­for­mité avec la régle­men­ta­tion européenne et française, nous n’achetons que des car­bu­rants durables ou SAF (sus­tain­able avi­a­tion fuel) dont la dura­bil­ité est avérée et cer­ti­fiée par des organ­ismes indépen­dants et mon­di­ale­ment recon­nus comme le RSB ou ISCC+. Ils offrent le même niveau de sécu­rité que le kérosène, et peu­vent lui être mélangés sans mod­i­fi­ca­tion des avions, des moteurs, ou des infra­struc­tures logis­tiques et de stock­age. Con­crète­ment, une tonne de SAF per­met de réduire d’environ 80 % les émis­sions de CO2 sur l’ensemble du cycle de vie du car­bu­rant par rap­port à une tonne de fioul clas­sique. À hori­zon 2030, notre objec­tif est d’utiliser au moins 10 % de SAF et 63 % à hori­zon 2050. Cela implique une véri­ta­ble mon­tée en puis­sance de toute la fil­ière du SAF, et notam­ment le développe­ment des SAF de nou­velle généra­tion, dits car­bu­rants syn­thé­tiques, pro­duits à par­tir d’hydrogène vert et de CO2 capté. 

En par­al­lèle, nous met­tons en place d’autres actions, telles que des mesures opéra­tionnelles qui ont, certes, un impact plus faible, mais qui con­tribuent à réduire nos émis­sions de 2 à 3 % : l’utilisation d’un seul des deux moteurs au sol ; l’optimisation des tra­jec­toires de vol ; priv­ilégi­er la descente con­tin­ue plutôt qu’un atter­ris­sage par palier… Côté aéro­port, pour réduire la con­som­ma­tion de kérosène quand l’avion est au sol, il faut dévelop­per des instal­la­tions d’alimentation élec­trique au sol. 

Par ailleurs, nous offrons à nos clients la pos­si­bil­ité de com­bin­er dif­férents modes de trans­port. Nous dévelop­pons avec la SNCF l’intermodalité pour com­bin­er les tra­jets en avion et en train. Le développe­ment de l’intermodalité va, d’ailleurs, mod­i­fi­er l’expérience client. Elle s’inscrit aus­si dans la con­ti­nu­ité d’une demande du gou­verne­ment de réduire le nom­bre de vols pour lesquels il existe une alter­na­tive en train d’une durée inférieure à 2h30. Enfin, les voyageurs ont aus­si la pos­si­bil­ité de con­tribuer de manière volon­taire : au-delà de la con­tri­bu­tion oblig­a­toire au SAF qui est prise en compte dans le prix du bil­let, ils ont égale­ment la pos­si­bil­ité de faire une con­tri­bu­tion volon­taire visant à dévelop­per l’incorporation de SAF dans nos futurs vols. Et nous pro­posons égale­ment aux entre­pris­es, notam­ment dans le cadre de trans­port aérien car­go, d’adhérer à des con­trats SAF qui vont leur per­me­t­tre de s’engager à nos côtés. Dans ce cadre, nous nous enga­geons à acheter du SAF et à leur fournir des cer­ti­fi­cats pour décompter les réduc­tions d’émissions en con­séquence de leur scope 3. 

Quels sont les principaux enjeux dans cette démarche de décarbonation ?

Comme pour de nom­breux secteurs d’activité, c’est d’abord le coût de ces tran­si­tions. Le secteur aérien a des marges tra­di­tion­nelle­ment faibles. Nous sor­tons d’une crise qui a forte­ment frag­ilisé notre équili­bre financier. Aujourd’hui, la tonne de SAF coûte entre 4 à 8 fois plus cher qu’une tonne de car­bu­rant tra­di­tion­nel. Pour dévelop­per une fil­ière du SAF effi­cace et com­péti­tive, nous avons besoin de l’implication des gou­verne­ments et de la Com­mis­sion européenne. En France, 200 mil­lions d’euros sont con­sacrés au développe­ment de ces car­bu­rants. Aux États-Unis, les mécan­ismes de sou­tien ont été mas­sifs ce qui leur per­met aujourd’hui de pro­pos­er la tonne de SAF à un prix qua­si-équiv­a­lent à celui de la tonne de fioul clas­sique. Nous pen­sons, par ailleurs, que l’instrument de la Com­mis­sion européenne, l’Important Projects of Com­mon Euro­pean Inter­est (IPCEI), qui a per­mis de financer le développe­ment de pro­jets dans le domaine des bat­ter­ies, des semi-con­duc­teurs ou encore de l’hydrogène, pour­rait être mis au ser­vice du développe­ment d’une fil­ière de car­bu­rant durable, un domaine qui relève de la sou­veraineté indus­trielle européenne, et qui con­cerne aus­si bien les avions que les voitures ou les poids lourds. Enfin, nous avons aus­si un enjeu humain pour relever l’ensemble des défis. Nous avons besoin de recruter les tal­ents et les com­pé­tences qui vont aider le secteur à innover et à dévelop­per les solu­tions qui lui per­me­t­tront de se décar­bon­er. Typ­ique­ment, nous recher­chons des ingénieurs qui maîtrisent les tech­nolo­gies de la data et de l’intelligence arti­fi­cielle pour repenser et faire évoluer le mod­èle de trans­port aérien. Perçu par cer­tains comme un secteur peu attrac­t­if et pol­lu­ant, l’aérien est un univers en pleine trans­for­ma­tion qui peut aujourd’hui offrir de très belles per­spec­tives de carrière.

Et quelles pistes de réflexion pourriez vous partager avec vos lecteurs sur cette question de la décarbonation du secteur aérien ?

En Europe, voire dans le reste du monde, la France est un pays qui s’est très tôt emparé de cet enjeu et a depuis tou­jours eu cette ambi­tion d’être à la pointe sur ces sujets envi­ron­nemen­taux. Dans cette course à la neu­tral­ité car­bone, il y a par­fois la ten­ta­tion de réduire la part du trans­port aérien. Toute­fois, je pense qu’on aura tou­jours besoin des avions pour se déplac­er. Plus que jamais, nous avons besoin d’entreprises et de com­pag­nies aéri­ennes qui vont être moteurs dans cette tran­si­tion écologique et envi­ron­nemen­tale, ain­si qu’une véri­ta­ble col­lab­o­ra­tion entre ces dernières et les pou­voirs publics.

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