À l’X au XIXe siècle : de l’art d’écrire à la culture générale

Dossier : L'X et les humanitésMagazine N°701 Janvier 2015
Par Anne DULPHY
Par Isabelle BACKOUCHE

REPÈRES

Absent à la fondation de l’École polytechnique, l’enseignement des humanités s’est rapidement inscrit dans le cursus, dans un contexte marqué par l’affrontement de deux conceptions d’éducation : l’une, « éclairée et utile, tournée vers le monde », entendait former des hommes d’action par des cours directement utiles ; l’autre, classique, façonnait des « hommes de conviction, aptes à commander par l’ascendant d’une parole » grâce à l’acquisition d’une « langue de culture », le latin, les belles-lettres.
L’École polytechnique n’a surtout pas exclu la seconde.

Le cours gram­maire et belles-lettres est créé à la ren­trée 1804. La pro­po­si­tion a été for­mu­lée par le Conseil d’instruction, puis relayée auprès des auto­ri­tés par le Conseil de per­fec­tion­ne­ment qui a pré­sen­té le pro­fes­seur choi­si, Fran­çois Andrieux. Celui-ci lance son ensei­gne­ment sans qu’une réponse offi­cielle ait été obtenue.

“ Clarté du style et aisance du propos ”

L’argumentation déve­lop­pée par le Conseil, qui lui per­met d’obtenir fin février 1806 l’agrément napo­léo­nien, éclaire ses attentes qui s’inscrivent dans un retour en force plus géné­ral de l’enseignement des huma­ni­tés clas­siques après une éclipse.

Grammaire et belles-lettres

Ana­ly­ser Cicéron.

L’objectif pre­mier est de « faire connaître aux élèves les règles de la gram­maire, le génie de leur langue, les prin­cipes de la lit­té­ra­ture et les ouvrages clas­siques qui doivent leur ser­vir de modèle pour for­mer leur style et les mettre en état d’écrire avec méthode, clar­té et élé­gance sur toutes les matières ».

Lisi­bi­li­té de l’écriture, cor­rec­tion de l’orthographe, clar­té du style et aisance du pro­pos, voi­là les qua­li­tés indis­pen­sables à la rédac­tion de rap­ports. Pour les acqué­rir, on en revient à la fré­quen­ta­tion des auteurs clas­siques, rom­pant avec l’apprentissage direct pré­co­ni­sé au XVIIIe siècle.

Ces exi­gences lin­guis­tiques sont posées dès le concours d’admission. Une dic­tée, exer­cice alors inusi­té, est intro­duite en 1801. En 1807, elle cède la place à une ver­sion latine, tirée des Offices de Cicé­ron, accom­pa­gnée d’une ana­lyse grammaticale.

En 1817, une com­po­si­tion fran­çaise y est ajou­tée, pre­mière épreuve écrite de l’ensemble du concours.

ORDRE, CONCISION ET CLARTÉ

Les dirigeants de l’École estimaient que les belles-lettres, dépositaires d’un « art d’écrire » avec « pureté, concision, simplicité », allaient aussi favoriser la réflexion des élèves en les incitant à exprimer « leurs idées avec plus d’ordre, de clarté, de promptitude ».
Elles devaient également influer sur les mœurs et le caractère des élèves. « Tels sont les résultats de l’éducation littéraire : le commandement acquiert plus de noblesse et perd de sa dureté ; l’obéissance est plus prompte et moins servile ; entre égaux, les relations deviennent plus faciles, plus favorables à l’harmonie qui doit régner, surtout parmi des hommes qui, placés en des postes divers, ont un même but, la gloire et le bien de l’État. »

Un rattrapage en rhétorique

L’importance de cet ensei­gne­ment ne doit néan­moins pas être sur­es­ti­mée. Il offre aux élèves ayant opté pour une filière scien­ti­fique dans le secon­daire un « rat­tra­page » en rhé­to­rique, et sa part dans l’emploi du temps est très réduite.

“ Louis-Aimé Martin inaugure en 1816 l’alternance ultérieure entre littérature et histoire ”

Il revint à Fran­çois Andrieux de l’inaugurer. Avo­cat de for­ma­tion, il a embras­sé les idées révo­lu­tion­naires. Membre du Conseil des Cinq-Cents puis du Tri­bu­nat, il en est écar­té en 1802 avec l’opposition libé­rale à Napo­léon Bona­parte, ce qui explique cer­tai­ne­ment les réti­cences offi­cielles à l’installer dans la nou­velle chaire.

Connu comme poète, auteur de théâtre, cri­tique lit­té­raire, il a été admis à l’Académie fran­çaise en 1803. À sa nomi­na­tion à l’École, à qua­rante-cinq ans, il n’a aucune expé­rience d’enseignement mais ses cours sont très appré­ciés par les élèves.

En pre­mière année, il se consacre à la gram­maire et à l’art d’écrire par les belles-lettres dans le but de faci­li­ter la rédac­tion des rap­ports. Sans doute agré­mente-t-il, comme au Col­lège de France, son cours de deuxième année sur l’éloquence, la poé­sie et la lit­té­ra­ture fran­çaises d’anecdotes et de lectures.

Un cours pour juger des droits et devoirs

Libre pen­seur, admi­ra­teur de Vol­taire, Fran­çois Andrieux est écar­té en 1816 au pro­fit du catho­lique et monar­chiste Louis-Aimé Mar­tin. Cet homme de lettres est nom­mé pro­fes­seur de belles-lettres, his­toire et morale, pour per­mettre aux élèves de « juger à la fois de leurs droits et de leurs devoirs », ce qui inau­gure l’alternance ulté­rieure entre lit­té­ra­ture et histoire.

Portrait de Le Verrier.
Un por­trait de Le Verrier.

FORMER DES ESPRITS POSITIFS

Au milieu du XIXe siècle, le Conseil de perfectionnement considère que l’École polytechnique doit former des « esprits positifs » sachant écrire mais n’ayant pas fait de fortes études classiques. Les épreuves littéraires du concours suffisent, d’autant qu’elles se diversifient à partir de 1850 quand l’École souhaite développer un enseignement éclectique et utilitaire.
Aux compositions écrites habituelles viennent s’ajouter un thème allemand et une dissertation d’histoire et de géographie. Derrière ce nouveau profil de polytechnicien se cache l’astronome Urbain Le Verrier, répétiteur de « géodésie, astronomie et machines », qui, à la tête d’une coalition de savants industrialistes, infléchit l’enseignement vers les sciences appliquées à l’industrie.
Il est à l’origine de la réforme qui a créé une section scientifique dans l’enseignement secondaire. Les épreuves d’admission sont modifiées et la version latine, épreuve reine du concours, disparaît en 1855.

L’exercice heb­do­ma­daire de com­po­si­tion ali­mente sans doute l’hostilité d’une part impor­tante des élèves. La déci­sion votée par les élèves de lire une heure par jour des clas­siques fran­çais pour « ne pas se lais­ser cré­ti­ni­ser par les mathé­ma­tiques » atteste néan­moins qu’ils ne sont pas rétifs aux lettres.

Antoine-Vincent Arnault occupe la chaire de l’École poly­tech­nique de 1830 à 1834. À par­tir de 1834, le cours de lit­té­ra­ture est assu­ré par Paul-Fran­çois Dubois, écri­vain et fon­da­teur du Globe aux côtés du socia­liste Pierre Leroux. Très enga­gé poli­ti­que­ment, et nom­mé à la tête de l’École nor­male supé­rieure en 1840, il néglige de plus en plus ses élèves de l’École poly­tech­nique et est contraint à la démis­sion en 1848.

Il est rem­pla­cé par Eugène Ros­seeuw Saint-Hilaire, agré­gé d’histoire, qui contri­bue à redo­rer l’enseignement des lettres à l’École poly­tech­nique, mais le pro­gramme ne lui laisse pas une grande marge de manœuvre.

La diver­si­fi­ca­tion amor­cée par ailleurs en 1830 avec la créa­tion d’un cours d’allemand ne se concré­tise vrai­ment qu’en 1873, lorsque l’enseignement des langues fonc­tion­na réel­le­ment à l’École.

Le fonds commun de l’instruction

La place des huma­ni­tés au sein de l’École poly­tech­nique se voit para­doxa­le­ment favo­ri­sée quand le bac­ca­lau­réat scien­ti­fique est créé, car on prend acte des moindres connais­sances lit­té­raires des can­di­dats en diver­si­fiant ces ensei­gne­ments dans le cursus.

Parce que « les ingé­nieurs et les offi­ciers doivent néces­sai­re­ment pos­sé­der, en fait de connais­sances géné­rales, le fonds com­mun de l’instruction des hommes de toutes pro­fes­sions ayant reçu une édu­ca­tion libé­rale », on réta­blit l’enseignement lit­té­raire en deuxième année pour don­ner une culture géné­rale aux élèves, notam­ment en histoire.

Élargir les horizons

Dessin original de Maurice Pellé représentant Paul Louis Berthold Zeller
Des­sin ori­gi­nal de Mau­rice Pel­lé repré­sen­tant Paul Louis Ber­thold Zel­ler, his­to­rien du XVIIe siècle fran­çais, qui occu­pa en 1883–1884 le poste de rép­té­ti­teur du cours d’his­toire de son père Jules Zel­ler. Avec notes de cours en bas de page.
© Col­lec­tions Ecole poly­tech­nique – Archives fami­liales Pellé

Après avoir don­né la pri­meur à la gram­maire et aux belles-lettres, l’enseignement des huma­ni­tés change d’objectif. Il ne s’agit plus seule­ment de s’assurer que les élèves maî­trisent les rudi­ments de la langue et de la culture lit­té­raire fran­çaises, mais bien d’utiliser les huma­ni­tés comme des moyens d’élargir leurs hori­zons et d’approfondir chez eux une solide culture dans ces disciplines.

Ain­si, le nombre des leçons de lit­té­ra­ture s’étoffe-t-il et, grâce à Ernest Havet, agré­gé de lettres, spé­cia­liste d’histoire reli­gieuse, les cours lit­té­raires ren­contrent un véri­table engoue­ment de 1852 à 1862. Plu­sieurs témoi­gnages rap­portent la force et la séduc­tion de cet homme : « Aller l’entendre était à la fois un délas­se­ment et un charme.

Pour­tant jamais voix plus ingrate ne s’est fait entendre dans un grand amphi­théâtre ; mais ici le fond empor­tait la forme. […] Havet excel­lait à mettre en saillie les grandes figures : il fai­sait revivre Rabe­lais, Cor­neille, Pas­cal, Molière, Vol­taire, tous les grands esprits libres qu’il aimait. »

Un enseignement lié à la recherche

Au-delà des années 1870, les cur­sus d’histoire et de lettres s’autonomisent, fai­sant dis­pa­raître ces figures éru­dites à la char­nière entre l’histoire et la lit­té­ra­ture. Désor­mais, ce sont des spé­cia­listes, pro­fes­sion­nels dans leur dis­ci­pline, qui assurent les enseignements.

Ain­si, à par­tir de 1873, Louis de Lomé­nie fait du cours de lit­té­ra­ture une cau­se­rie fine et spi­ri­tuelle où il cherche sur­tout à éveiller chez ses audi­teurs le goût des choses littéraires.

Dans le même temps, en 1862, un cours d’histoire est inau­gu­ré par Vic­tor Duruy, agré­gé d’histoire et de géo­gra­phie, « afin de déve­lop­per la recherche et de for­mer des savants ». Avec lui, les élèves découvrent un ensei­gne­ment qui s’éloigne de la for­ma­tion d’esprits culti­vés pour s’ouvrir à la connais­sance comme pro­duit de la recherche.

Agré­gé d’histoire, Jules Zel­ler lui suc­cède en 1863 et donne ses lettres de noblesse à l’enseignement de l’histoire à l’École polytechnique.

En 1881, la chaire d’histoire et celle de lit­té­ra­ture sont à nou­veau fusion­nées mais, compte tenu de l’intérêt des élèves pour l’histoire après 1870, ce sont plu­tôt des his­to­riens qui l’occupent. Georges Duruy, fils du pré­cé­dent, est ain­si nom­mé en 1892 ; il est sus­pen­du en avril 1899 pour avoir écrit un article dans Le Figa­ro défen­dant le capi­taine Alfred Drey­fus, puis réin­té­gré dès le mois suivant.

Scientifiques et littéraires

Cette poli­tique favo­rable aux études lit­té­raires au sein de l’École a main­te­nu la pré­émi­nence des bache­liers ès lettres, qui, pour cer­tains, cumu­laient les deux bacs. Ils figu­raient par­mi les meilleurs can­di­dats, démon­trant la forte cor­ré­la­tion entre un bon niveau en lit­té­ra­ture et en mathématiques.

Dans les années 1880, l’épreuve du concours évo­lue vers une dis­ser­ta­tion pri­vi­lé­giant la réflexion, la clar­té et l’organisation de la pen­sée, et remet­tant en cause l’enseignement rhé­to­rique tra­di­tion­nel fon­dé sur l’apprentissage par cœur. En 1927, à la dis­ser­ta­tion est ajou­tée une ana­lyse littéraire.

Dessin de Maurice Etienne Martin Lecomte (X 1910 ; 1891-1914), représentant Georges Duruy
:Dessin de Maurice Etienne Martin Lecomte (X 1910 ; 1891-1914), représentant Georges Duruy

Des­sins de Mau­rice Etienne Mar­tin Lecomte (X 1910 ; 1891–1914), tirés du Petit Cra­pal 1910, repré­sen­tant Georges Duruy. Selon l’Argot de R. Smet (Gau­thier-Vil­lars 1936), il fut le pre­mier pro­fes­seur d’his­toire et de lit­té­ra­ture pour lequel on par­la de Laïus Por­no, « sans doute parce qu’il avait l’ha­bi­tude de prê­cher en faveur de la morale et de la tolérance ».
© Col­lec­tions Ecole polytechnique

La vocation sociale de l’ingénieur

À la fin du XIXe siècle, l’affirmation de la voca­tion sociale de l’ingénieur, à l’image de celle de l’officier, conduit à prendre en compte les ques­tions sociales dans le cours d’histoire et de lit­té­ra­ture. Fina­le­ment, en 1906, un cours d’économie sociale est créé et confié à Eugène Four­nière, homme poli­tique dis­ciple de Jules Guesde.

Après avoir refu­sé la sépa­ra­tion des deux cultures, l’École poly­tech­nique a donc conso­li­dé à par­tir du milieu du XIXe sa spé­ci­fi­ci­té au sein des écoles d’ingénieurs, en consi­dé­rant que la maî­trise des huma­ni­tés et une solide culture géné­rale seraient un atout pour ses élèves dans leur future carrière.

Poster un commentaire