Inès Safi (X86)

Inès Safi (X86) la perplexité ouvre à l’altérité

Dossier : TrajectoiresMagazine N°787 Septembre 2023
Par Pierre LASZLO

Inès Safi est tuni­sienne. Vouée à l’excellence, elle a choi­si la phy­sique théo­rique et dirige un groupe de recherche au Labo­ra­toire de phy­sique des solides à Orsay. Le sou­fisme l’a aidée à se défi­nir comme une cher­cheuse à la foi fervente.

Tuni­sienne, ori­gi­naire de Sfax où elle naquit et pas­sa son enfance : des années d’intense curio­si­té, tous azi­muts. Sa maman, tout à fait excep­tion­nelle, avec pour devise « apprendre par le jeu », en fit une sur­douée. Sa famille fut pro­fon­dé­ment bles­sée par la vio­lence de la colo­ni­sa­tion fran­çaise. Inès, pour sa part, réso­lut de ripos­ter, en deve­nant sys­té­ma­ti­que­ment la meilleure partout !

Féministe, physicienne et mère

Bache­lière à 18 ans, Inès Safi obtint une bourse pour étu­dier en France et se retrou­va à Ginette – la seule non catho­lique –, ce qui for­ti­fia son iden­ti­té de musul­mane. Elle inté­gra l’X, seule étran­gère dans cette pro­mo­tion, s’y des­ti­nant aux mathé­ma­tiques. Elle choi­sit la gym­nas­tique comme sec­tion spor­tive (elle ché­rit la pho­to où quelques cama­rades et elle-même s’apprêtent à plon­ger en grand uni­forme, sus­ci­tée par la visite du ministre des Armées, André Giraud (X44), et recueillie dans l’album de pro­mo­tion). Fémi­niste – comme il se doit –, elle se lan­ça dans une cam­pagne de kès avec neuf autres jeunes filles et un garçon.

Inès Safi et des camarades de la section gymnastique et s’apprêtant à plonger en grand uniforme lors de la visite du ministre des Armées, André Giraud (X44). © École polytechnique, Palaiseau / Album de promotion 1986
Inès Safi et des cama­rades de la sec­tion gym­nas­tique et s’apprêtant à plon­ger en grand uni­forme lors de la visite du ministre des Armées, André Giraud (X44). © École poly­tech­nique, Palai­seau / Album de pro­mo­tion 1986

Adieu aux maths : Inès devint phy­si­cienne sous la bien­veillante influence d’Yves Qué­ré et opta pour la phy­sique théo­rique sous celle d’Édouard Bré­zin. Jean-Louis Bas­de­vant, Alain Aspect contri­buèrent aus­si à cet appel. Puis elle par­tit en 1989 pré­pa­rer un doc­to­rat aux États-Unis, à l’université Rut­gers, à New Bruns­wick, proche de New York. Ce furent pour elle des années pré­cieuses, tout par­ti­cu­liè­re­ment de par son inclu­sion dans la com­mu­nau­té musul­mane locale, avec sa pre­mière fré­quen­ta­tion d’une mos­quée. Elle opta pour le port du voile et revint en France voi­lée (mais ôta le voile sous l’influence de ses parents).

“Inès Safi se situe au barycentre du triangle amour-connaissance-beauté.”

Inès se maria et eut trois enfants, qu’elle éle­va comme elle-même le fut, les encou­ra­geant à don­ner libre cours à leur curio­si­té, à l’ivresse de la décou­verte. Elle s’occupa d’eux à fond, elle s’en sépa­rait le moins pos­sible : elle emme­nait les deux plus jeunes avec une nour­rice lorsqu’elle par­ti­ci­pait à une réunion scien­ti­fique. Encore aujourd’hui, Inès Safi et sa fille aînée tra­vaillent ensemble la phy­sique quan­tique – nous y reviendrons.

L’Islam

Son enga­ge­ment en Islam fut tout aus­si vigou­reux ; ce que sym­bo­li­sa pour elle son tapis de prière, qui ne la quit­tait pas. En 2005, elle décou­vrait le groupe « Science et reli­gion en Islam », puis le sou­fisme, ce qui l’aida à se défi­nir comme une cher­cheuse à la foi fer­vente : elle fait pen­ser à Pas­cal. Mue par sa foi, ain­si que par son admi­ra­tion du sou­fisme, elle cherche (et trouve) dans les textes anciens (XIIe et XIIIe siècles) de pen­seurs musul­mans les pré­mices de la science moderne, à com­men­cer par l’atomisme.

Elle est tri­lingue : l’arabe pour la prière, l’anglais pour la science et le fran­çais pour se par­ler à elle-même. Imman­qua­ble­ment, les médias furent séduits par sa per­son­na­li­té et son par­cours ; elle par­ti­ci­pa à nombre de débats sur la Chré­tien­té et l’Islam, que ce fût au Col­lège des Ber­nar­dins ou à l’Institut du monde arabe. Elle se situe au bary­centre du tri­angle amour-connais­sance-beau­té. Autre­ment dit par elle, bien joli­ment, « la per­plexi­té ouvre à l’altérité ».

La physique quantique

Elle dirige un groupe de recherche au Labo­ra­toire de phy­sique des solides à Orsay. Elle contri­bue à éta­blir les lois du trans­port élec­trique quan­tique, dans l’esprit de Lan­dau. Une approche pion­nière de la dif­fu­sion des magné­to-plas­mons, déjà déve­lop­pée dans sa thèse de doc­to­rat, est deve­nue lar­ge­ment uti­li­sée mal­gré la diver­si­té des sys­tèmes étu­diés. Une autre théo­rie uni­fi­ca­trice (déve­lop­pée depuis 2011) per­mit de déri­ver des for­mules uni­ver­selles concer­nant la moyenne d’un cou­rant et ses fluc­tua­tions autour de cette moyenne. L’une de ces for­mules a été uti­li­sée lors du tra­vail de thèse de sa fille Imen (publiée dans Nature Com­mu­ni­ca­tions 2022). La for­mule a aus­si été au cœur d’un autre article publié dans Science en 2019. Elle publie régu­liè­re­ment, dans Phy­si­cal Review entre autres. Une des trop rares femmes en phy­sique théo­rique, elle l’illustre brillamment.

Inès Safi, les lec­teurs l’auront devi­né, a une vaste culture et, outre le sou­fisme, adore la poé­sie (lec­ture et écri­ture) et les beaux-arts (Matisse entre autres). D’une grande ouver­ture envers autrui, sa per­sonne rayonne de fier­té, dans toutes ses dimen­sions : d’être croyante, de s’être his­sée au pre­mier plan de la phy­sique, d’avoir réus­si ses enfants, d’être très belle – et j’en passe.

Nous pou­vons en savoir gré à sa mère !


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