Pourquoi il est nécessaire de refonder l’Aide au développement

Pourquoi il est nécessaire de refonder l’Aide au développement

Dossier : ExpressionsMagazine N°783 Mars 2023
Par Jean-Marie COUR (X56)

L’auteur publie un essai inti­tu­lé Redé­cou­vrir la démo-éco­no­mie Pour gérer le peu­ple­ment de la pla­nète et pour refon­der l’Aide, aux édi­tions de L’Harmattan. Il expose ici l’essentiel de sa réflexion, qui repose sur une longue pra­tique et expé­rience de l’aide au déve­lop­pe­ment dans les orga­ni­sa­tions natio­nales et internationales.

Entre 1950 et 2050, la popu­la­tion mon­diale totale aura qua­dru­plé et la popu­la­tion urbaine aura décu­plé : ce pro­ces­sus de peu­ple­ment de la pla­nète est l’événement le plus excep­tion­nel de toute l’histoire de l’humanité. À la vague de crois­sance démo­gra­phique qui atteint aujourd’hui son maxi­mum au rythme de 80 mil­lions de nou­veaux habi­tants par an suc­cède une seconde vague d’intensité com­pa­rable en nombre de nou­veaux rési­dents qui, du fait de l’urbanisation et des migra­tions, doivent s’installer quelque part, c’est-à-dire pour l’essentiel dans les pays en voie de peu­ple­ment (PVP), dont la popu­la­tion totale croît et qui sont enga­gés dans un pro­ces­sus de colo­ni­sa­tion de leur espace.

Le premier devoir de l’humanité est d’accueillir tous ses nouveaux résidents

Le temps néces­saire à leur inser­tion dans l’économie locale dépend du capi­tal phy­sique de peu­ple­ment dont dis­pose chaque loca­li­té et qui per­met à tout nou­veau résident de s’installer et de contri­buer à la vie en socié­té. Dans les PVP, le coût rela­tif des inves­tis­se­ments de peu­ple­ment qui sont indis­pen­sables à cet accueil des nou­veaux rési­dents est plus de cent fois plus éle­vé que dans les autres pays, d’où la pro­po­si­tion de mutua­li­ser cette forme d’accumulation ini­tiale de capi­tal public de peu­ple­ment et de la consi­dé­rer comme un bien public mondial.

L’économie orthodoxe, qui oublie les fondamentaux, est inévitablement incomplète

L’économie réelle de tout ter­ri­toire est avant tout faite par les per­sonnes, consi­dé­rées à la fois en tant qu’individus et en tant qu’êtres sociaux qui inter­agissent au sein de ce ter­ri­toire, et pour les ser­vir tous. Dans les PVP, cette éco­no­mie réelle a aujourd’hui néces­sai­re­ment deux composantes.

D’une part l’économie dite moderne, qui s’inspire de la théo­rie éco­no­mique dite ortho­doxe, dont le para­digme est à la fois dés­in­car­né (le capi­tal humain des fonc­tions de pro­duc­tion n’a rien à voir avec la popu­la­tion elle-même), démo­sta­tique (la popu­la­tion et sa répar­ti­tion sont consi­dé­rées comme une don­née), u‑topique (igno­rant de la dimen­sion spa­tiale et des rela­tions de voi­si­nage) et uchro­nique, c’est-à-dire indif­fé­rent au temps, aux dyna­miques et à l’histoire.

D’autre part l’économie dite popu­laire (EP), dont dépend une frac­tion sou­vent majo­ri­taire des rési­dents de ces PVP, obéit à un para­digme dia­mé­tra­le­ment oppo­sé au pré­cé­dent, fon­dé sur les fon­da­men­taux qui sont le peu­ple­ment, l’espace et les inter­ac­tions entre peu­ple­ment et économie.

L’EP est une économie de demande de biens et services essentiels 

Sans cette éco­no­mie, les per­sonnes et la vie en socié­té seraient condam­nées à dis­pa­raître. Dans chaque loca­li­té, cette demande dépend en struc­ture et en prix du lieu de rési­dence, du contexte socio-éco­no­mique et de la dyna­mique de peu­ple­ment. À cette demande cor­res­pond une offre équi­va­lente selon des moda­li­tés qui dépendent des rela­tions de voi­si­nage, de l’environnement phy­sique et ins­ti­tu­tion­nel, et de la dis­po­ni­bi­li­té en capi­tal public de peu­ple­ment. En modi­fiant le com­por­te­ment de chaque homo eco­no­mi­cus, la dyna­mique de peu­ple­ment consti­tue une source de crois­sance endo­gène de la pro­duc­ti­vi­té des éco­no­mies locales, qui ne dépend que de la restruc­tu­ra­tion du peu­ple­ment et du contexte géo­so­cio-éco­no­mique dans lequel se déroule le peuplement.

Cette EP se diver­si­fie à mesure que s’étend l’aire d’influence du mar­ché qui, de micro­lo­cal, devient urba­no-rural, puis régio­nal, elle est pré­sente sur la tota­li­té du ter­ri­toire, elle n’est pas impo­sée par le reste du monde, et elle est donc a prio­ri plus rési­liente que l’économie moderne.

L’impact de l’économie populaire

Cette éco­no­mie popu­laire contri­bue à plus du tiers de l’économie réelle des PVP. Mais com­ment le savoir, alors qu’elle n’est pas cen­sée exis­ter selon le dogme en vigueur et qu’elle n’est donc pas mesu­rée ? En se fon­dant sur l’écart rela­tif entre le PIB tel qu’il est offi­ciel­le­ment mesu­ré et la réa­li­té obser­vable à par­tir des enquêtes sur les reve­nus et les dépenses des ménages : ces enquêtes obligent les comp­tables natio­naux à des rééva­lua­tions pério­diques du PIB, qui sont consi­dé­rables : au Nige­ria, les quatre der­nières révi­sions du PIB inter­ve­nues depuis 2005 ont eu pour effet cumu­lé une mul­ti­pli­ca­tion par sept du PIB de 2020 tel qu’il aurait été esti­mé sans ces quatre révi­sions, qui rendent impos­sible toute mesure des taux de crois­sance de cet agré­gat sur des périodes de plus d’un an et toute uti­li­sa­tion ration­nelle des modèles de crois­sance de l’économie orthodoxe.

Un impératif : réinventer ex nihilo l’économie du développement

Plu­tôt que de se conten­ter comme on l’a tou­jours fait de révi­ser de temps à autre les indi­ca­teurs comme le PIB, la seule solu­tion rai­son­nable est de refon­der l’économie du déve­lop­pe­ment sur un tout autre para­digme que celui de l’économie ortho­doxe et d’oublier tout ce qui en dérive, comme tous ces objec­tifs et sous-objec­tifs de déve­lop­pe­ment durable qui sont mani­fes­te­ment inadap­tés aux enjeux actuels des PVP. Les défis du peu­ple­ment ont été à tel point refou­lés au cours du demi-siècle pas­sé qu’il est urgent de mettre fin à cette ano­ma­lie et de com­prendre que, si le monde a aujourd’hui besoin de ce qu’on appelle l’Aide publique au déve­lop­pe­ment, ce n’est pas pour inci­ter les PVP à nous res­sem­bler, mais pour prê­ter atten­tion à leur éco­no­mie popu­laire, que l’économie moderne ignore.

Recentrer l’aide sur la gestion du peuplement de la planète, qui est le défi majeur

La pre­mière mis­sion des nou­velles ins­ti­tu­tions de par­te­na­riat entre les pays riches et déjà peu­plés et les PVP sera de gérer les trans­ferts indis­pen­sables au finan­ce­ment des inves­tis­se­ments de peu­ple­ment et de contri­buer ain­si à la ges­tion du peu­ple­ment de la pla­nète par l’aménagement, l’équipement et la gou­ver­nance des ter­ri­toires : toutes tâches qui exigent que ces nou­velles ins­ti­tu­tions adhèrent au para­digme de l’économie populaire.

Aujourd’hui, 90 pays ras­sem­blant les trois quarts de la popu­la­tion mon­diale totale doivent béné­fi­cier de trans­ferts nets défi­ni­tifs pour finan­cer la frac­tion du coût de ces inves­tis­se­ments de peu­ple­ment qu’ils ne peuvent auto­fi­nan­cer : ces pays sont le cœur de cible des ins­ti­tu­tions de l’aide, dont ils doivent rece­voir en moyenne l’équivalent de 3,6 % de leur PIB, et dont la contre­par­tie doit être appor­tée soit par les 90 autres pays, à concur­rence de 0,8 % de leur PIB, soit par créa­tion de mon­naie cen­trale pro­gram­mée en fonc­tion des besoins du peuplement.

“Prêter attention à l’économie populaire, que l’économie moderne ignore.”

Ces ins­ti­tu­tions de par­te­na­riat ont aus­si pour voca­tion d’accompagner l’économie réelle de chaque ter­ri­toire, dont les deux com­po­santes popu­laire et moderne sont condam­nées à coexis­ter : leur seconde mis­sion sera d’assurer l’interface entre ces deux com­po­santes en appor­tant leur concours à une dou­zaine de thé­ma­tiques pré­ci­sées dans l’essai, et leur troi­sième mis­sion sera de convaincre tous les inter­ve­nants, au Nord comme au Sud, de la néces­si­té de reve­nir aux fon­da­men­taux qui sont la popu­la­tion, l’espace et les inter­ac­tions entre peu­ple­ment et éco­no­mie, et donc de se pré­pa­rer à la révo­lu­tion para­dig­ma­tique annoncée.

Et revenir enfin aux fondamentaux oubliés depuis la révolution industrielle

Outre le retour au bon sens en matière de par­te­na­riat Nord-Sud, cette pro­po­si­tion de refon­da­tion de l’aide a le mérite de faire prendre conscience de l’étroitesse et du carac­tère irréel (décon­nec­té du réel) du cadre concep­tuel de l’économie ortho­doxe et de la néces­si­té de réécrire son para­digme. Après quoi il res­te­ra à refer­mer la longue paren­thèse intro­duite dans l’histoire de l’humanité par la révo­lu­tion indus­trielle et par la théo­ri­sa­tion sourde et aveugle de l’économie, et pour faire évo­luer en consé­quence notre propre modèle de com­por­te­ment de pays dits développés.

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