2024, une année encore délicate qui devrait néanmoins offrir de belles opportunités de rapprochement et de consolidation

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°792 Février 2024Par Laura BAVOUX

Lau­ra Bavoux, avo­cat coun­sel au sein du cabi­net Weil, Got­shal & Manges LLP, décrypte pour nous la situa­tion actuelle du tis­su éco­no­mique et entre­pre­neu­rial fran­çais alors que les défaillances repartent à la hausse depuis 2023. Explications.

Quelles sont vos expertises en matière de restructuring ?

Dans le cadre de mes fonc­tions, j’accompagne des entre­prises, des diri­geants, des action­naires, fran­çais et étran­gers, sur des pro­blé­ma­tiques d’ordre éco­no­mique, com­mer­ciale et finan­cière. J’interviens éga­le­ment dans le cadre de conflits de gou­ver­nance ou avec les prê­teurs de l’entreprise. Enfin, je conseille des fonds spé­cia­li­sés et dédiés au retour­ne­ment des entre­prises en dif­fi­cul­té ou encore des groupes dans le cadre de ces­sions ou de reprises d’entreprises sous-per­for­mantes. À ce titre, je suis inter­ve­nue cette année comme conseil du groupe Inter­sport dans la reprise de Go Sport.

Les entreprises évoluent dans un contexte économique fortement dégradé. Qu’observez-vous à votre niveau ?

Depuis la mi-août 2023, le nombre de défaillances des entre­prises a sen­si­ble­ment aug­men­té par rap­port au début de l’année avec un der­nier tri­mestre par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile qui devrait mar­quer la ten­dance pour le début de l’année 2024. De manière inédite, nous assis­tons à une accé­lé­ra­tion de la sinis­tra­li­té des ETI cau­sée, entre autres, par la fin de l’injection des aides publiques. Par effet domi­no, les PME, qui forment le tis­su indus­triel et éco­no­mique fran­çais, sont éga­le­ment for­te­ment tou­chées et expo­sées à ce risque de défaillance. Tous les sec­teurs d’activités sont concer­nés aus­si bien sur le seg­ment B2C (retail, res­tau­ra­tion et héber­ge­ment, etc.) que B2B (construc­tion, sous-trai­tance auto­mo­bile, trans­port, agri­cul­ture, etc.).
Dans un contexte de « per­ma­crise » mar­qué par un niveau d’inflation encore éle­vé (et dont les effets de la baisse ne sont pas atten­dus avant le second semestre 2024), un pou­voir d’achat et une consom­ma­tion en berne, ain­si que des ten­sions géo­po­li­tiques extrê­me­ment fortes, les entre­prises sont confron­tées à une dégra­da­tion impor­tante de leur per­for­mance et une mise sous ten­sion de leur trésorerie.
Face à cette situa­tion, nous assis­tons à des phé­no­mènes assez nou­veaux, voire inédits, avec des entre­prises, dont le busi­ness model reste viable, mais qui sont for­te­ment chal­len­gées en rai­son de l’inflation, la hausse du coût des matières pre­mières et de l’énergie, et qui ren­contrent de réelles dif­fi­cul­tés à réper­cu­ter ces hausses et charges addi­tion­nelles sur les prix de vente. Cela va inévi­ta­ble­ment entraî­ner des prises de déci­sions cri­tiques impli­quant des restruc­tu­ra­tions opé­ra­tion­nelles assez fortes, et ce dans un contexte où les diri­geants manquent de visi­bi­li­té ce qui para­doxa­le­ment com­plexi­fie toute prise de décision.
En paral­lèle, nous avons éga­le­ment vu des entre­prises inté­gra­le­ment modi­fier leur busi­ness model afin d’assurer leur péren­ni­té sur le long terme. Sur les der­niers 24 mois, de nom­breuses entre­prises se sont notam­ment enga­gées dans des inves­tis­se­ments mas­sifs pour accé­lé­rer leur trans­for­ma­tion opé­ra­tion­nelle et digi­tale, inves­tis­se­ments qui avaient bien sou­vent été l’une des pre­mières coupes lors de la crise de la Covid-19.
Enfin, on note éga­le­ment que de plus en plus de start-ups, qui peinent à lever des finan­ce­ments, vont faire l’objet de struc­tu­ra­tions et de restruc­tu­ra­tions, une situa­tion très com­plexe pour ces jeunes entre­prises de la « Tech » qui ne génèrent pas for­cé­ment de chiffre d’affaires. En par­ti­cu­lier dans ce sec­teur, l’accompagnement du diri­geant d’entreprise est essen­tiel. Bien sou­vent, sur les der­nières années, l’argent facile leur a per­mis de se déve­lop­per sans regar­der atten­ti­ve­ment la ren­ta­bi­li­té. Le chan­ge­ment de para­digme actuel néces­site une adap­ta­tion du chef d’entreprise à un contexte tota­le­ment nou­veau où l’argent et la ren­ta­bi­li­té priment sur la crois­sance. J’interviens ain­si non seule­ment sur des aspects tech­nique mais éga­le­ment dans l’accompagnement des dirigeants.

Quelle est votre lecture du contexte réglementaire marqué par la transposition de la directive européenne Insolvency ?

À ce sujet, on dis­tingue prin­ci­pa­le­ment deux typo­lo­gies de dos­siers : des dos­siers « small/mid » cap, essen­tiel­le­ment des PME, et des dos­siers « large » cap géné­ra­le­ment bien plus médiatisés.
Sur ces dos­siers de taille plus impor­tante, les classes de par­ties affec­tées semblent effec­ti­ve­ment être plus favo­rables aux créan­ciers seniors et aux débi­teurs. On retrouve là le res­pect d’une cer­taine logique éco­no­mique, avec néan­moins pour le moment, une véri­table dif­fi­cul­té pour les créan­ciers non sécu­ri­sés ou sécu­ri­sés, mais de rangs infé­rieurs, de pou­voir pré­sen­ter des contrepropositions.
En revanche, sur les dos­siers « small/mid » cap qui repré­sentent le tis­su indus­triel fran­çais, on observe que les débi­teurs conservent géné­ra­le­ment la main et pré­sentent des plans qui restruc­turent vio­lem­ment le pas­sif sans que l’actionnaire ne soit vrai­ment affec­té. Les juri­dic­tions font tou­te­fois preuve de vigi­lance. Récem­ment, le Tri­bu­nal de com­merce de Lyon a refu­sé de vali­der un plan, mal­gré une oppor­tu­ni­té de sau­ver l’entreprise, car ce der­nier ne res­pec­tait pas l’ordre public éco­no­mique de dés­in­té­res­se­ment des créan­ciers et reve­nait à trai­ter de manière plus favo­rable et sans réelle jus­ti­fi­ca­tion cer­tains créan­ciers en vue uni­que­ment d’obtenir leur vote favo­rable sur le plan. Au final, ce rééqui­li­brage dont nous enten­dons par­ler est, à l’heure actuelle, plus visible sur les gros dos­siers média­tiques que ceux de taille plus petite.
Cela étant dit, je pense que cette réforme est une véri­table oppor­tu­ni­té pour des inves­tis­seurs indus­triels, finan­ciers ou des groupes plus cor­po­rate de réa­li­ser des inves­tis­se­ments ou des opé­ra­tions de conso­li­da­tion très équi­li­brées puisqu’elle leur ouvre – à condi­tion d’être bien pré­pa­rée – la pos­si­bi­li­té de reprendre des socié­tés dans une situa­tion dis­tress, la loi per­met­tant de limi­ter la dette de l’entreprise à la valeur a mini­ma de son actif.

Quelles tendances semblent se dessiner en 2024 ?

L’année 2024 sera déli­cate pour toutes les entre­prises et plus par­ti­cu­liè­re­ment celles qui devront faire face à des échéances PGEs. Dans le même temps, elle devrait être une véri­table source d’opportunités pour des opé­ra­tions de conso­li­da­tion ou de carve-out qui per­met­tront à cer­tains inves­tis­seurs ou groupes indus­triels les plus agiles de récu­pé­rer des parts de marché.
Après des années mar­quées par un accès sim­pli­fié et faci­li­té au cré­dit avec de la dette bon mar­ché dans un contexte de taux néga­tifs, un grand nombre d’entreprises se retrouve dans une situa­tion où elles doivent rem­bour­ser leurs dettes en ayant recours à des refi­nan­ce­ments beau­coup plus oné­reux que les cré­dits ini­tiaux. Dans le même temps, en rai­son de cette faci­li­té d’accès au cré­dit, un cer­tain nombre d’entreprises ont eu ten­dance à délais­ser le ren­for­ce­ment de leurs fonds propres et sont aujourd’hui contraintes de ren­for­cer leur capi­tal dans un contexte où leurs action­naires ne sont pas néces­sai­re­ment prêts à réinvestir.
Comme indi­qué pré­cé­dem­ment, ce contexte laisse entre­voir des oppor­tu­ni­tés d’acquisition par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­santes pour les inves­tis­seurs finan­ciers ou groupe indus­triels qui auront la capa­ci­té finan­cière et éco­no­mique pour mener ces opé­ra­tions, à condi­tion tou­te­fois de sécu­ri­ser la restruc­tu­ra­tion de la dette et l’intégration de l’actif repris. Les cas les plus com­plexes ne pour­ront envi­sa­ger de solu­tions que dans le cadre d’une opé­ra­tion d’adossement ou de reprise.
Nous nous atten­dons donc à voir émer­ger dans les pro­chains mois des restruc­tu­ra­tions plus pro­fondes avec des enjeux opé­ra­tion­nels et la néces­si­té de recon­fi­gu­rer les busi­ness model, la topline, mais aus­si avec une plus forte dimen­sion sociale dans un sou­ci d’assurer la péren­ni­té de l’entreprise. Pour pas­ser ce cap, les entre­prises devront trai­ter de front aus­si bien les aspects finan­ciers qu’opérationnels liés à leur restruc­tu­ra­tion. Ces restruc­tu­ra­tions plus pro­fondes impli­que­ront à un moment ou un autre le besoin de se tour­ner vers le M&A pour per­mettre de res­tau­rer les fonds propres via des ados­se­ments indus­triels ou des ces­sions à prix néga­tifs. Il est même pro­bable que nous assis­tions à des réor­ga­ni­sa­tions com­plètes de filières.
Au-delà, cela sous-entend éga­le­ment une hausse des pro­cé­dures judi­ciaires aux dépens des pro­cé­dures amiables dans les mois à venir. A cet égard, il est impor­tant de sou­li­gner que le redres­se­ment judi­ciaire ne doit pas être appré­hen­dé de manière néga­tive : s’il est bien pré­pa­ré en amont, il per­met aux entre­prises de s’en sor­tir dans de bonnes condi­tions. La clé de la réus­site d’une telle pro­cé­dure reste plus que jamais l’anticipation car les alter­na­tives qui se pré­sentent aux entre­prises en dif­fi­cul­té s’amenuisent très signi­fi­ca­ti­ve­ment avec le temps écou­lé. In fine, un cer­tain nombre de solu­tions pas­se­ra inévi­ta­ble­ment par des opé­ra­tions de conso­li­da­tion ou de carve-out menées soit par des inves­tis­seurs dis­po­sant de l’expertise adé­quate, soit par des grands groupes indus­triels dis­po­sant d’actifs sous per­for­mants, ces der­niers mon­trant d’ailleurs un inté­rêt accru s’agissant de la reprise d’actifs dits « dis­tres­sed », obli­gés de se redé­ployer pour gagner de nou­velles parts de mar­ché. Ces opé­ra­tions devront être pré­pa­rées en amont et faire l’objet d’un accom­pa­gne­ment et d’une ges­tion humaine et tech­nique minu­tieuse dans le cadre de pro­cé­dures idoines afin d’en garan­tir le succès.

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