Yves Martin (55) Précurseur du développement durable

Dossier : ExpressionsMagazine N°666 Juin/Juillet 2011Par : Pierre BOISSON (55) ET Gérard PIKETTY (55)

Yves Mar­tin était habité d’un désir vis­céral de mieux con­naître la Terre qui lui venait de loin : ” Je suis né pêcheur de tru­ites avec un goût très vif pour la nature” disait-il.

Saisir la com­plex­ité de la Terre c’é­tait bien, mais trop peu si l’ac­tion ne suiv­ait pas. Il eut à cœur de définir et de pro­mou­voir auprès des décideurs poli­tiques les meilleurs cadres d’ac­tions pos­si­bles pour l’É­tat et les agents économiques. Il dis­po­sait à cette fin d’armes solides : une rigueur intel­lectuelle impres­sion­nante, la clarté de son esprit et de l’écriture.

Bien dif­fi­cile d’échap­per à l’ex­posé, tou­jours pré­cis des don­nées et des faits, comme à ses raison­nements. Des notes ou rap­ports, écrits pour dur­er, jalon­neront sa car­rière. Yves n’él­e­vait jamais le ton, seules, la force des faits, du raison­nement et la clarté du dis­cours dévelop­pé méthodique­ment devaient emporter l’ad­hé­sion, main­tenant ou plus tard. Séduit, comme bien d’autres, à l’É­cole des mines par la pen­sée de Mau­rice Allais, il recherchera en pri­or­ité les instru­ments économiques les plus effi­caces et les plus équita­bles pour soutenir l’ac­tion publique.

Politique de l’eau

Un espace à défrich­er répon­dant par­faite­ment à ses aspi­ra­tions s’ou­vre rapi­de­ment devant lui. Jeune ingénieur, affec­té au sous-arrondisse­ment de Chalon-sur-Saône, il par­ticipe active­ment à la déf­i­ni­tion de la poli­tique de l’eau dans l’équipe (Saglio, Lévy-Lam­bert, Lev­eau) qui entoure Ivan Chéret à la DATAR avec le sou­tien décisif de la direc­tion des Mines du min­istère de l’Industrie.

Je suis né pêcheur de tru­ites avec un goût très vif pour la nature

La loi sur l’eau est adop­tée en 1964. Elle prévoit la créa­tion des agences de l’eau conçues, selon ses souhaits, comme des out­ils de régu­la­tion économiques de la ges­tion de l’eau.

En 1966, Yves devient le pre­mier patron de la toute nou­velle Agence de l’eau Artois-Picardie, qu’il faut bâtir à par­tir de rien. Il y met au point et fait adopter un sys­tème de rede­vances entière­ment fondé sur l’é­conomie de fonc­tion­nement du bassin hydrologique.

Il quit­tera l’A­gence en 1971 pour devenir l’ad­joint du directeur général de la Pro­tec­tion de la nature et de l’en­vi­ron­nement dans le tout nou­veau min­istère de l’En­vi­ron­nement con­fié à Robert Pou­jade par Georges Pom­pi­dou. Il y con­tribuera en tant que ” Mon­sieur Silence ” à établir les bases de la lutte con­tre le bruit.

Compétitivité

Gaïa
Yves Mar­tin perce­vait la Terre comme un immense être vivant, com­plexe, accueil­lant pour l’homme, mais dont les équili­bres pou­vaient être per­tur­bés par les activ­ités humaines : l’ex­ploita­tion des ressources non renou­ve­lables, les pol­lu­tions, les risques pour le cli­mat entraînés par l’évo­lu­tion de l’ef­fet de serre. Il se sen­ti­ra très proche des analy­ses dévelop­pées plus tard sur notre Terre : Gaïa, par le sci­en­tifique bri­tan­nique James Lovelock.

En 1973, il rejoint la direc­tion de la Tech­nolo­gie, de l’En­vi­ron­nement indus­triel et des Mines, née des cen­dres de la direc­tion des Mines. Deux préoc­cu­pa­tions l’y reti­en­nent prin­ci­pale­ment : accroître l’in­no­va­tion dans les entre­pris­es, mais surtout, après le pre­mier choc pétroli­er qui triple le prix du bar­il de pét­role, l’ac­tu­al­i­sa­tion de la poli­tique énergétique.

Dans l’in­dus­trie nucléaire civile, il agit pour accroître les moyens du Ser­vice de con­trôle des instal­la­tions nucléaires créé en 1972, et son autorité et son indépen­dance par rap­port aux grands opéra­teurs que sont le CEA et l’EDF.

Dès cette époque il perçoit vive­ment le grand intérêt d’une coopéra­tion inter­na­tionale pour con­stru­ire une cul­ture com­mune de sûreté, exigeante et rigoureuse.

Agir sur le terrain

Nos sociétés sont si com­plex­es que l’on ne peut pas chang­er une sit­u­a­tion mais seule­ment agir sur la dérivée

En 1978, il a l’op­por­tu­nité de pren­dre la direc­tion de l’AN­VAR, mais il choisit, d’une façon très car­ac­téris­tique de sa per­son­nal­ité, d’aller sur le ter­rain à la direc­tion de la Recherche, de l’In­dus­trie et de l’En­vi­ron­nement Rhône-Alpes. Deux pôles d’in­térêt majeur sont présents : ” Le con­trôle d’une large part du nucléaire, des grands bar­rages et de la chimie française ; la pro­mo­tion des PMI [en facil­i­tant] leur accès aux con­nais­sances sci­en­tifiques et tech­niques néces­saires à leur compétitivité.”

Son expéri­ence à la DRIRE l’in­stru­it de façon pré­cieuse sur la façon de con­cili­er développe­ment économique et pro­tec­tion de l’en­vi­ron­nement. Elle le con­forte dans sa démarche asso­ciant d’une part la con­nais­sance pré­cise de la réal­ité d’autre part la recherche, avec des experts d’autres dis­ci­plines, d’une vision partagée de l’évo­lu­tion sur le long terme des com­posantes tech­niques et économiques des grands sujets à traiter :

” En réal­ité, nos sociétés sont si com­plex­es que l’on ne peut pas chang­er une sit­u­a­tion mais seule­ment agir sur la dérivée, voire la dérivée sec­onde. Pour cela, il faut essay­er de con­naître les mécan­ismes internes de ce sur quoi on veut agir, puis décen­tralis­er au max­i­mum l’ini­tia­tive. Il faut donc préfér­er les instru­ments économiques (inci­tat­ifs ou dis­suasifs) aux règlements.”

Économies d’én­ergie

Par­al­lèle­ment à la forte accéléra­tion du pro­gramme de con­struc­tion de cen­trales nucléaires, Yves Mar­tin plaide pour le développe­ment d’une action non moins vigoureuse de maîtrise de la demande d’én­ergie impul­sée par la créa­tion d’un Ser­vice spé­cial­isé du min­istère de l’In­dus­trie et d’une Agence de l’é­conomie de l’én­ergie (ancêtre de l’ADEME). Il essaie en grand précurseur de con­va­in­cre EDF de la néces­sité de dévelop­per des réseaux intel­li­gents afin de mieux gér­er la demande d’élec­tric­ité, par­ti­c­ulière­ment en péri­ode de pointe.

Chantier d’avenir

“Si je devais dire où se trou­ve le chantier d’avenir en matière de pro­tec­tion de l’En­vi­ron­nement, je dirais qu’il est dou­ble : d’une part dévelop­per la recherche sur les effets réels, surtout à long terme, des atteintes à l’en­vi­ron­nement, d’autre part repenser la fis­cal­ité générale pour réori­en­ter le com­porte­ment de tous.”

Effet de serre

Yves Mar­tin est chargé en 1989 d’animer la Mis­sion inter­min­istérielle sur l’ef­fet de serre qui doit dégager les enjeux et les lignes de force d’une poli­tique française en vue des futures négo­ci­a­tions inter­na­tionales : Rio en 1992, Kyoto en 1996.

Ses capac­ités sci­en­tifiques et tech­niques sont mis­es à rude épreuve pour apporter de la clarté sur une ques­tion aus­si com­plexe et dégager les raisons d’a­gir, sans atten­dre d’avoir les répons­es à toutes les incertitudes.

C’est pour lui l’oc­ca­sion d’ap­pro­fondir des ques­tions qui lui tien­nent à cœur : rôle de la forêt, des pra­tiques agri­coles, de la poli­tique des trans­ports et d’une fis­cal­ité sur l’én­ergie. Cette dernière lui sem­ble indis­pens­able pour sus­citer un effort décen­tral­isé effi­cace et non ruineux de réduc­tion des émis­sions de gaz carbonique.

L’énorme tra­vail réal­isé lui donne une place unique de sage et de con­seiller des min­istres dans ces négo­ci­a­tions inter­na­tionales. C’est donc naturelle­ment que Michel Rocard, chargé par le prési­dent de la République d’un rap­port sur l’in­stau­ra­tion d’une telle taxe, sol­licit­era sa collaboration.

Témoignages
Les jeunes ingénieurs des Mines qui étaient à ses côtés (Térési­na Mar­tinet, Gilles Tal­du, Luc Oursel) évo­quent son engage­ment sur le ter­rrain : “J’ai trou­vé en Yves Mar­tin un patron exigeant humaine­ment et pro­fes­sion­nelle­ment, un cama­rade et un exem­ple, soucieux de per­fec­tion­ner mon appren­tis­sage de la ” chose publique “. Les pri­or­ités ne pou­vaient porter que sur les ques­tions impor­tantes puisque les dossiers urgents on était bien obligé de les régler et c’é­tait déjà du passé. Il con­sid­érait son statut de fonc­tion­naire comme une chance, qui lui con­férait une grande liber­té au ser­vice de son pays.
Il était vision­naire, tenace et courageux pour défendre ses con­vic­tions en par­ti­c­uli­er cette con­vic­tion que l’É­tat régalien peut et doit infléchir cer­taines ten­dances naturelles du marché.
Il restera pour nous un grand servi­teur de l’É­tat tra­vail­lant sans com­pro­mis ni com­pro­mis­sion, pour la défense de l’in­térêt général, pour le développe­ment économique, pour la pro­tec­tion de l’environnement.”

Moine-soldat

“Mon­sieur Silence” est entré dans le grand silence. Son exigeante rec­ti­tude morale, sa rigueur et son courage intel­lectuels, son dévoue­ment excep­tion­nel au ser­vice de l’in­térêt général, mais aus­si son humaine sim­plic­ité, son hor­reur du clin­quant et son amour de la nature don­nent de lui l’im­age exem­plaire de l’ingénieur des Mines telle que la voulurent les fon­da­teurs du Corps.

“Moine-sol­dat” aimait à dire le regret­té Ray­mond Fis­chess­er. Pour Yves Mar­tin, il dis­ait juste.

Par Pierre Boisson (55)
et Gérard Piketti (55)

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