Vers un changement de paradigme en recherche pharmaceutique

Dossier : L'industrie chimique, un renouveauMagazine N°664 Avril 2011
Par Bertrand CASTRO

REPÈRES
Les pro­jets qui arrivent au marché sont grevés du poids du coût des pro­jets qui échouent en route. Ces taux n’ont cessé d’aug­menter comme le souligne une étude réal­isée en 2005 par le Départe­ment économique de l’u­ni­ver­sité de Vérone. La Great World Phar­ma Co lance main­tenant 600 pro­jets pour en réus­sir un, alors que 100 suff­i­saient en 2004 et 10 en 1990.

REPÈRES
Les pro­jets qui arrivent au marché sont grevés du poids du coût des pro­jets qui échouent en route. Ces taux n’ont cessé d’aug­menter comme le souligne une étude réal­isée en 2005 par le Départe­ment économique de l’u­ni­ver­sité de Vérone. La Great World Phar­ma Co lance main­tenant 600 pro­jets pour en réus­sir un, alors que 100 suff­i­saient en 2004 et 10 en 1990.
Ce qui est par­ti­c­ulière­ment frap­pant est la pro­por­tion gran­dis­sante d’a­ban­don des pro­jets les plus avancés, en “phase 2” et pire en “phase 3”, à des stades où les frais engagés sont les plus impor­tants. Cf. tableau.
50 % des pro­jets chutant en ” phase 3 ” le font pour non-démon­stra­tion d’une supéri­or­ité au place­bo ; 16 % sup­plé­men­taires échouent pour non-supéri­or­ité à un com­para­teur. Les autres échecs sont dus à des non-supéri­or­ités sur le plan toxicologique.

L’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique est dans une impasse. La crise de pro­duc­tiv­ité est cri­ante, le nom­bre de nou­velles entités chim­iques ou biochim­iques enreg­istrées subit depuis 1996 une décrue spec­tac­u­laire. Le coût “com­plet”, c’est-à-dire la somme des bud­gets annuels de R&D des vingt ” majors ” pour les nou­velles entités enreg­istrées, a crû de façon spec­tac­u­laire, de 500 mil­lions de dol­lars en 1990 à plus de 4 mil­liards de dol­lars en 2008.

Une poli­tique de “méga­fu­sions ” dont le manque de créa­tiv­ité est avéré

De nom­breux fac­teurs y ont con­tribué, com­plex­ité des études clin­iques, aug­men­ta­tion de bar­rières de sécu­rité tox­i­cologiques, etc.

La parade des grands groupes de 1995 à 2008 fut de sup­pos­er que plus de pro­duits en développe­ment con­duiraient plus sûre­ment à l’en­reg­istrement d’un ou deux block­busters qui paieraient l’ef­fort glob­al. Cette stratégie, encour­agée par les investis­seurs et les agences de nota­tion, a con­duit la pro­fes­sion dans une poli­tique de “méga­fu­sions”, dont le manque de créa­tiv­ité est avéré. On ne peut s’empêcher de penser aux célèbres essais de fusées inter­plané­taires des Shadoks : plus ça rate, plus ça a des chances de réussir.

Un problème scientifique

Cette sit­u­a­tion préoc­cu­pante amène à se pos­er la ques­tion : com­ment se fait-il que des molécules sélec­tion­nées pour leur activ­ité extrême­ment élevée sur une cible phar­ma­cologique claire­ment impliquée dans la patholo­gie visée, ain­si que pour une sélec­tiv­ité élevée vis-à-vis de cette cible, se révè­lent, lors de grandes études clin­iques met­tant en jeu des mil­liers de patients, sta­tis­tique­ment inef­fi­caces sur le plan thérapeutique ?

Pour quelques auteurs, la réponse est claire : il ne s’ag­it pas de prob­lèmes socié­taux, ou organ­i­sa­tion­nels, ou économiques, mais claire­ment de prob­lèmes sci­en­tifiques. Si l’on est con­traint à démar­rer à risque un pro­jet sur lequel pèsent de lour­des incer­ti­tudes, c’est parce que le cor­pus sci­en­tifique sur lequel il est fondé reste large­ment incom­plet et fragile.

Effi­cac­ité dou­teuse et toxicité
Quelques pub­li­ca­tions rel­a­tive­ment récentes pointent du doigt le prob­lème des bases sci­en­tifiques. Pour le lecteur pressé je n’en cit­erai qu’une, celle d’An­drew Hop­kins, dont voici le résumé en tra­duc­tion libre :
“Le par­a­digme dom­i­nant, en décou­verte de nou­veaux médica­ments, est la con­cep­tion de lig­ands à sélec­tiv­ité max­i­male pour agir sur des cibles indi­vidu­elles. Or, déjà de nom­breux médica­ments ont comme mode d’ac­tion la mod­u­la­tion de pro­téines nom­breuses plutôt que d’une cible unique. Les pro­grès en biolo­gie des sys­tèmes nous révè­lent une robustesse phéno­typ­ique ain­si qu’une struc­tura­tion en réseaux qui font plus que sug­gér­er pourquoi des com­posés chim­iques, pour­tant d’une exquise sélec­tiv­ité, mon­trent de faibles effi­cac­ités clin­iques, inférieures à celles de médica­ments aux cibles mul­ti­ples. Cette nou­velle appré­ci­a­tion du rôle de la polyphar­ma­colo­gie a des con­séquences pour con­fron­ter les deux fac­teurs majeurs d’échec lors du développe­ment d’un nou­veau médica­ment — une effi­cac­ité dou­teuse, et sa tox­i­c­ité. L’élar­gisse­ment de la voie d’ac­cès à des cibles “médica­men­tal­is­ables” passe par l’in­té­gra­tion tant de la polyphar­ma­colo­gie que de la biolo­gie des réseaux. Cepen­dant, la con­cep­tion rationnelle des divers­es polyphar­ma­colo­gies bute sur la néces­sité de nou­velles méth­odes de val­i­da­tion des cibles, qu’il importe d’as­soci­er. Et sur l’op­ti­mi­sa­tion simul­tanée de mul­ti­ples rela­tions struc­ture­ac­tiv­ité, tout en main­tenant les pro­priétés d’un médica­ment. Les pro­grès en ces domaines creusent les fon­da­tions de l’ac­ti­va­tion de réseaux, un nou­veau par­a­digme pour la pharmacologie.”

La pharmacologie des réseaux biologiques

Les asso­ci­a­tions médica­menteuses ont été util­isées de façon empirique depuis longtemps

La phar­ma­colo­gie des réseaux a com­mencé à s’en­gager sur deux pistes con­ver­gentes : la pre­mière, celle des “pléothérapies” qui asso­cient en un même pro­duit phar­ma­ceu­tique plusieurs principes act­ifs visant quelques nœuds du réseau biologique, choi­sis pour leur par­tic­i­pa­tion à la man­i­fes­ta­tion de la patholo­gie visée.

Ces principes act­ifs peu­vent être des com­posés déjà util­isés, éventuelle­ment dans d’autres patholo­gies (repo­si­tion­nement). Les dos­es de chaque principe act­if sont en général inférieures à celles recom­mandées pour chaque com­posé util­isé seul. L’u­til­i­sa­tion d’as­so­ci­a­tions médica­menteuses a été pré­con­isée de façon empirique depuis longtemps, ne serait-ce que dans les médecines tra­di­tion­nelles, ou plus récem­ment en thérapeu­tique molécu­laire (HIV, hyper­ten­sion, dia­bète, etc.). Une vari­ante, sou­vent pra­tiquée en oncolo­gie, met en jeu l’as­so­ci­a­tion entre une nou­velle molécule, ou éventuelle­ment une molécule aban­don­née pen­dant un pro­jet de développe­ment, et des molécules anci­ennes. Plus rare est l’as­so­ci­a­tion entre deux molécules nouvelles.

PROPORTION D’ABANDON DES PROJETS
1990 2004 2010*
Attri­tion phase préclinique 67,00% 75,00% 78,00%
Attri­tion phase 1 32,00% 58,00% 69,00%
Attri­tion phase 2 40,00% 70,00% 83,00%
Attri­tion phase 3 20,00% 60,00% 77,00%
Attri­tion enregistrement 10,00% 30,00% 39,00%
Nom­bre de projets
Entrée en préclinique 100,0 100,0 100,0
Entrée phase 1 33,0 25,0 22,0
Entrée phase 2 22,4 10,5 6,8
Entrée phase 3 13,5 3,2 1,2
Soumis­sion à l’enregistrement 10,8 1,3 0,3
Entrée marché 9,7 0,9 0,2
* La colonne 2010 est extrapolée des deux pre­mières par l’auteur.

Une seconde piste

Un bril­lant avenir pour la chimie médicinale

La sec­onde piste est celle des molécules mul­ti­ci­bles. Il y a là un défi posé aux chimistes :
— obtenir par mod­u­la­tion chim­ique une molécule d’affinité et de sélec­tiv­ité très élevée pour une cible, dis­posant en plus des pro­priétés phar­ma­cociné­tiques satisfaisantes ;
— chang­er le fusil d’é­paule et obtenir des molécules d’affinités mod­érées sur une col­lec­tion de cibles différentes.

Hop­kins fait juste­ment remar­quer, dans l’ar­ti­cle cité en encadré, que seules des molécules de masse molécu­laire réduite auront la plas­tic­ité néces­saire. On est là très loin des anti­corps mon­o­clonaux visant exclu­sive­ment une seule cible.

L’apport de la génétique des populations

Faire par­ler l’ADN pour cir­con­scrire les gènes incriminés.
© ISTOCKPHOTO

À la ques­tion “Com­ment déter­min­er ce réseau biologique des macro­molécules impliquées dans une patholo­gie?”, on a répon­du d’abord par la mise en oeu­vre longue et déli­cate de l’é­tude des inter­ac­tions pro­téine-métabo­lite, pro­téine-pro­téine ou pro­téine-acides nucléiques. Puis les études de tran­scrip­tion dans une famille de cel­lule déter­minée util­isant des puces à ADN ont per­mis des pro­grès plus rapides.

Finale­ment, les méth­odes de la géné­tique des pop­u­la­tions per­me­t­tent de “faire par­ler l’ADN”. Un arti­cle d’Éric Schadt explicite bien cette méthode ain­si qu’une con­férence et un brevet de Daniel Cohen. La com­para­i­son des vari­a­tions alléliques des SNP (Sin­gle Nucleotide Poly­mor­phism) des génomes com­plets des sujets d’une pop­u­la­tion de malades atteints d’une patholo­gie à celles des sujets d’une pop­u­la­tion “saine” per­met de cir­con­scrire un réseau de quelques cen­taines de gènes dont le niveau d’ex­pres­sion con­tribue à la patholo­gie visée. Les per­son­nes intéressées peu­vent ren­tr­er dans la bib­li­ogra­phie sur le mot-clef GWAS (Genome- Wide Asso­ci­a­tion Stud­ies).

Ces approches vont se con­cré­tis­er dans les années à venir, et elles per­me­t­tent, à rebours de l’en­goue­ment actuel pour les médica­ments biologiques, de prédire un bril­lant avenir pour la chimie médicinale.

BIBLIOGRAPHIE

• Hop­kins A. L. Net­work phar­ma­col­o­gy : the next par­a­digm in drug dis­cov­ery. Nature Chem­i­cal Biol­o­gy. 2008 ; 4 (11) : 682–690.

• AstraZeneca and Mer­ck & Co., Inc. Form Pio­neer­ing Col­lab­o­ra­tion to Inves­ti­gate Nov­el Com­bi­na­tion Anti­cancer Reg­i­men. Com­mu­niqué AstraZeneca, 1er juin 2009.

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