Vers un appauvrissement de la culture

Dossier : Google m'a tuer ! (Le livre et Internet)Magazine N°653 Mars 2010
Par Patrice CAHART

Le livre est-il men­acé par les moyens mod­ernes de com­mu­ni­ca­tion et d’édi­tion ? Cette ques­tion en recou­vre trois, bien dis­tinctes : la nav­i­ga­tion sur Inter­net et les jeux vidéo, la vente de livres par Inter­net et la vente de livres numérisés.

Repères
 
La France, con­traire­ment à d’autres pays, a encore un bon réseau de librairies tra­di­tion­nelles, mais il est men­acé (exem­ple, à Paris, de la fer­me­ture de la librairie PUF du boule­vard Saint-Michel). Un peu partout, et depuis une bonne ving­taine d’an­nées, des marchands de fringues rachè­tent les meilleurs emplace­ments. En don­nant le coup de grâce à ces librairies, Inter­net et la numéri­sa­tion sup­primeraient les achats d’im­pul­sion, dont le vol­ume n’est pas con­nu, mais qui sont cer­taine­ment importants.

Du jeu vidéo à l’art de naviguer

BD des années 30Le livre était déjà vic­time de la télévi­sion. À présent, Inter­net et les jeux vidéo causent une forte baisse du taux de lec­ture chez les jeunes. Quand ceux-ci attein­dront la matu­rité, le goût des jeux leur passera peut-être, non celui d’In­ter­net. Le jeune nav­i­gant a le sen­ti­ment de se réalis­er, il est comme un motard qui saute les obsta­cles, et en com­para­i­son la lec­ture lui paraît pas­sive. Analyse sim­pliste, bien sûr, car le bon lecteur n’est pas pas­sif : il revient en arrière, il met des signes dans les marges, il prend par­fois des notes, il s’ar­rête pour réfléchir, il saute à un autre livre. Pour ma part, j’ai tou­jours une bonne dizaine de lec­tures en cours.

La nav­i­ga­tion met à portée un savoir plus aisé à appréhen­der que celui d’une bibliothèque

De ces com­porte­ments de lecteur act­if, le jeune nav­i­gant n’a même pas l’idée. La nav­i­ga­tion met à sa portée, il faut le recon­naître, un vaste savoir, plus aisé à appréhen­der que celui d’une bibliothèque.

Tant pis, se dit-il, si ce savoir est de sec­onde qual­ité et entaché d’er­reurs. Reste à savoir si la déser­tion d’une par­tie des jeunes porte vrai­ment tort à la grande lit­téra­ture (en livres de poche). Ne nuit-elle pas plutôt aux romans policiers (déjà mal en point), à la sci­ence-fic­tion, aux ouvrages du type Stephen King ou Da Vin­ci Code ?

Éviter de se déranger

La vente de livres par Inter­net n’est pas entière­ment néga­tive, loin de là. Elle évite de se déranger. Naguère, bien des clients éloignés d’un cen­tre-ville renonçaient à un achat de livre par manque de temps ou par paresse. D’autres, peu instru­its mais lecteurs poten­tiels, hési­taient à franchir le seuil d’une librairie, de crainte de paraître balourds. Inter­net a levé ces obsta­cles. Il en résulte des ventes qui ne sont pas retirées aux librairies tra­di­tion­nelles et qui vien­nent en plus.

Les sup­ports élec­tron­iques ne per­me­t­tent ni de feuil­leter ni de laiss­er des marques

Cela dit, la for­mule a ses lim­ites. De nom­breux lecteurs, dont je suis, répug­nent à acquérir un ouvrage qu’ils n’ont pas vu. Rien ne rem­place le con­tact physique, dans une librairie tra­di­tion­nelle ou de grande sur­face. Cha­cun de nous a le sou­venir d’y être entré sans idée pré­conçue et d’être sor­ti avec un livre ; ou encore, d’être entré avec l’in­ten­tion d’en acquérir un et d’être sor­ti avec deux. Ces achats d’im­pul­sion béné­fi­cient par­ti­c­ulière­ment aux ouvrages qui n’ont pas fait l’ob­jet d’un battage médi­a­tique et que le client décou­vre en buti­nant sur les tables. Inter­net ne per­met pas cela.

Des livres numérisés

Un appau­vrisse­ment de la culture
 
Si les ouvrages non distrayants sont des nou­veautés ou des ouvrages de fond rel­a­tive­ment récents, présents sur les rayons des librairies, leur rem­place­ment, dans les achats des lecteurs, par des exem­plaires numérisés portera un coup de plus aux détail­lants tra­di­tion­nels qui n’en avaient vrai­ment pas besoin. Leur extinc­tion ferait dis­paraître les achats d’impulsion.
Sur cette ques­tion se greffe celle des droits des auteurs et des édi­teurs, actuelle­ment soumise à la jus­tice. Cer­tains auteurs tra­vail­lent pour la gloire, d’autres, pour être utiles.
À défaut d’une rémunéra­tion décente, il faudrait néan­moins s’at­ten­dre à une baisse du nom­bre de titres nou­veaux, et donc à un appau­vrisse­ment de la culture.

Là, nous sommes encore dans le domaine des hypothès­es, car cette vente com­mence à peine. On nous annonce qu’en 2018 elle dépassera celle des livres sur papi­er. Cet ent­hou­si­asme n’est-il pas artificiel ?

Met­tons à part les livres de dis­trac­tion, vaste ensem­ble qui va de la bande dess­inée à La Char­treuse de Parme. Je ne m’in­quiète pas trop pour eux. Leur lec­ture sur papi­er restera sans doute plus agréable que celle d’un écran. Les sup­ports élec­tron­iques ” grand pub­lic ” que je con­nais ne per­me­t­tent ni de feuil­leter l’ou­vrage (il faut tourn­er les pages une à une), ni de laiss­er des marques.

La lec­ture sur écran fatigue assez vite. L’au­teur ne pour­ra dédi­cac­er. Sans doute y aura-t-il un recul des ventes tra­di­tion­nelles, ren­for­cé au début par un effet de sno­bisme. Il ne devrait pas être catastrophique.

Venons-en main­tenant à tout ce qui n’est pas dis­trac­tion. En ce domaine, où les exi­gences de con­fort sont moin­dres, la con­cur­rence du numérisé risque d’être red­outable. Ou bien les lecteurs con­sul­teront les livres numérisés sur écran, ou bien ils les imprimeront eux-mêmes, ou bien encore, pour obtenir une meilleure qual­ité, ils les fer­ont imprimer au coup par coup dans des points de vente spécialisés.

Tel chercheur se pas­sionne, par exem­ple, pour les occur­rences du mot révo­lu­tion. La numéri­sa­tion résout son prob­lème. Il n’au­ra ni à se déranger, ni à atten­dre les deux ou trois jours de livrai­son néces­saires à Ama­zon et à ses émules. Encore faut-il, par­mi ces livres non distrayants, opér­er une dis­tinc­tion : d’un côté, la cul­ture s’ap­pau­vri­ra, et de l’autre, elle s’enrichira.

La résur­rec­tion des auteurs méconnus
 
D’autres ouvrages non distrayants ne se trou­vent plus sur les rayons des librairies. Le dieu Google et ses pareils vont les ressusciter.
Leurs auteurs et leurs édi­teurs n’ont rien à y per­dre, même si la rémunéra­tion est mince. D’ailleurs, la majorité de ces titres sont tombés dans le domaine public.
Tout lecteur va pou­voir se pro­cur­er tel ouvrage ancien très pointu ou tel bouquin com­plète­ment oublié, sans devoir se présen­ter à la Bib­lio­thèque nationale de France, néces­saire­ment réservée à un petit nom­bre. Ce sera, dans une cer­taine mesure, la revanche des auteurs méconnus.
Ce sera aus­si un pas impor­tant vers une meilleure dif­fu­sion de la culture.

Une consolation

Puis-je ten­ter une syn­thèse des effets diver­gents de ces nou­veaux moyens de com­mu­ni­ca­tion et de vente, tels que je les prévois ? Le réseau des libraires tra­di­tion­nels est grave­ment men­acé. En con­séquence, et par suite aus­si des pro­grès de la nav­i­ga­tion sur Inter­net, on peut s’at­ten­dre, même si l’on addi­tionne le numérique et le papi­er, à une baisse des ventes de nou­veautés ain­si que des réédi­tions de clas­siques. Les seuls gag­nants évi­dents seront les ouvrages qui se mor­fondent actuelle­ment dans les oubli­ettes. Il n’y a pas de quoi se réjouir, mais c’est une consolation.

Propos recueillis par
Christian Marbach (56)

Témoignage
Cer­tains affir­ment qu’avec sa numéri­sa­tion le livre se refroid­it, car il perd son « odeur » et tout ce qui s’accroche à son apparence matérielle. Et, il en va de même si nous nous référons à l’opposition que Mar­shall McLuhan établit entre médias frais – cool en anglais – et chauds. En effet, selon cette accep­tion, échauffe un média qui, comme la radio, ne stim­ule qu’un seul sens, en l’occurrence l’ouïe, au détri­ment des autres ; et rafraî­chit un média qui, comme la télévi­sion, sol­licite dif­férents sens de façon équili­brée. Le livre numérique paraît donc plus frais, car il ajoute des images et des sons au texte imprimé. Or, il nous fait aus­si per­dre l’épaisseur de la tranche et les sen­sa­tions tac­tiles et visuelles qui accom­pa­g­nent la pro­gres­sion dans la lec­ture. De ce point de vue, le livre numérique serait plus chaud, ce qui con­duirait, entre autres, à une désor­gan­i­sa­tion de l’espace de lec­ture et à une perte de mémori­sa­tion… Gageons qu’à l’avenir l’enjeu tien­dra à son rafraîchissement 

Jean-Gabriel Ganascia, professeur
à l’université Pierre et Marie Curie

Devanture d'une librairie
ISTOCKPHOTO

Poster un commentaire