Gravure de Gutemberg

Le livre à l’ère numérique

Dossier : Google m'a tuer ! (Le livre et Internet)Magazine N°653 Mars 2010Par Manuel BOURGOIS

REPÈRES

REPÈRES
Il faut manier avec pru­dence des expres­sions telles que « le livre » ou « l’édition ». Cette activ­ité est, en effet, seg­men­tée en de très nom­breux secteurs fort dif­férents. On trou­ve sou­vent une con­fu­sion entre « livre » et « lit­téra­ture » : les pages des jour­naux con­sacrées au « livre », en réal­ité, por­tent sur 20 à 25% de l’activité des édi­teurs. On y trou­ve rarement ou jamais des infor­ma­tions sur les autres caté­gories : sco­laire, uni­ver­si­taire, médi­cale, sci­en­tifique, juridique, pra­tique, religieuse, etc. Ces dif­férentes caté­gories réagis­sent de façon très vari­able au numérique et doivent être analysées séparé­ment au risque de com­met­tre des général­i­sa­tions très inexactes.

Les édi­teurs de livres, comme d’ailleurs ceux de presse, sont totale­ment instal­lés dans le numérique. Dans de très nom­breux secteurs de l’édi­tion, le livre, sous sa forme clas­sique, donne le meilleur rap­port qual­ité-prix et usage-prix. Dans d’autres, le numérique a des avan­tages pour la mise à jour rapi­de, voire inter­ac­tive, qui ont amené les édi­teurs à aller dans cette direc­tion : c’est, par exem­ple, le cas de l’édi­tion juridique ; cer­tains édi­teurs impor­tants du secteur font plus de 50 % de leur chiffre d’af­faires avec le numérique ; d’autres, moins impor­tants et plus spé­cial­isés, atteignent 90 voire 100 %.

Le débat est dom­iné par deux énormes inter­venants extérieurs

Mais, aujour­d’hui, le débat est dom­iné par deux énormes inter­venants extérieurs, dont le développe­ment très rapi­de, la puis­sance finan­cière, la com­pé­tence tech­nique font red­outer qu’ils utilisent leurs posi­tions dom­i­nantes pour révo­lu­tion­ner ce qui, depuis cinq cents ans, s’é­tait organ­isé en une activ­ité mûre, au pro­grès lent mais sans fracture.

Il s’ag­it, bien sûr, de Google et d’A­ma­zon. Et der­rière ces deux mar­ques, de la notion de ” livre numérique “.

Le numérique est déjà là
L’édition n’est pas un méti­er « hors tech­nolo­gie », où des entre­pre­neurs peureux se cram­pon­neraient à leur plume Ser­gent-Major. La péné­tra­tion du numérique dans l’édition a com­mencé il y a vingt ans. En France, 60 à 80% des com­man­des des libraires sont regroupées par le serveur inter­pro­fes­sion­nel Dil­i­com dans la nuit et trans­mis­es qua­si immé­di­ate­ment au distributeur.
L’utilisation de sociétés de traite­ment de don­nées comme Ipsos ou GFK per­met de con­naître les ventes réelles des livres (sor­ties de caisse), ce qui était encore impos­si­ble il y a cinq ans. L’informatisation des imprimeurs, avec les sys­tèmes dits Com­put­er to Plate (CTP), a rac­cour­ci con­sid­érable­ment les délais d’impression, en même temps que les press­es de dernière généra­tion per­me­t­tent des tirages ou des reti­rages courts (500 ex. en noir, 2000 en couleur par exemple).
Et, bien enten­du, la plu­part des édi­teurs trait­ent main­tenant les textes d’auteurs avec les markup lan­guages – codages, bal­is­ages – tels que XML, per­me­t­tant des traite­ments et des retraite­ments de texte, index­a­tions, sélec­tions, mis­es à jour, qui n’étaient pas pos­si­bles auparavant.

Un terme impropre

Le terme de livre numérique est impro­pre. On devrait par­ler, mais ce serait bien lourd et moins agréable, de ” lec­ture sur sup­port numérique “. Main­tenant, déjà, l’écran d’or­di­na­teur, le télé­phone portable, qui ne sont pas au ” for­mat ” du livre, per­me­t­tent une lec­ture avec les avan­tages du numérique : accès immé­di­at à des mil­liers de titres, porta­bil­ité, inter­ac­tiv­ité, etc. De même que le SMS est devenu une nou­velle forme de com­mu­ni­ca­tion, totale­ment imprévue, de même la lec­ture sur écran mobile pour­rait se dévelop­per très rapidement.

Par­al­lèle­ment, les grandes mar­ques citées partout, et d’autres, met­tent sur le marché des ” lecteurs “, ” tablettes “, ” e‑books “, car­ac­térisés par le besoin d’u­tilis­er une plate-forme dédiée, d’un coût aujour­d’hui encore élevé, et dont l’in­teropéra­bil­ité est lim­itée ou nulle. Les ventes des ” titres ” disponibles pour les lecteurs auraient atteint en 2009, aux États-Unis, quelques mil­lions d’ex­em­plaires au grand max­i­mum, avec un fac­teur de crois­sance élevé, certes, mais à com­par­er aux trois mil­liards de livres ven­dus durant la même période.

En France, en face de 400 mil­lions d’ou­vrages ” papi­er ” ven­dus, on s’at­tend à des ventes de quelques cen­taines de mil­liers d’unités.


Guten­berg Janos
Tablette Apple
Avec l’aimable autori­sa­tion d’Apple

Le numérique à l’école

Des ques­tions juridiques
Un exa­m­en du ” numérique ” dans l’édi­tion du début du xxie siè­cle ne peut pas faire l’im­passe des dif­fi­ciles ques­tions juridiques posées, telles que la pro­tec­tion du droit d’au­teur ou de celui des ayants droit.
Au-delà des aspects financiers, la pro­tec­tion du droit moral, si dif­fi­cile en ligne, ne doit pas être vue comme une bar­rière volon­taire­ment mise par les édi­teurs pour empêch­er le pro­grès. Les séquelles de l’af­faire Google/BNF et les rela­tions de Google avec beau­coup d’édi­teurs sont loin d’être calmées. Il ne s’ag­it pas là d’une men­tal­ité obsid­ionale d’édi­teurs ne voulant pas partager leur gâteau.

Une analyse de cette sit­u­a­tion doit être nuancée par secteur.

On peut imag­in­er que, sous l’im­pul­sion d’un État riche et volon­tariste, le secteur de l’édi­tion sco­laire puisse accélér­er la péné­tra­tion du numérique à l’é­cole. C’est le cas de la Corée du Sud par exem­ple. Aidée par le meilleur taux d’équipement ” haut débit ” du monde, la Corée a un pro­gramme très ambitieux de télécharge­ment direct des con­tenus sco­laires sur les porta­bles des élèves, sup­p­ri­mant car­ré­ment les manuels.

En dehors d’autres secteurs spé­cial­isés, tels que sci­ence, médecine, ou juridique, en voie de numéri­sa­tion inten­sive, aidés par les pra­tiques cul­turelles de leurs util­isa­teurs, on peut penser que tant le secteur du livre pra­tique que celui du livre de ” tourisme ” vont avancer dans cette voie.

La Corée envis­age le télécharge­ment direct des con­tenus sco­laires sur les porta­bles des élèves

Déjà cer­tains grands groupes d’édi­tion ont une offre ” hybride ” : un sup­port papi­er, avec ses avan­tages, plus un site ou plusieurs, et des liens per­me­t­tant la per­son­nal­i­sa­tion de la recherche. Il en sera sans doute de même pour le livre d’art. L’ex­em­ple des con­séquences de la dif­fu­sion numérique d’autres pro­duits cul­turels, comme le disque, fait réfléchir les auteurs autant que leurs édi­teurs. Et cette réflex­ion est d’au­tant plus dif­fi­cile que nous sommes inca­pables de prévoir les futurs développe­ments techniques.

Il y a dix ans, deux étu­di­ants incon­nus brico­laient dans un garage à Stan­ford ; tan­dis que Google four­nit aujour­d’hui 70 % de la recherche en ligne et se pré­pare à attein­dre 100 mil­liards de dol­lars de chiffre d’af­faires d’i­ci peu d’années.

Dans quel garage indi­en ou chi­nois se pré­pare un ” objet numérique non iden­ti­fié ” qui ren­dra la lec­ture de ce texte dérisoire d’i­ci peu ?

Composteur et casse typographiques
Com­pos­teur et casse typographiques, remar­quez la lec­ture qui s’ef­fectue à l’en­vers, et de gauche à droite

L’au­teur de ces lignes a fait toute sa car­rière dans l’édi­tion de livres en France.
 
En se bas­ant sur ce qu’il a observé dans sa pro­fes­sion depuis un peu plus de quar­ante ans, il essaie de faire le point sur la sit­u­a­tion des édi­teurs de livres au moment où le débat sur le ” livre numérique ” — une expres­sion assez mal­heureuse et impré­cise — devient tous les jours plus bruyant.

Témoignages

Le vieil homme voit se dévelop­per, envahissante, une foule de moyens et de modes de com­mu­ni­ca­tion : radio, télé, inter­ac­t­if, inter­naute, inter­face… Le vieil homme se demande si l’on sait encore com­mu­ni­quer. Puisse le livre, le livre seul tan­gi­ble, le livre qui mieux que tout demeure, se sauver et nous sauver !

André Miquel,
admin­is­tra­teur général de la Bib­lio­thèque nationale (1984–1987)

Depuis des siè­cles, le prin­ci­pal vecteur d’expression et de social­i­sa­tion de la pen­sée était le livre. Toute une hiérar­chi­sa­tion des savoirs et de ses insti­tu­tions en découlait. Avec la révo­lu­tion numérique le texte sort de cette cap­sule de sens, change de struc­ture, englobe sous forme d’algorithmes toutes les formes d’expression et se partage dynamique­ment à tra­vers Inter­net. De cette hyper­tex­tu­al­ité en évo­lu­tion per­ma­nente découle un nou­veau rap­port au savoir, plus act­if, plus per­son­nel mais aus­si plus col­lec­tif, plus sophis­tiqué mais aus­si plus sen­si­ble. D’une oral­ité de faible portée à la con­ver­sa­tion dif­férée, plus large mais lente, per­mise par les livres ; des livres au con­tin­u­um numérique : la saga de l’humanité pen­sante pour­suit son expansion.

Patrick Bazin,
directeur de la Bib­lio­thèque munic­i­pale de Lyon

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