Bibliothèque numérique : Google face à l’Europe

Dossier : Google m'a tuer ! (Le livre et Internet)Magazine N°653 Mars 2010
Par Alexandre MOATTI (78)

REPÈRES

REPÈRES
Le 15 décem­bre 2004, Google annonçait son pro­jet Google Books de numéri­sa­tion de 15 mil­lions de livres en six ans, en parte­nar­i­at avec les plus impor­tantes bib­lio­thèques améri­caines. Trois mois plus tard, le prési­dent de la Bib­lio­thèque nationale de France (BNF), Jean-Noël Jeanneney, lançait un vibrant plaidoy­er en faveur d’une bib­lio­thèque numérique européenne ; Jacques Chirac enfour­chait alors ce cheval de bataille et, avec cinq autres chefs d’État (Alle­magne, Espagne, Hon­grie, Ital­ie, Pologne), écrivait au prési­dent de l’Union européenne pour pro­mou­voir le pro­jet. À l’époque, ce pro­jet soule­vait un grand ent­hou­si­asme et le pou­voir poli­tique y voy­ait l’occasion de redor­er l’image de l’Europe à la suite de l’échec du référen­dum sur la Con­sti­tu­tion en mai 2005.

Cinq ans après son lance­ment, la Bib­lio­thèque numérique européenne (Euro­peana) est loin de répon­dre aux attentes soulevées à sa créa­tion. L’é­cart entre ce pro­jet et celui de Google s’est forte­ment creusé.

Euro­peana n’est pas conçue pour rivalis­er avec Google Books

Euro­peana, mise en ser­vice le 20 novem­bre 2008, a eu un démar­rage laborieux : le site a été fer­mé plusieurs semaines car mal dimen­sion­né par rap­port au nom­bre d’ac­cès. La force de Google est juste­ment le nom­bre de ses serveurs et la rapid­ité de traite­ment des requêtes faites. Le site Euro­peana fonc­tionne main­tenant, mais il se lim­ite à un por­tail de recherche de doc­u­ments mul­ti­mé­dias (livres et imprimés, man­u­scrits, fonds pho­tographiques, vidéos…), ren­voy­ant aux sites des bib­lio­thèques de chaque pays, avec des visu­al­i­sa­tions très divers­es. Le doc­u­ment est par­fois vis­i­ble sur Euro­peana, par­fois sur le site de la bib­lio­thèque con­tributrice, cha­cune avec un visu­aliseur dif­férent, ou directe­ment en for­mat d’af­fichage HTML ou PDF ; trois à qua­tre clics sont néces­saires pour y accéder.
 

Pour une bib­lio­thèque numérique francophone


Illus­tra­tion de l’auteur

Finale­ment, cinq ans après, on con­state que ce ne sont pas les incan­ta­tions qui font avancer les pro­jets, ou qui font venir les inter­nautes sur les sites. La réal­i­sa­tion d’une biblio­thèque numérique com­plé­men­taire de Google Books appelle, à la lumière de ce qui précède, quelques lignes d’ac­tion sim­ples. Il s’ag­it d’abord d’une bib­lio­thèque numérique pour le pub­lic le plus large pos­si­ble, pas seule­ment pour des chercheurs ou thésards.
Elle doit avoir des objec­tifs ambitieux en ter­mes d’au­di­ence, en évi­tant le syn­drome de cer­tains sites publics où le rap­port audi­ence-fonds investis est faible (l’ob­jec­tif pour­rait être de mul­ti­pli­er par cinq l’au­di­ence actuelle de Gal­li­ca, c’est-à-dire de pass­er à 1 mil­lion de vis­i­teurs par mois). Elle tien­dra un lan­gage clair vis-à-vis de l’in­ter­naute, donc aura une gou­ver­nance et une stratégie claires. Elle évit­era la diabo­lisation des moteurs de recherche : une bib­lio­thèque numérique aura tou­jours besoin des moteurs grand pub­lic pour l’in­dex­a­tion des textes.
Elle procédera, aus­si, d’une fédéra­tion des ini­tia­tives de numéri­sa­tion exis­tantes dans le monde fran­coph­o­ne, sous forme d’un pro­jet bot­tom-up asso­ciant les bib­lio­thèques uni­ver­si­taires et grandes bib­lio­thèques municipales.
Et bien sûr, mil­lions d’ou­vrages et mil­lions d’eu­ros pour la numéri­sa­tion sont certes impor­tants, mais la pro­mo­tion et l’er­gonomie du site sont tout aus­si impor­tantes pour attir­er, con­serv­er et faire revenir l’in­ter­naute, et méri­tent elles aus­si une par­tie des fonds alloués. Si l’on peut con­serv­er la mobil­i­sa­tion et l’en­t­hou­si­asme ini­ti­aux, ces quelques lignes trac­eraient la voie étroite et royale d’un des­sein — d’une réplique — qui con­stituerait un pro­jet de ray­on­nement de la cul­ture fran­coph­o­ne, sym­bole d’une diver­sité cul­turelle effec­tive et assumée.

La sobriété, marque de fabrique de Google

À l’in­verse, sur Google Books, la sim­plic­ité l’emporte ; Google y applique la recette de son moteur de recherche, affich­er une page d’une grande sobriété. On n’y trou­ve que des livres, tous présen­tés de la même manière. Euro­peana est un site mag­nifique, une médiathèque bling-bling, ren­voy­ant vers de nom­breuses bib­lio­thèques ou vidéothèques ; Google Books est une bib­lio­thèque numérique effec­tive et fonc­tion­nelle, où l’on sait quoi trou­ver. Euro­peana est un site pour curieux occa­sion­nels, poten­tielle­ment nom­breux — un site d’a­gré­ment ; Google Books est un site d’habitués — un out­il de tra­vail. À notre époque d’hy­per­com­mu­ni­ca­tion, il faut livr­er un mes­sage sim­ple, ce que fait Google. Sans faire l’apolo­gie de Google, on peut néan­moins déplor­er le décalage d’avec la réal­ité des dis­cours politi­co-médi­a­tiques tenus en France et en Europe : Euro­peana n’est cer­taine­ment pas conçue pour rivalis­er avec Google Books.
 

Les bib­lio­thèques européennes et l’histoire

Les bib­lio­thèques nationales, sur lesquelles s’ap­puie le pro­jet européen, con­stituent un patch­work aux réal­ités très dif­férentes. En France, le monde pat­ri­mo­ni­al est très cen­tral­isé, aligné der­rière la BNF, puis­sante grâce au dépôt légal instau­ré par François Ier. La Grande-Bre­tagne, pays lui aus­si de longue tra­di­tion pat­ri­mo­ni­ale, s’é­tait dès le départ dis­so­ciée du pro­jet européen : c’est avec Microsoft qu’elle annonçait une alliance en 2005. L’Es­pagne a plutôt une tra­di­tion de bib­lio­thèques uni­ver­si­taires (celles-ci ne sont hélas pas inté­grées au pro­jet Euro­peana…) : de fait la Com­plutense, Bib­lio­thèque de l’u­ni­ver­sité de Madrid, a été la pre­mière bib­lio­thèque européenne après Oxford à sign­er avec Google — quand on con­naît l’impor­tance de la langue espag­nole ce fut un coup dur porté au pro­jet. Quant aux parte­naires comme l’Alle­magne ou l’I­tal­ie, d’u­ni­fi­ca­tion plus récente, leur tra­di­tion est moins cen­tral­isée : on n’y trou­ve pas de bib­lio­thèque ” nationale “, mais plusieurs cen­tres bâtis au cours de l’his­toire. L’une des cinq à six ” bib­lio­thèques his­toriques ” alle­man­des, la Bib­lio­thèque d’É­tat de Bav­ière, a rejoint les sig­nataires de l’ac­cord avec Google en mars 2007.

Différents projets, pour Google comme pour les éditeurs

Clar­i­fions un point rarement évo­qué par les jour­nal­istes ou par Google. Sont à dis­tinguer la numéri­sa­tion de livres pat­ri­mo­ni­aux, libres de droits d’au­teur — et la mise en ligne de livres sous droits d’édi­teur et d’au­teur, qui défraie la chronique judi­ci­aire dans divers pays. Nom­bre d’édi­teurs récusent Google Books, d’autres y par­ticipent, avec leurs livres en ” aperçu limité “.

Inter­net et la confiance
Les pro­jets de dif­fu­sion de la con­nais­sance sur Inter­net, bib­lio­thèques ou ency­clopédies en ligne, tablent sur la con­fi­ance, con­fi­ance faite à l’inter­naute pour démêler le bon grain de l’ivraie, con­fi­ance mutuelle entre con­tribu­teurs, ou entre con­tribu­teurs et lecteurs, sur Wikipé­dia. Ceux qui agi­tent ces épou­van­tails (ordre des résul­tats de recherche sur Google, qual­ité des pages de Wikipé­dia) sont d’une généra­tion qui, n’ayant pas tou­jours com­pris ses usages, voit en Inter­net surtout ses dangers.

La sphère privée a d’ailleurs réa­gi fort dif­férem­ment suiv­ant les pays. En France, les édi­teurs ont crié au char­ron et se sont retournés vers les pou­voirs publics pour béné­fici­er d’un sou­tien financier à la mise en ligne d’ex­traits d’ou­vrages : à cet effet, la taxe parafis­cale sur les pho­to­copieurs-scan­ners a été aug­men­tée dans une cer­taine dis­cré­tion, fin 2006, dégageant env­i­ron 10 mil­lions d’eu­ros sup­plé­men­taires par an, gérés par le Cen­tre nation­al du Livre. On trou­vera, par exem­ple, 230 extraits d’ou­vrages Gal­li­mard sur Gal­li­ca ; et, à nou­veau, pour chaque édi­teur une visu­al­i­sa­tion différente.

En Alle­magne, pays où l’ap­pel à l’É­tat est lim­ité, le lob­by cul­turel peu prég­nant et le monde des bib­lio­thèques moins cen­tral­isé, 1 000 édi­teurs et libraires se sont regroupés dès 2005 en con­sor­tium et ont mis en ligne, avec une visu­al­i­sa­tion unique, 100 000 ouvrages (voir http://libreka.de).

Y a‑t-il un réel besoin de con­sul­ter un ouvrage ancien écrit dans une autre langue ?

Début 2005, Google Books avait été cri­tiqué pour son fameux page rank­ing (ordre des résul­tats de recherche) — ain­si la Révo­lu­tion française y aurait été vue à tra­vers des ouvrages van­tant ” les vail­lants aris­to­crates bri­tan­niques tri­om­phant des jacobins san­guinaires2 “.

Cette crainte est large­ment infondée — on sait com­ment fonc­tionne un moteur de recherche, s’ap­puyant sur les références les plus con­sultées. Elle procède d’une dia­boli­sa­tion de l’In­ter­net et d’un manque de con­fi­ance en l’in­ter­naute : quiconque utilise un moteur ou une bib­lio­thèque numérique effectue, dès le pre­mier clic, un tra­vail de recherche — l’in­ter­naute est capa­ble d’analyser lui-même les infor­ma­tions reçues.

Qu’est-ce que le patrimoine européen ?

Sacoche d'un ordinateur sous forme de livre
Sacoche d’un micro-ordi­na­teur, sous forme de livre ancien (Société Twel­we South).

La France avait, en 2004, une longueur d’a­vance sur Google et sur les autres pays européens : le site Gal­li­ca de la BNF exis­tait depuis cinq ans et cumu­lait 80 000 ouvrages. On aurait pu cap­i­talis­er sur cette avance en lançant, avec le même portage poli­tique fort, une bib­lio­thèque numérique fran­coph­o­ne3, dévelop­pant autour de Gal­li­ca les pro­jets de nom­breuses bib­lio­thèques (uni­ver­si­taires notam­ment), en France et dans la fran­coph­o­nie. Une autre option a été choisie, celle d’une bib­lio­thèque européenne : le pro­jet fut long à démar­rer, la Com­mis­sion européenne a atten­du que les 24 autres pays se met­tent à niveau avant d’or­gan­is­er laborieuse­ment l’assem­blage de ce pat­ri­moine numérique babélien.

Google prévient toute con­cur­rence avec d’autres moteurs de recherche

Mais y a‑t-il un réel besoin de l’in­ter­naute à con­sul­ter un ouvrage ancien écrit dans une autre langue — sachant que les ouvrages lit­téraires et sci­en­tifiques impor­tants sont générale­ment traduits ? Un mythique ” pat­ri­moine européen ” fut sou­vent évo­qué : n’est-ce pas juste­ment ce qu’a numérisé Google en cinq ans, lais­sant Euro­peana loin der­rière ? Le pat­ri­moine des grandes bib­lio­thèques améri­caines alliées à Google est juste­ment le pat­ri­moine alle­mand, anglais, espag­nol, français, ital­ien… autrement dit le pat­ri­moine de l’émi­gra­tion européenne qui a fait les États-Unis. Une bib­lio­thèque numérique béné­fi­ci­ait en 2005 d’une ” fenêtre de tir ” avec le sou­tien poli­tique fort exis­tant à l’époque. Mais la Com­mis­sion européenne a ralen­ti le pro­jet en le trans­for­mant en médiathèque et non sim­ple bib­lio­thèque d’im­primés ; elle a proclamé le pro­jet pri­or­i­taire sans dégager des finance­ments pour la numéri­sa­tion : ceux-ci restent du ressort de chaque ” État membre “.

Coopération ou compétition ?

Même si l’ex­er­ci­ce paraît facile a pos­te­ri­ori, deman­dons-nous ce qui aurait pu être fait à par­tir de 2005. Dans l’op­tion européenne (répé­tons qu’elle ne nous parais­sait pas la meilleure), on aurait pu men­er une négo­ci­a­tion com­mune, par exem­ple sous l’égide de la Com­mis­sion européenne, entre l’ensem­ble des bib­lio­thèques et Google.

Cela aurait fourni le chaînon man­quant — le finance­ment de la numéri­sa­tion — au pro­jet européen. Après la dia­boli­sa­tion de Google, ç’eût été Canos­sa : mais juste­ment, quelles sont les con­trepar­ties que requiert Google en échange de la numéri­sa­tion gra­tu­ite des livres pat­ri­mo­ni­aux ? Elles sont con­nues, car la loi améri­caine impose à toute struc­ture publique de pub­li­er ses con­trats. La bib­lio­thèque dis­pose de ses ouvrages numérisés par Google, qu’elle peut plac­er sur son site.

Finance­ments pub­lic et privé
Les États mem­bres finan­cent directe­ment leur apport à la Bib­lio­thèque numérique européenne. Ce sys­tème à deux paliers mon­tre, une fois de plus, son inca­pac­ité à faire face à la con­cur­rence d’une entre­prise à cen­tre de déci­sion unique et à action rapi­de. De fait, rares sont les pays qui ont lancé une numéri­sa­tion de leur pat­ri­moine : fin 2009, plus de 80 % des doc­u­ments d’Eu­ro­peana provi­en­nent de France — notre pays con­tin­ue à devancer ses partenaires.

Les atouts de Google
Avec Google Books, Google cap­i­talise sur ses deux forces prin­ci­pales, issues de sa com­préhen­sion pro­fonde de l’In­ter­net : une capac­ité à gér­er des accès simul­tanés à des doc­u­ments de plus en plus volu­mineux — même une grande bib­lio­thèque améri­caine ne peut s’im­pro­vis­er ges­tion­naire d’une telle ferme de serveurs ; et une stratégie fondée sur l’idée que les moteurs sont — et seront tou­jours plus à l’avenir — la porte d’ac­cès à Internet.


Il y a toute­fois deux restric­tions impor­tantes. D’abord, la bib­lio­thèque ne peut en faire d’usage com­mer­cial, car Google se réserve à terme le droit de vente de l’im­pres­sion de la copie numérique sous forme de livre — se posi­tion­nant ain­si sur le marché poten­tiel du livre numérique à imprimer. Ensuite, Google prévient toute con­cur­rence avec d’autres moteurs de recherche (Bing, Yahoo, AOL…) en spé­ci­fi­ant la non-index­a­bil­ité des fichiers du site de la bib­lio­thèque : la bib­lio­thèque numérique de l’u­ni­ver­sité reste invis­i­ble à un quel­conque moteur de recherche externe — sachant que pour Google l’in­dex­a­tion de la copie du livre sur ses pro­pres serveurs est automatique.

Ain­si, un inter­naute assidu du site Uni­ver­si­ty of Cal­i­for­nia, ou présent dans la bib­lio­thèque et y util­isant l’In­tranet, trou­vera sans prob­lème les oeu­vres numérisées sur le site de cette uni­ver­sité ; un autre inter­naute (99 % des cas) trou­vera l’œu­vre via Google et la con­sul­tera sur Google Books. Nous ne jugeons pas ce que cer­tains en France qual­i­fient de ” pacte faustien ” des bib­lio­thèques — il s’ag­it bien de dia­boli­sa­tion, même si elle reste feu­trée et lit­téraire ! — nous nous con­tentons de fournir des élé­ments d’analyse. Quant aux bib­lio­thèques qui ont signé avec Google, elles esti­ment de leur mis­sion que leur pat­ri­moine soit ain­si dif­fusé, même en dehors de leur site.


Recherche de l’ouvrage Cal­cul de l’effet des machines de Cori­o­lis (X1808) sur le moteur Google. Le deux­ième résul­tat, après Wikipé­dia, est l’ouvrage cher­ché, vis­i­ble sur Google Books. Bra­vo pour le page rank­ing, s’il me donne ce que je cherche en deux­ième résultat.


Le nou­veau visu­aliseur Gal­li­ca de la BNF. Ouvert sur deux pages, le Mémoire sur les roues hydrauliques à aubes courbes (1827) de Jean-Vic­tor Pon­celet (X 1807).

La foire à la numérisation

Quaero (latin pour « Je cherche »)
La coex­is­tence en 2005–2006 des deux pro­jets Quaero (moteur de recherche fran­co-alle­mand) et BNUE (Bib­lio­thèque numérique européenne), tous les deux dirigés con­tre Google, appor­tait une cer­taine con­fu­sion dans l’esprit du grand pub­lic, voire de nos décideurs : cer­tains imag­i­naient que Quaero serait le « moteur » de BNUE. L’ensemble de ces pro­jets (Quaero, BNUE, Géo­por­tail) fai­sait par­tie en 2005 d’une stratégie poli­tique au plus haut niveau (voir Wall Street Jour­nal, « Le Google », 4 août 2006).
Con­cer­nant Quaero, un bilan d’utilisation des fonds publics serait là aus­si utile à dresser.

Depuis 2005, le paysage a pro­fondé­ment changé, comme sou­vent sur Inter­net. Microsoft a aban­don­né MSN Books en mai 2008 ; il reste parte­naire d’une bib­lio­thèque numérique, Open Con­tent Alliance, qui ne béné­fi­cie pas de la notoriété de Google. Même du côté de Google, les oppor­tu­nités pour­raient se tarir ; suite aux ater­moiements du pro­jet européen et en l’ab­sence d’un pro­jet fran­coph­o­ne alter­natif, trois bib­lio­thèques fran­coph­o­nes d’im­por­tance ont con­trac­té avec Google : la Bib­lio­thèque uni­ver­si­taire de Lau­sanne (Suisse), celle de Gand (Bel­gique) et la Bib­lio­thèque munic­i­pale de Lyon. Elles con­ti­en­nent une par­tie impor­tante du pat­ri­moine de langue française.

L’oblig­a­tion de dépôt légal ne porte en France que sur l’ex­em­plaire papier

Quel intérêt Google aurait-il à numéris­er un ouvrage déjà numérisé par une autre bib­lio­thèque ? Il y va de la saine ges­tion de ses fonds. Ques­tion duale — qu’une bib­lio­thèque ou des ges­tion­naires publics pour­raient se pos­er : quel intérêt y a‑t-il à numéris­er sur fonds publics un ouvrage qu’on peut déjà trou­ver sur Inter­net ? Et, en corol­laire, qu’est-ce qu’une bib­lio­thèque numérique : un site lié à l’in­sti­tu­tion (BNF, Bib­lio­thèque de Lyon, etc.), ou une plate­forme uni­verselle comme l’est Google Books ?

Ces ques­tions ne sont pas neu­tres, lorsqu’on par­le comme en ce moment de remèdes mir­a­cle pour la numéri­sa­tion du pat­ri­moine, l’ap­pel au ” grand emprunt ” sal­va­teur, ou la coopéra­tion fran­co-alle­mande… Cette dernière idée laisse per­plexe vu l’échec d’un autre pro­jet infor­ma­tique fran­co-alle­mand, le moteur de recherche Quaero, lui aus­si lancé en fan­fare en 2005, cen­sé être le moteur de recherche européen rival­isant avec Google, et finale­ment aban­don­né par les Allemands.

La bataille des référencements

Dépôt légal sous for­mat numérique ?
Il est un point mal­heureuse­ment fort peu men­tion­né dans les débats actuels. Alors que tous les ouvrages exis­tent sous forme numérique chez l’auteur, l’éditeur et l’imprimeur, l’obligation de dépôt légal en France ne porte actuelle­ment que sur l’exemplaire papi­er. Une loi de 2005 a ren­du pos­si­ble – c’est bien le moins – mais non oblig­a­toire le dépôt légal des fichiers numériques, en com­plé­ment du livre papi­er. Que penseront nos petits-enfants dans soix­ante-dix ans, une fois ces ouvrages libres de droit, quand ils voudront les inté­gr­er dans leur bib­lio­thèque numérique, et ne retrou­veront plus chez les édi­teurs les fichiers numériques correspondants ?

Il pour­rait bien se faire que les posi­tions soient figées pour un cer­tain temps dans la dif­fu­sion de la con­nais­sance sur Inter­net. À Wikipé­dia les ency­clopédies en ligne – Google sem­ble avoir renon­cé à dévelop­per son ency­clopédie Knol. À Google les bib­lio­thèques numériques : la guerre Euro­peana-Google Books n’aura pas lieu. De nom­breux chercheurs, mais aus­si de jeunes inter­nautes du type geek, priv­ilégient des références Google Books : la bataille des réfé- rences don­nées par les pre­scrip­teurs (par exem­ple, les con­tribu­teurs à Wikipé­dia) est impor­tante, car elle draine les inter­nautes vers telle ou telle bib­lio­thèque numérique. Euro­peana est sans doute morte avant d’avoir vécu – elle con­tin­uera à engloutir de l’argent européen pour la con­fec­tion du site, le graphisme, les serveurs – tout sauf la numéri­sa­tion ; à l’instar de nom­breux sites européens, coû­teux, esthé­tiques et à audi­ence lim­itée, elle attir­era quelques inter­nautes comme curiosité mais non comme out­il de tra­vail. Gal­li­ca, en avance en 2004, reste un bon out­il de tra­vail. On peut red­outer néan­moins que les pos­tures du monde admin­is­tra­ti­vo-poli­tique, son incom­préhen­sion chronique des usages de l’Internet, sa vision baroque et son évo­ca­tion mys­tique d’une « excep­tion cul­turelle », enfin la lour­deur de la sur­couche européenne, définie comme pri­or­i­taire, n’aient déjà com­pro­mis l’avenir de cet outil.

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1. BNUE, ou Euro­peana, www.europeana.eu
2. Jean-Noël Jeanneney, « Quand Google défie l’Eu­rope », Le Monde, 24 jan­vi­er 2005.
3. J’avais, dans mon rap­port au min­istre de la Cul­ture R. Donnedieu de Vabres (avec Valérie Tes­nière et Noémie Lesquins, jan­vi­er 2006, www.bibnum.net), pré­con­isé cette option (voir aus­si Alexan­dre Moat­ti, « Pour une bib­lio­thèque numérique fran­coph­o­ne », Le Monde, 20 sep­tem­bre 2007).

Témoignages

Le Kin­dle est une pure « liseuse ». Son écran e‑Ink lui donne une longue autonomie et per­met une lec­ture con­fort­able, en tour­nant les pages séquen­tielle­ment. Choisir son livre sur le por­tail d’Amazon, puis le trou­ver instal­lé dans sa liseuse, via les réseaux mobiles, est son inno­va­tion « mag­ique » car Ama­zon s’est con­stru­it une large offre de titres comme prin­ci­pal dis­trib­u­teur des édi­teurs améri­cains. D’où son suc­cès, par­ti­c­ulière­ment dans les fic­tions ou les livres rapi­de­ment périss­ables. Les chiffres en témoignent : durant la péri­ode de Noël, Ama­zon a ven­du davan­tage de ver­sions Kin­dle que papi­er lorsque les deux étaient disponibles. Cette liseuse révo­lu­tionne l’édition, comme l’iPhone pour l’Internet mobile.

Inverse­ment, à Prince­ton dont Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, est un ancien élève, le pilote d’utilisation uni­ver­si­taire ren­con­tra les vives cri­tiques des étu­di­ants. L’appareil est mal adap­té aux anno­ta­tions et à la con­sul­ta­tion de plusieurs textes en par­al­lèle. Les livres élec­tron­iques auront sans doute divers­es tra­jec­toires, selon leurs util­i­sa­tions, avec des ter­minaux et des mod­èles économiques différents.

Jean-Philippe Papil­lon (90),
directeur général de Saga­Tel et IT.Cal

Le réseau implique évidem­ment une mod­i­fi­ca­tion en pro­fondeur des habi­tudes de lec­ture et de con­sul­ta­tion, dans la manière d’aborder les prob­lèmes. La survie des bib­lio­thèques tra­di­tion­nelles est liée à la survie du livre. Pour le moment au moins, il me sem­ble que le livre ne va pas dis­paraître : plus on utilise les ressources en ligne, plus on est amené à recourir à des livres, dans le cas de recherch­es telles que les miennes en tout cas. On a même l’impression, peut-être en par­tie illu­soire, que les livres pub­liés sont de plus en plus nom­breux, ou que du moins on a accès à un nom­bre crois­sant de livres et d’articles (grâce au prêt entre bib­lio­thèques en particulier).

Françoise Létou­blon,
hel­léniste, Insti­tut uni­ver­si­taire de France, Grenoble

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