La revue des deux mondes, août 1829

Lire mieux, mais autrement

Dossier : Google m'a tuer ! (Le livre et Internet)Magazine N°653 Mars 2010
Par Antoine COMPAGNON (X70)

La semaine dernière, je me suis sur­pris à com­mencer de lire un arti­cle du New York Times ramassé sur mon pail­las­son, puis, comme l’ar­ti­cle m’in­téres­sait et que j’ai voulu le lire atten­tive­ment, à aller à mon ordi­na­teur pour en pour­suiv­re la lec­ture à l’écran. C’é­tait une pre­mière, je crois, comme si je me sen­tais désor­mais mieux pour lire le jour­nal dans sa ver­sion élec­tron­ique que dans sa ver­sion papi­er. L’ar­ti­cle, il est vrai, par­lait de Kin­dle 2, la nou­velle liseuse d’A­ma­zon, disponible sur le marché européen, mais le sujet n’y change rien.

Repères
Inter­net a pro­fondé­ment trans­for­mé mon méti­er de chercheur en mul­ti­pli­ant les ouvrages et les revues aux­quels j’ai accès de chez moi, à toute heure du jour et de la nuit, par exem­ple en dehors des heures d’ou­ver­ture de la Bib­lio­thèque nationale de France. Je véri­fie tou­jours, avant d’aller à la bib­lio­thèque, que le livre dont j’ai besoin n’ex­iste pas sous forme numérique. J’ai con­sti­tué dans mon ordi­na­teur une bib­lio­thèque de mes auteurs de prédilection.

Douze ans d’adaptation

Est-ce le terme, ou une étape impor­tante, dans un proces­sus d’adap­ta­tion qui a pris une douzaine d’an­nées et qui, non seule­ment pour la presse mais aus­si pour les livres, m’amène à l’or­di­na­teur pour lire sérieuse­ment ? Je me rap­pelle le pre­mier sémi­naire pour lequel j’ai indiqué en bib­li­ogra­phie des ouvrages disponibles exclu­sive­ment sur Inter­net. Il y a dix ans, ce sémi­naire por­tait sur les ” Anti-mod­ernes “, sur lesquels j’ai écrit un livre depuis.

Plusieurs textes essen­tiels étaient totale­ment indisponibles en librairie, comme Les Soirées de Saint-Péters­bourg de Joseph de Maistre, ou les écrits poli­tiques de Chateaubriand, textes réim­primés depuis. À cette occa­sion, j’ai décou­vert qu’In­ter­net me per­me­t­tait de faire des cours que je ne pou­vais pas envis­ager auparavant.

Nous avons pris l’habi­tude de lire de manière dis­con­tin­ue, par­cel­laire et préhensive

En vérité, nous ne tra­vail­lons plus du tout comme par le passé. Faisant des range­ments, je viens de me débar­rass­er de piles de pho­to­copies d’ar­ti­cles de revue accu­mulées depuis vingt ans. Je n’en ai plus besoin. Si je voulais les relire un jour, je les retrou­verais sur JSTOR, Project Muse ou ailleurs.

Sur Gal­li­ca, je con­sulte presque tous les jours un vieux numéro du Temps ou de la Revue des Deux Mon­des. Sur Fac­ti­va ou Lex­is­Nex­is, je retrou­ve les arti­cles de la presse qui m’ont échappé.

Butiner l’information

Comme tout le monde, je lis de plus en plus à l’écran, de moins en moins sur papi­er, et j’ai par­fois le sen­ti­ment que je lis mieux sur écran.

Mais nous lisons autrement sur écran, et la lec­ture sur écran a aus­si mod­i­fié la manière dont nous lisons sur papi­er. Nous avons pris l’habi­tude de lire de manière dis­con­tin­ue, par­cel­laire et préhen­sive. Nous buti­nons d’une infor­ma­tion à l’autre. Nous nous arrê­tons pour éclair­er un détail, dérivons sur Wikipé­dia, et pour finir nous avons oublié le texte dont nous étions par­tis. Quand il m’ar­rive de rechercher une page par où je suis passé, à l’on­glet ” His­toire ” de Fire­fox, je suis sidéré par le par­cours que j’ai suivi.

Ma généra­tion sait encore lire de manière pro­longée, sans nav­iguer. De fait, quand je me retrou­ve loin d’In­ter­net, dans un avion, dans une vil­la isolée de vacances, et que je me plonge dans un livre sans sec­ours numérique, le plaisir est d’au­tant plus intense que l’ex­péri­ence est dev­enue plus rare. Mais qu’en sera-t-il des généra­tions suiv­antes ? Cette lec­ture-là leur sera-t-elle encore acces­si­ble ? On ne peut pas lire À la recherche du temps per­du ou La Phénoménolo­gie de l’e­sprit en nav­iguant à tout bout de champ. Ces livres exi­gent un temps long, non dis­trait, inin­ter­rompu, ils deman­dent une lec­ture soutenue, patiente et con­cen­trée. Il m’est arrivé de dire que le temps de la lec­ture était le temps de l’en­nui, celui des grandes vacances passées à lire de gros romans russ­es. Or, l’en­nui et le numérique sont deux con­cepts pro­pre­ment hétérogènes.

La fin de l’imagination

Bref, il se peut que la notion du texte linéaire soit en voie d’ex­tinc­tion et qu’il devi­enne indis­pens­able de refor­mater les livres anciens pour qu’on con­tin­ue de les lire.

Il y a un cer­tain temps déjà, j’ai sug­géré qu’on dis­poserait bien­tôt d’édi­tions de Proust où on cli­querait sur la sonate de Vin­teuil pour enten­dre du Franck ou du Fau­ré, sur Le Port de Car­quethuit d’El­stir pour voir des Boudin ou des Mon­et. Cela a choqué.

L’en­nui et le numérique sont deux con­cepts pro­pre­ment hétérogènes

On accepte les notes qui don­nent des ren­seigne­ments his­toriques et qui sig­na­lent des mod­èles, mais bien­tôt le lecteur ne se sat­is­fera plus de devoir pass­er par Wikipé­dia pour don­ner de l’é­pais­seur aux sources et références de Proust. Il les voudra à portée de la main sur sa liseuse élec­tron­ique. Une des fac­ultés les plus sol­lic­itées par la lec­ture tra­di­tion­nelle se trou­vera dès lors sans emploi : l’imag­i­na­tion, grâce à laque­lle nous don­nions de la réal­ité à la fic­tion, grâce à laque­lle nous nous représen­tions Manon quand l’ab­bé Prévost se con­tentait d’écrire qu’elle avait ” l’air de l’Amour même “.

Une résurrection

Les livres hybrides
La dernière inven­tion pour sauver de l’en­nui de la lec­ture, ce sont les livres hybrides, vooks en anglais, qui parsè­ment le texte élec­tron­ique de vidéos dans le but avoué de ren­dre le livre de Guten­berg moins archaïque. Sur son Kin­dle, son Sony Read­er ou son iPad, on cli­quera sur un lien et le spec­ta­cle com­mencera. D’im­por­tantes maisons d’édi­tion améri­caines pari­ent sur cet objet mul­ti­mé­dia pour con­tin­uer d’at­tir­er les lecteurs. Elles avaient pub­lié jusqu’i­ci sous cette forme des livres pra­tiques — la vidéo est utile dans un manuel de fit­ness -, mais Simon & Schus­ter vient de faire paraître à la ren­trée 2009 des romans numériques multimédias.
Les romans inter­ac­t­ifs, inté­grant les con­tri­bu­tions des lecteurs, se répan­dent aus­si sur Internet.

Cer­tains dis­ent que la lec­ture sur Inter­net est une résur­rec­tion de la lec­ture pré­mod­erne, celle qui a précédé Guten­berg et l’époque du livre. Le livre aurait été une par­en­thèse. Nous revien­dri­ons à la lec­ture inter­mit­tente, digres­sive et col­lec­tive qui se pra­ti­quait avant que le livre n’en­cour­ageât à la soli­tude, à l’in­di­vid­u­al­isme et à l’imagination.

Les con­séquences pour­raient être pro­fondes, si le sujet mod­erne, le Moi mod­erne, a pour mod­èle le lecteur cher­chant son chemin dans les livres, prenant con­science de lui-même comme lecteur, à l’im­age de Mon­taigne, impens­able sans la tour de ses livres, pas­sant de ses lec­tures des clas­siques, récem­ment ren­dus disponibles par l’im­primerie, à la recherche de soi et à l’au­to­por­trait. Si, depuis le temps de Mon­taigne, la sub­jec­tiv­ité est insé­para­ble de l’ex­péri­ence de la lec­ture, que sera la sub­jec­tiv­ité à l’ère du numérique, quand nous aurons tout à fait sauté le pas ? 

L’écriture change aussi 

Avec la lec­ture, l’écri­t­ure change elle aus­si. Les édi­teurs dis­aient il y a quelques années qu’ils recon­nais­saient aus­sitôt les man­u­scrits qui avaient été com­posés sur ordi­na­teur (main­tenant ils le sont tous). Ils y sen­taient un cer­tain relâche­ment de la forme, une allure digres­sive, faite d’ad­di­tions, de trou­vailles. L’ef­fet n’est pas seule­ment celui du traite­ment de texte, qui peut faire per­dre de vue la struc­ture d’ensem­ble d’un texte, ses pro­por­tions, son har­monie, mais aus­si celui d’In­ter­net, qui per­met toutes les excrois­sances, gon­fle le texte de bulles numériques.

Que sera la sub­jec­tiv­ité à l’ère du numérique ?

Sans doute, mais je m’aperçois que je décris quelque chose qui ressem­ble dia­ble­ment aux Essais de Mon­taigne, rédigés à un autre moment de tran­si­tion, celle de la cul­ture rhé­torique à la cul­ture typographique.

Nous vivons une révo­lu­tion com­pa­ra­ble entre le livre et Inter­net. La lec­ture et l’écri­t­ure nou­velles sont encore tâton­nantes, mais le livre imprimé n’est pas mort. Il s’en pub­lie même de plus en plus.

Témoignages
Je lis presque tout le temps : jour­naux (sur papi­er et, surtout, sur écran), revues et… blogs. Pourquoi y a‑t-il tant de blogs pas­sion­nants et si bien écrits ? Je lis au lit, au bureau (for­cé­ment), un peu dans le métro, pas encore sur ma moto, ni en auto. Je lis aus­si des livres, plein de livres en même temps. J’en ai tou­jours une dizaine d’entamés. Pour ce qui est de la « lit­téra­ture », que des romans. La poésie, ça peut se lire quand et comme on veut. Les essais, sachant comme ils sont écrits, me tombent assez vite des mains.

Gros prob­lème, les cen­taines de livres (dits « illus­trés » ou, mieux, « bôlivres ») que je con­sulte en per­ma­nence et qui envahissent mon espace famil­ial ne sont ni trans­férables ni télécharge­ables sur Inter­net. Et je ne par­lerai qu’en présence de mon avo­cat de mes achats de livres « de bib­lio­philie » ou « d’artiste » ! Je ne suis donc pas tiré d’affaire… Est-ce grave professeur ?

Pierre Chiesa,
éditeur et responsable syndical aux Éditions Larousse

L’ère numérique affecte la pub­li­ca­tion sci­en­tifique avec aujourd’hui 90% env­i­ron des arti­cles de revues acces­si­bles en ligne. D’ici 2020, 90 % des arti­cles seront unique­ment disponibles en ligne. L’Internet par­tic­i­patif (Web 2.0) implique active­ment les usagers dans les con­tenus. L’information sci­en­tifique forme un con­tin­u­um, des don­nées recueil­lies aux arti­cles pub­liés. Quelques insti­tu­tions archivent déjà les résul­tats de leurs recherch­es et les don­nées brutes. En mars 2003, deux astronomes du Jet Propul­sion Lab­o­ra­to­ry à Pasade­na ont con­fir­mé l’existence d’une étoile naine brune par la seule analyse des relevés du ciel antérieurs, sans nou­velle obser­va­tion du champ stellaire.

Le libre accès sur Inter­net, sans sur­coût, du pat­ri­moine sci­en­tifique com­mence. Ain­si, dès avril 2008, l’université de Cam­bridge a mis en ligne ses doc­u­ments liés à Dar­win soit 90 000 pages Internet.

Cepen­dant, un mod­èle économique de l’accès libre et gra­tu­it de tous aux arti­cles sci­en­tifiques, garan­tis­sant la dis­sémi­na­tion de résul­tats validés par les pairs, avec rémunéra­tion équitable des investis­seurs, reste à trouver.

Gérard Blanc (68)

Ensem­ble de la bib­li­ogra­phie de Dar­win télécharge­able libre­ment sur http://darwin-online.org.uk/

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