La Société Générale à la Défense

Une taxe carbone sur l’électricité ?

Dossier : Gaz et transition énergétiqueMagazine N°725 Mai 2017
Par Alain GRANDJEAN (75)
Par Dominique BUREAU (74)

Les conclu­sions d’un rap­port deman­dé pour fixer un prix du car­bone ali­gné avec l’Accord de Paris de la COP 21 se pré­sentent sous la forme de 10 pro­po­si­tions. L’élément clé est qu’il faut d’a­bord aug­men­ter de façon consé­quente le prix du car­bone pour dis­sua­der d’u­ti­li­ser le char­bon, source d’éner­gie la moins chère, mais la plus polluante. 

Les auteurs du rap­port font 10 pro­po­si­tions pour déve­lop­per et ren­for­cer la tari­fi­ca­tion du car­bone, leur pro­po­si­tion phare étant de com­plé­ter le dis­po­si­tif actuel du mar­ché euro­péen du car­bone par un méca­nisme de cor­ri­dor de prix pour don­ner plus de visi­bi­li­té aux acteurs éco­no­miques et accé­lé­rer les réduc­tions d’émissions en Europe, notam­ment celles du sec­teur élec­trique en rédui­sant le recours au charbon. 

Pour cela, la mis­sion a sug­gé­ré que le prix plan­cher soit com­pris entre vingt et trente euros en 2020 et le prix pla­fond de cin­quante euros à cet horizon. 

REPÈRES

Pascal Canfin, Alain Grandjean et Gérard Mestrallet ont remis, début juillet 2016, les conclusions de la mission qui leur avait été confiée en vue de mettre un prix du carbone aligné avec l’Accord de Paris.
Leur rapport souligne tout d’abord qu’il existe aujourd’hui un large consensus sur le rôle décisif que peuvent jouer les instruments de tarification carbone pour enclencher une transition bas carbone, beaucoup d’entreprises s’étant ralliées à cette cause dans la dynamique créée par la COP 21.
En effet, ces instruments font payer aux émetteurs de gaz à effet de serre les coûts qu’ils font porter à la société ou, de façon symétrique, récompensent ceux qui permettent leur évitement.


Expli­ca­tions et com­men­taires d’Alain Grand­jean et Domi­nique Bureau. 

L’une des propositions du rapport est plus précisément de privilégier la production d’électricité au gaz par rapport à celle du charbon.
Pourquoi cette focalisation sur le charbon ?

A.G. Dans la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique, le char­bon est l’ennemi public numé­ro 1. Sa com­bus­tion émet envi­ron 15 mil­liards de tonnes de CO2 dans le monde soit 30 % des émis­sions de gaz à effet de serre. 

Ayant connu une très forte crois­sance dans les quinze der­nières années, il est à l’origine de 40 % de la pro­duc­tion d’électricité. Pour­tant, c’est un domaine où il est tech­ni­que­ment aisé­ment rem­pla­çable par d’autres sources beau­coup moins carbonées. 

“ Le charbon est malheureusement la source d’énergie la moins chère ”

Mais, mal­heu­reu­se­ment c’est aujourd’hui la source d’énergie la moins chère. Début 2016, des pro­jets repré­sen­tant mille giga­watts de puis­sance ins­tal­lée étaient encore envi­sa­gés. Or, une tra­jec­toire éner­gé­tique, conforme à l’Accord de Paris et res­tant sous les deux degrés, sup­pose au contraire une forte dimi­nu­tion des émis­sions de CO2, donc du recours au charbon. 

D.B. Ce diag­nos­tic fait consen­sus, ce que l’on peut illus­trer par quelques chiffres, dans le domaine de l’électricité. Aus­si bien au niveau mon­dial, qu’au niveau euro­péen, la pro­duc­tion d’électricité (y com­pris cogé­né­ra­tion) est res­pon­sable de 40 % envi­ron des émis­sions de CO2 dues à la com­bus­tion d’énergie. Les cen­trales à char­bon en sont la cause prin­ci­pale, à la fois du fait de la part du char­bon dans le mix élec­trique et du fac­teur d’émissions de ces cen­trales, plus du double de celles à gaz par exemple (1 tonne CO2/MWh contre 0,4 tonne CO2/MWh envi­ron).

Des pos­si­bi­li­tés pour réduire ces émis­sions existent donc, qui placent la sub­sti­tu­tion char­bon-gaz au rang des pre­mières actions à réa­li­ser pour « décar­bo­ner » l’économie effi­ca­ce­ment, c’est-à-dire en com­men­çant par les moins coûteuses. 

Ain­si, alors que, dans les condi­tions de mar­ché actuelles, l’ordre d’appel des cen­trales « par ordre de mérite » pour les opé­ra­teurs pri­vi­lé­gie le char­bon, la situa­tion chan­ge­rait radi­ca­le­ment si le prix du car­bone était de l’ordre de trente euros. 

La crainte des investisseurs ou actionnaires des opérateurs de voir leurs actifs liés au charbon dévalorisés ne suffit-elle pas pour enclencher le processus ?

A.G. Un mou­ve­ment de retrait s’observe en effet dans le monde des grandes banques (en France le Cré­dit Agri­cole, la Socié­té Géné­rale) et des acteurs finan­ciers ayant déci­dé de ne plus en financer. 

Pour autant, ce mou­ve­ment est encore trop lent et il serait naïf et irres­pon­sable de ne comp­ter que sur l’engagement volon­taire des acteurs financiers. 

“ Désigner de manière absolue les bonnes technologies conduit souvent à des catastrophes ”

La solu­tion la plus logique est de faire sup­por­ter aux émis­sions de CO2 un coût sous forme de taxe ou de quo­tas à un niveau suf­fi­sant pour rendre le char­bon non com­pé­ti­tif. C’est ce que nous avons pro­po­sé avec Pas­cal Can­fin et Gérard Mestrallet. 

D.B. Le rôle des acteurs finan­ciers en ce domaine est récent et notable car il témoigne d’une prise de conscience de leur part des risques que pren­draient les inves­tis­seurs en n’anticipant pas la tran­si­tion éner­gé­tique. Le déve­lop­pe­ment des exi­gences de repor­ting sur l’exposition car­bone des por­te­feuilles y concourt. 

Cepen­dant, l’impact de ces ins­tru­ments ne sera véri­ta­ble­ment impor­tant que si la pers­pec­tive de prix du car­bone effec­tifs est cré­dible. La mise en place de ceux-ci reste donc nécessaire. 

De plus, elle doit se faire dans des condi­tions aus­si lisibles que pos­sible, pour évi­ter l’introduction d’incertitudes inutiles, géné­ra­trices de primes de risque éle­vées néfastes à l’investissement.

Vous considérez donc que le gaz est le combustible du futur de la transition énergétique ?

A.G. À court terme, notam­ment en situa­tion de sur­ca­pa­ci­tés élec­triques en Europe, il est tra­gique en effet que le gaz passe après le char­bon. Il lui est indé­nia­ble­ment pré­fé­rable. Pour autant, il faut faire atten­tion aux effets de lock-in. 


Des grandes banques (en France le Cré­dit Agri­cole, la Socié­té Géné­rale) et des acteurs finan­ciers ont déci­dé de ne plus finan­cer la pro­duc­tion d’électricité au char­bon. © KIEV.VICTOR / SHUTTERSTOCK.COM

En effet, une tra­jec­toire deux degrés au niveau mon­dial néces­site de réduire très for­te­ment le recours aux éner­gies fos­siles d’ici 2050 et condui­ra donc à réduire les durées d’utilisation de ces moyens. Leur ren­ta­bi­li­té s’en trou­ve­ra affec­tée, du moins avec les méca­nismes de rému­né­ra­tion actuelle. Cer­tains équi­pe­ments fos­siles seront à fer­mer définitivement. 

Il faut donc plu­tôt accé­lé­rer le pas­sage aux EnR en conver­geant vers l’usage du gaz comme moyen de pointe et de ges­tion de l’intermittence. À ce sujet, il est encore trop tôt pour juger de l’efficacité du méca­nisme de rému­né­ra­tion de capa­ci­té accep­té pour la France par la Com­mis­sion européenne. 

D.B. Il n’y a pas de doute que le gaz est un élé­ment de l’équation, au moins à court et moyen termes. Ain­si l’étude réa­li­sée par RTE et l’Ademe début 2016 sur l’impact du signal-prix du CO2 sur le sys­tème élec­trique euro­péen mon­trait qu’immédiatement, c’est-à-dire à parcs inchan­gés mais uti­li­sés dif­fé­rem­ment en termes de durées d’appel, un prix du car­bone fixé à trente euros per­met­trait de réduire les émis­sions euro­péennes de 100 mil­lions de tonnes de CO2 par an, en inver­sant l’ordre d’appel des cen­trales gaz et char­bon par les opérateurs. 

Évi­dem­ment, l’enjeu est, au-delà, de chan­ger aus­si la com­po­si­tion du mix élec­trique en termes de parcs ins­tal­lés. Pour autant, il faut être pru­dent. Les cen­trales à gaz ne sont pas exemptes d’émissions de CO2, qui devront être sup­pri­mées à plus long terme, d’où des arbi­trages déli­cats à faire par rap­port au risque de « fausse manœuvre » par rap­port à d’autres technologies. 

De plus, on ne peut igno­rer les éven­tuelles autres exter­na­li­tés ou coûts sociaux liés à la pro­duc­tion de cer­tains gaz. 

“ La CGT s’est opposée à la taxe carbone sous le motif qu’elle menace des emplois ”

De manière géné­rale, cela conduit à sou­li­gner que les coûts envi­ron­ne­men­taux sont mul­tiples et donc que les approches qui cher­che­raient à dési­gner de manière abso­lue les bonnes tech­no­lo­gies conduisent sou­vent à des catastrophes. 

Le rôle des poli­tiques publiques n’est pas de dési­gner les vain­queurs mais d’établir des cadres (level-playing-field) pour orien­ter les choix des opé­ra­teurs et des mar­chés, et ain­si faire émer­ger les meilleures solu­tions, non de s’y substituer. 

La situa­tion des mar­chés élec­triques montre d’ailleurs à quel point ceux-ci perdent toute bous­sole face aux dif­fé­rents chocs et pres­sions si l’on cherche à décar­bo­ner ce sec­teur sans prix direc­teur du car­bone. Le même prix de la tonne de car­bone doit donc s’appliquer à tout le sec­teur et, en fait, à l’ensemble des sec­teurs émet­teurs, les éven­tuels pro­blèmes de com­pé­ti­ti­vi­té induits pou­vant être mieux trai­tés par d’autres moyens. 

Faut-il mettre en place un dispositif national pour accélérer la sortie du charbon en France ?

A.G. La France exploite encore 5 cen­trales au char­bon qui ont pro­duit en 2015 8,6 TWh et émis envi­ron 9 mil­lions de tonnes de CO2 (35 % des émis­sions de CO2 pour moins de 2 % de la pro­duc­tion d’électricité…).

Une taxe car­bone à trente euros la tonne de CO2 (qui est aujourd’hui appli­quée, à un niveau qui sera de trente euros en 2017, sur les com­bus­tibles et les car­bu­rants mais dont le char­bon uti­li­sé pour l’électricité est exo­né­ré) condui­rait à accé­lé­rer la fer­me­ture de ces cen­trales, fer­me­ture iné­luc­table à terme. 

Sa mise en œuvre pose cepen­dant de dif­fi­ciles pro­blèmes juri­diques, éco­no­miques et sociaux. Si elle n’est appli­quée qu’au char­bon (par exemple par le biais d’une sup­pres­sion de l’exonération sus-indi­quée), elle pour­rait se voir oppo­ser par le Conseil consti­tu­tion­nel un argu­ment d’inégalité devant l’impôt.

Les centrales à gaz ne sont pas exemptes de CO2. Ici, celle de Düsseldorf en Allemagne
Les cen­trales à gaz ne sont pas exemptes de CO2. Ici, celle de Düs­sel­dorf en Alle­magne. © MITIFOTO / FOTOLIA.COM

Si elle est appli­quée sur tous les com­bus­tibles fos­siles uti­li­sés pour faire de l’électricité en France, elle condui­rait à péna­li­ser la com­pé­ti­ti­vi­té rela­tive des cen­trales au gaz fran­çaises contre leurs concur­rentes euro­péennes, à réduire leur durée d’utilisation déjà faible et pro­ba­ble­ment à conduire à leur fermeture. 

Or, ces outils sont aujourd’hui indis­pen­sables à la ges­tion du réseau élec­trique et notam­ment pour faire face aux aléas de pro­duc­tion ou de consom­ma­tion. On pour­rait envi­sa­ger de mettre en place une taxe car­bone à niveau plus faible (quinze euros la tonne) qui serait moins péna­li­sante pour le gaz et échap­pe­rait aux foudres du Conseil consti­tu­tion­nel. Mais il serait dif­fi­cile de jus­ti­fier un niveau plus bas que celui qui est appli­qué sur les autres vec­teurs énergétiques. 

Par ailleurs et sur le plan social, la CGT s’est oppo­sée à la taxe car­bone sous le motif qu’elle menace des emplois et c’est, semble-t- il, ce qui a fait recu­ler le gou­ver­ne­ment en octobre. Si le chiffre de 5 000 emplois a été évo­qué, ce sont sans doute moins de 1 000 emplois directs et indi­rects qui sont concernés. 

D.B. La remarque sur l’acceptabilité rap­pelle que la mise en place d’un prix du car­bone néces­site tou­jours de bien ana­ly­ser les impacts redis­tri­bu­tifs pour iden­ti­fier les groupes vis-à-vis des­quels des mesures d’accompagnement ou de com­pen­sa­tion sont néces­saires. L’expérience signale aus­si la dif­fi­cul­té d’une approche natio­nale s’agissant d’émissions pro­ve­nant d’un sec­teur dont le mar­ché et le niveau de régu­la­tion du mar­ché sont européens. 

Cela ne signi­fie pas l’impossibilité de résoudre les pro­blèmes de « fuites du car­bone » asso­ciés, mais cela néces­si­te­rait des ins­tru­men­ta­tions plus com­plexes, et de second rang. 

En tout état de cause, la remise en ordre sans attendre – c’est-à-dire le réta­blis­se­ment d’une capa­ci­té à pro­duire un prix en ligne avec l’Accord de Paris – du mar­ché euro­péen du car­bone, qui était pré­cur­seur mais en passe d’être dépas­sé par le Qué­bec et la Cali­for­nie, voire la Chine, appa­raît donc comme la prio­ri­té numé­ro 1.

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