autonomie stratégique

Une autonomie stratégique à reconquérir

Dossier : L'Industrie de la connaissanceMagazine N°775 Mai 2022
Par Pierre VERZAT (81)

Dans une accep­tion étroite, l’autonomie stratégique désigne la capac­ité d’un pays à assur­er sa survie face à une men­ace majeure, mais aus­si à pro­mou­voir ses intérêts dans le monde. Ini­tiale­ment cen­trée sur la défense et la diplo­matie, cette ques­tion embrasse de vastes pans de l’économie qui touchent, notam­ment, la poli­tique indus­trielle, le choix des tech­nolo­gies clés et la for­ma­tion. Il s’agit aujourd’hui de jouer sur cha­cune de ces com­posantes pour per­me­t­tre à la France et à ses entre­pris­es – et, plus large­ment, à l’Europe – de maîtris­er au mieux leur destin.

Ce fut un des pre­miers enseigne­ments tirés de la crise san­i­taire : l’économie française, du fait de sa forte con­nex­ion avec le reste du monde, présente des fragilités sus­cep­ti­bles de se révéler au grand jour par temps de crise. Au print­emps 2020, les masques, les res­pi­ra­teurs, cer­tains médica­ments néces­saires aux ser­vices de réan­i­ma­tion ont man­qué à l’appel. Mais, au-delà du secteur san­i­taire, la pandémie de Covid-19 et la désor­gan­i­sa­tion des chaînes d’approvisionnement qui s’est ensuiv­ie ont mis en évi­dence un manque d’autonomie touchant des pans entiers de l’activité. Dans l’opinion publique, la mon­di­al­i­sa­tion a pu alors faire fig­ure de bouc émis­saire idéal.

Le mythe de l’âge d’or de l’indépendance

Brisons d’abord le mythe de l’âge d’or de l’indépendance. Nos inter­ac­tions avec les autres géo­gra­phies ne datent pas d’hier. Dès l’Antiquité, le com­merce mon­di­al est une réal­ité. Avec le temps, les habi­tants de la France se sont habitués à dis­pos­er de soie, d’épices, de coton, de cacao… En retour, ils ont eu l’occasion de s’enrichir par le com­merce de pro­duits agri­coles et man­u­fac­turés. Dans la péri­ode mod­erne, beau­coup de nos entre­pris­es ont à leur tour tiré par­ti de l’ouverture au monde, en expor­tant mais aus­si en béné­fi­ciant d’innovations tech­nologiques importées. C’est dire si la vision d’une France auto­suff­isante, s’efforçant de réin­té­gr­er le max­i­mum de ressources pro­duc­tives pour tout faire elle-même, relève du fan­tasme. Sans par­ler du car­ac­tère illu­soire d’une telle ambi­tion, la pri­or­ité con­siste d’abord à recon­quérir une autonomie stratégique dans les domaines critiques.


REPÈRES

Il faudrait injecter de 50 000 à 60 000 ingénieurs chaque année dans les effec­tifs de nos entre­pris­es. Or ils ne sont qu’environ 40 000 à sor­tir des écoles. Ce nom­bre a certes dou­blé depuis 1995, mais la demande s’accélère et il ne faudrait pas en venir à un peak brain – pour fil­er la métaphore du pic pétroli­er que nous con­nais­sons aujourd’hui. La ressource n’est pas infinie et elle demande à être dévelop­pée sys­té­ma­tique­ment. Nous sommes passés d’une sit­u­a­tion de rel­a­tive abon­dance à un risque de pénurie lié à la dégra­da­tion de notre sys­tème édu­catif et à la com­péti­tion mon­di­ale qui attire nos meilleurs ingénieurs hors de France. S’y ajoute un phénomène démo­graphique. Dans le nucléaire, par exem­ple, les per­son­nes ayant par­ticipé à la con­struc­tion des pre­mières cen­trales sont en passe de quit­ter la vie active.


Identifier les enjeux de dépendance critiques

Rien de plus frag­ilisant, pour une indus­trie, que d’être lim­itée dans le choix de ses four­nisseurs s’agissant des matières pre­mières vitales. Rien de plus incon­fort­able, pour un pays, que de se sen­tir « dans les mains » d’un autre sur des sujets ayant par­tie liée avec la sou­veraineté ou l’intégrité nationale. Les crises que nous avons vécues récem­ment sont les meilleures révéla­tri­ces de ces lim­ites et de ces dépen­dances. Les anticiper et les pré­par­er, c’est un excel­lent moyen pour sélec­tion­ner les pri­or­ités. Encore faut-il faire preuve d’un min­i­mum de méth­ode, au risque de gal­vaud­er le terme « stratégique », en l’utilisant pour jus­ti­fi­er toutes les dépenses.

Comme n’importe quelle entre­prise, l’État doit faire des choix afin de pri­oris­er ses intérêts stratégiques. Com­ment sélec­tion­ner les objets sur lesquels se focalis­eront les efforts de ren­force­ment de l’autonomie ? En reprenant l’exemple de la stratégie d’acquisition des équipements mil­i­taires exposée par Lau­rent Gio­va­chi­ni (80) dans son ouvrage Les Nou­veaux Chemins de la crois­sance, on peut retenir trois cercles.

Le pre­mier englobe les tech­nolo­gies vitales pour la survie de la nation et de la pop­u­la­tion, une caté­gorie à laque­lle appar­ti­en­nent les réal­i­sa­tions qui con­courent à la dis­sua­sion nucléaire ou bien à la sécu­rité des sys­tèmes d’information.

Le sec­ond cer­cle recou­vre ce qui peut être partagé sans incon­vénient majeur avec nos parte­naires et nos alliés, à l’image, par exem­ple, de la pro­duc­tion des avions de chas­se, des chars de com­bat et des bâti­ments de surface.

Le troisième cer­cle regroupe les équipements pour lesquels les sources d’approvisionnement sont mul­ti­ples, sûres et local­isées en dif­férents points du globe et qui, par con­séquent, ne présen­tent pas de crit­ic­ité par­ti­c­ulière. Ce mod­èle paraît trans­pos­able en dehors de la sphère de la défense.

L’exemple de l’autonomie énergétique

Pour les plus anciens d’entre nous, la crise énergé­tique engen­drée par la guerre en Ukraine rap­pelle étrange­ment le choc pétroli­er de 1973, qui a suivi la guerre du Kip­pour. À l’époque, le réveil avait été cru­el et s’était traduit, notam­ment, par le lance­ment de la con­struc­tion de notre parc actuel de réac­teurs nucléaires à eau pres­surisée. Le choc mon­di­al sur les prix du gaz et du pét­role révèle aujourd’hui le car­ac­tère vital de l’énergie pour les habi­tants et pour la nation.

Dès lors, l’indépendance énergé­tique devient une con­di­tion majeure de notre autonomie stratégique. De ce point de vue, l’accélération de la relance du nucléaire annon­cée par le Prési­dent de la République est pré­moni­toire, même si elle répondait d’abord aux ques­tions de la tran­si­tion cli­ma­tique. Cette ori­en­ta­tion résolue en faveur de l’atome ne va pour­tant pas sans défi, à com­mencer par celui de la capac­ité matérielle et tech­nologique mobil­is­able. Les dif­fi­cultés ren­con­trées sur le chantier de con­struc­tion du réac­teur EPR de Fla­manville ont mis en évi­dence la néces­sité d’une organ­i­sa­tion de pointe et d’une grande maîtrise indus­trielle des procédés de fab­ri­ca­tion et de construction.

“Que notre réseau neuronal national fonctionne librement !”

L’hydrogène est un autre sujet de notre autonomie stratégique future. Indé­ni­able levi­er poten­tiel de décar­bon­a­tion pour notre économie, en par­ti­c­uli­er dans les secteurs du trans­port et de l’industrie, il ne con­cré­tis­era ses promess­es qu’à con­di­tion d’être pro­duit sans émis­sion de gaz à effet de serre. La France a pub­lié une stratégie nationale « hydrogène » qui vise à faire émerg­er une fil­ière tri­col­ore puis­sante. Là encore, il importera de faire des choix quant aux com­posants jugés comme stratégiques : élec­trol­y­seurs, stock­age, trans­port, pro­duc­tion, nou­veaux procédés indus­triels à dévelop­per ou encore piles à com­bustible de forte capacité…

Aujourd’hui, il y a beau­coup de bruit autour des élec­trol­y­seurs, mais qui développe une fil­ière de mem­branes 100 % française ? Dans l’hypothèse où la fil­ière hydrogène prendrait forme, les acteurs nationaux devraient très vite veiller à maîtris­er les com­posants clés ou à assur­er leur appro­vi­sion­nement auprès de pays amis. Syn­tec-Ingénierie, pour sa part, a appelé à un tra­vail sur le référen­tiel de sécu­rité et de sûreté, dans la mesure où la sou­veraineté passe aus­si par la maîtrise des normes.

Au-delà des thèmes du nucléaire et de l’hydrogène, n’oublions pas notre pre­mière ressource naturelle : les cerveaux. Ain­si, con­cer­nant l’énergie des­tinée à la mobil­ité, une erreur de méth­ode serait à mes yeux de s’intéresser davan­tage au déploiement des solu­tions qu’à la bonne qual­i­fi­ca­tion des prob­lèmes. Fixons un objec­tif d’indépendance et de décar­bon­a­tion, et lais­sons ensuite nos ingénieurs et nos entre­pris­es se con­sacr­er à la recherche des opti­mi­sa­tions entre l’énergie élec­trique, l’hydrogène, la cap­ture du CO2, les car­bu­rants de syn­thèse, les bio­car­bu­rants, etc. Bref, faisons en sorte que notre réseau neu­ronal nation­al fonc­tionne librement !

Pas d’autonomie stratégique sans des cerveaux en nombre 

Dans l’énergie comme dans d’autres secteurs sou­verains tels que la biotech­nolo­gie ou l’intelligence arti­fi­cielle, la ques­tion de l’autonomie ren­voie, pour une part, à celle des com­pé­tences disponibles. Si l’on veut créer des écosys­tèmes de pointe, il faut pou­voir s’appuyer sur l’industrie de la con­nais­sance. Autrement dit, sur une offre de ser­vices à haute valeur ajoutée portée par des salariés très qual­i­fiés. Prob­lème : il existe en France une dis­tor­sion entre le nom­bre d’étudiants for­més et le besoin de tal­ents. À titre d’illustration, il suf­fit de regarder les chiffres cités dans l’encadré Repères (ci-dessus).

Mais tout n’est pas per­du et le monde de l’éducation sem­ble dis­posé à engager des efforts. Créer de nou­velles fil­ières d’enseignement, imag­in­er des dis­posi­tifs de sec­onde chance pour les per­son­nes ayant quit­té le dis­posi­tif édu­catif ou qui ont fait l’objet d’une mau­vaise ori­en­ta­tion… Voilà quelques-unes des pistes sus­cep­ti­bles d’être suiv­ies afin de mus­cler notre indus­trie de la con­nais­sance et, par voie de con­séquence, l’indépendance nationale dans les champs stratégiques. À nous, égale­ment, de ren­dre nos métiers plus attrac­t­ifs pour garan­tir la mon­tée en puis­sance (et en nom­bre) des ingénieurs et techniciens.

“S’appuyer sur l’industrie de la connaissance.”

Penser la souveraineté à l’échelle de l’Europe

Après le pre­mier cer­cle des enjeux vitaux vient celui des enjeux partage­ables avec nos voisins et alliés. Notre poli­tique indus­trielle en fait par­tie. Dans ce domaine, l’étroite imbri­ca­tion des pays européens et la néces­sité de mobilis­er des investisse­ments impor­tants plaident pour un pro­jet com­mun. Celui de faire émerg­er au niveau du con­ti­nent une approche claire, axée sur le développe­ment de chaînes de valeur stratégiques et de nou­velles tech­nolo­gies clés.

On cite sou­vent l’exemple d’Airbus, dont le suc­cès repose d’abord sur l’autonomie indus­trielle du groupe­ment d’intérêt économique ini­tial. Mais, comme dans le cas d’Ariane où le poids prépondérant du CNES (Cen­tre nation­al d’études spa­tiales) a été décisif, une autre clé de réus­site réside dans le lead­er­ship d’un ou deux États. Le mod­èle d’une Europe forte où les parte­naires se font suff­isam­ment con­fi­ance pour partager les élé­ments clés d’une véri­ta­ble autonomie stratégique d’ensemble reste donc à inventer.

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