intelligence artificielle et métavers

Intelligence artificielle et métavers, quelle place pour l’Europe ?

Dossier : L'Industrie de la connaissanceMagazine N°775 Mai 2022
Par Laurent BENAROUSSE (94)

L’essor de l’intelligence arti­fi­cielle (IA) et des tech­nolo­gies immer­sives que sont la réal­ité virtuelle et la réal­ité aug­men­tée ouvre la voie à des mon­des virtuels qui vont trans­former notre quo­ti­di­en dans les années à venir. Les fonds injec­tés dans le métavers et l’intelligence arti­fi­cielle s’accroissent d’année en année, en par­ti­c­uli­er aux États-Unis et en Chine, et de nou­veaux espaces virtuels sont créés chaque jour, éten­dant d’autant le champ des pos­si­bles. Dans ce con­texte, la France et l’Europe accusent un retard mais ont des atouts à faire val­oir pour pro­téger leur sou­veraineté et faire émerg­er des acteurs d’envergure.

Dans quelques années, il exis­tera sûre­ment autant de métavers qu’il existe de sites web aujourd’hui, et tous seront régis par des règles aux con­tours encore incer­tains. Comme ce fut le cas lors de l’avènement de l’internet, le métavers devrait s’accompagner d’un bond tech­nologique ; le socle qui con­di­tion­nera son développe­ment com­portera des briques aus­si bien matérielles que logi­cielles. Du côté du hard­ware, les appareils de réal­ité aug­men­tée, qui ren­dent pos­si­bles les inter­ac­tions en 3D, sont en voie de démoc­ra­ti­sa­tion. Les infra­struc­tures infor­ma­tiques et réseaux télé­coms, qui sont déjà la colonne vertébrale du web, chang­eront cer­taine­ment d’échelle afin d’absorber le gigan­tesque vol­ume de don­nées qui devrait être généré par le métavers.

Des applications déjà nombreuses

Les appli­ca­tions poten­tielles de ces univers virtuels sont innom­brables : dans la mode, la réal­ité virtuelle per­met déjà aux clients d’essayer des pro­duits à dis­tance ; ce con­cept s’est naturelle­ment trans­posé dans les métavers. Dans le domaine de la san­té, les tech­nolo­gies immer­sives sont déjà util­isées dans le cadre de thérapies com­porte­men­tales ou de réé­d­u­ca­tion. Nous nous ori­en­tons donc vers une gam­i­fi­ca­tion d’une grande par­tie des activ­ités du quo­ti­di­en, et cette inté­gra­tion de mécan­ismes ludiques dans d’autres domaines promet de ren­forcer l’engagement et l’expérience de ses utilisateurs.

Les appli­ca­tions pour les entre­pris­es sont tout aus­si promet­teuses : dans l’automobile, la con­cep­tion et les tests des pro­to­types ain­si que leur mise en pro­duc­tion devraient être grande­ment facil­ités dans ces univers virtuels. Côté indus­trie, le métavers est le cadre idéal pour for­mer les tech­ni­ciens à la main­te­nance d’équipements à risque, par exem­ple dans le nucléaire. Enfin, le métavers pour­rait trans­former les modes de col­lab­o­ra­tion en entre­prise : les réu­nions à dis­tance, dont le nom­bre a explosé avec la général­i­sa­tion du télé­tra­vail, promet­tent ain­si d’être plus immersives.

Réguler le métavers

Avec les tech­nolo­gies immer­sives, nos don­nées per­son­nelles et même nos con­stantes vitales seront exploitées par le mar­ket­ing ciblé. Cer­tains casques de réal­ité virtuelle ont déjà la capac­ité de mesur­er le mou­ve­ment de l’œil, le rythme car­diaque et même la suda­tion de leurs por­teurs. Les opéra­teurs de métavers vont col­lecter une quan­tité mas­sive de don­nées sur les util­isa­teurs, qui seront en droit de savoir com­ment elles seront util­isées, par qui et à quelles fins. Créer une lég­is­la­tion adap­tée au métavers ne se résumera pas à trans­pos­er les lois régu­lant l’internet 2.0 : il fau­dra sans doute en créer de nou­velles, mais la prob­a­ble interopéra­bil­ité entre les mon­des virtuels pour­rait com­plex­i­fi­er le tra­vail des législateurs.

Ces lois seront-elles uni­verselle­ment appliquées à tous les espaces com­posant le métavers, mal­gré leurs dif­férences ? Si une har­mon­i­sa­tion sem­ble néces­saire, elle pour­rait favoris­er une cen­tral­i­sa­tion exces­sive de ce monde 3.0 qui prof­it­erait aux Gafam et BATX, ces derniers ayant alors tout le loisir d’imposer leur vision du monde virtuel. Pour ne pas être mis devant le fait accom­pli par ces géants du numérique, les Européens devront imag­in­er de nou­veaux cadres régle­men­taires, à l’image du Dig­i­tal Ser­vices Act (DSA), voté par le Par­lement européen en jan­vi­er de cette année, qui vise à encadr­er les plate­formes et réseaux soci­aux afin de lut­ter effi­cace­ment con­tre la haine en ligne et la désinformation.

Une IA responsable ? 

Cette omniprésence annon­cée du métavers dans nos vies soulève égale­ment de nom­breuses inter­ro­ga­tions sur le plan éthique. Déjà con­statés sur les réseaux soci­aux, les biais de l’intel­li­gence arti­fi­cielle et des algo­rithmes pour­raient être encore pires, car le métavers reposera sur l’apprentissage machine. L’un des objec­tifs fon­da­men­taux pour les développeurs sera donc de veiller à ce que l’IA ne repro­duise par leurs biais cog­ni­tifs et soit ali­men­tée par une quan­tité de don­nées suff­isam­ment impor­tante et diver­si­fiée pour ne pas causer de dis­crim­i­na­tions envers cer­taines caté­gories de pop­u­la­tion ou entretenir des dis­cours haineux.

Le défi majeur des tech­nolo­gies immer­sives de demain sera donc de con­stru­ire une société numérique éthique by design, en s’engageant pour une IA respon­s­able. Les inter­ro­ga­tions liées à la sécu­rité et à la san­té men­tale des indi­vidus seront tout aus­si légitimes, car dans ce monde virtuel l’espace, le temps et la dis­tance per­dront de leur sub­stance, et le réal­isme des avatars devrait génér­er des con­nex­ions émo­tion­nelles par­ti­c­ulière­ment fortes. Il est donc cap­i­tal de pren­dre des mesures en amont afin de pro­téger les indi­vidus, notam­ment les plus jeunes, pour éviter que les tra­vers entre­vus sur les réseaux soci­aux ne soient ampli­fiés dans le métavers.

Quel impact environnemental ? 

Enfin, l’impact envi­ron­nemen­tal de ces tech­nolo­gies est un enjeu majeur. D’un côté, les super­serveurs néces­saires pour héberg­er ces mon­des virtuels vont tourn­er à plein régime mais, de l’autre, la réduc­tion des déplace­ments physiques (pro­fes­sion­nels et privés) devrait per­me­t­tre d’économiser des quan­tités non nég­lige­ables d’énergie. Autre sujet cri­tique : celui des matéri­aux. On compte ain­si dix-sept élé­ments métalliques rares indis­pens­ables aux nou­velles tech­nolo­gies, source de ten­sions géopoli­tiques car ils se trou­vent en quan­tité seule­ment dans cer­taines régions du globe. À l’heure où les con­séquences du dérè­gle­ment cli­ma­tique sont plus fortes que jamais, les entre­pris­es et les États ont le devoir de pro­pos­er des solu­tions con­tre l’impact envi­ron­nemen­tal d’un univers virtuel aux con­séquences bien réelles pour la planète.

La question de la souveraineté européenne

Face à ces mul­ti­ples enjeux, la ques­tion de la sou­veraineté européenne se pose une nou­velle fois. Mal­gré de véri­ta­bles savoir-faire, nous avons per­du la bataille des com­posants des PC face aux améri­cains AMD et Nvidia, puis celle des smart­phones face à Apple et Sam­sung, avant d’assister à l’ascension inex­orable des géants du com­merce en ligne que sont Ama­zon et Aliba­ba. Avec un marché qui pour­rait être très con­cen­tré autour des Gafam, les enjeux économiques du métavers sont immenses : le cab­i­net Bloomberg estime ain­si que sa valeur pour­rait dépass­er les 800 mil­liards de dol­lars en 2024.

“Les États-Unis et la Chine se partagent 80 % du marché de l’intelligence artificielle, de la réalité augmentée et des métavers.”

Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine se parta­gent 80 % du marché de l’intel­li­gence arti­fi­cielle, de la réal­ité aug­men­tée et des métavers, et l’Europe est à la traîne : nous n’avons à l’heure actuelle ni la tech­nolo­gie ni les moyens de con­cur­rencer les Gafam et les équipemen­tiers chi­nois. Ce con­stat sans appel rend d’autant plus néces­saire la par­tic­i­pa­tion de l’Europe à la struc­tura­tion du métavers, mais les enjeux économiques vont bien au-delà de cette dimen­sion : les entre­pris­es européennes vont égale­ment devoir se saisir des nom­breuses appli­ca­tions com­mer­ciales qui vont en découler.

Dans les années qui vien­nent, nous allons voir émerg­er des Dig­i­tal Native Ver­ti­cal Brand (DNVB) : des mar­ques ancrées dans le monde virtuel, avec un poten­tiel pro­longe­ment dans le réel. L’enjeu con­sid­érable pour les mar­ques his­toriques con­sis­tera à réin­ven­ter leur expéri­ence util­isa­teur pour exploiter cette con­ti­nu­ité aux fron­tières du réel. La banque Mor­gan Stan­ley estime à ce titre que le marché des NFT, ces titres de pro­priété numériques reposant sur la blockchain, attein­dra 300 mil­liards de dol­lars en 2030. Dans ce con­texte, l’ascension ful­gu­rante de la start-up française Sorare, qui émet des NFT de cartes à l’effigie de joueurs de foot­ball et a levé 580 mil­lions d’euros en fin d’année dernière pour financer son développe­ment, est un sig­nal encour­ageant pour la France.

Un nécessaire appui des pouvoirs publics

Con­scients de ce poten­tiel, les pou­voirs publics français ont lancé le plan France 2030, dont l’objectif n° 8 vise à replac­er l’Hexagone en tête de la pro­duc­tion de con­tenus cul­turels et créat­ifs, ce qui inclut les tech­nolo­gies immer­sives. Pour y par­venir, le min­istère de la Cul­ture va inve­stir 200 mil­lions d’euros d’ici 2030 dans l’IA et la réal­ité virtuelle.

Des ini­tia­tives de ce type pour­raient ain­si per­me­t­tre à une « pat­te » française de s’imposer dans le design et l’animation du métavers au cours des prochaines années. Le Bal de Paris de Blan­ca Li, un spec­ta­cle immer­sif en réal­ité virtuelle, a obtenu le prix de la meilleure expéri­ence VR à l’édition 2021 de la Mostra de Venise, preuve que les tal­ents créat­ifs français ont leur carte à jouer. Cet appui des pou­voirs publics français va être vital, mais c’est à l’échelon européen que nous devrons éla­bor­er une stratégie de sou­tien aux inno­va­tions de rup­ture, peut-être à l’image de celle qui a per­mis à Air­bus de devenir un des lead­ers mon­di­aux du secteur aéronautique.

“L’Europe ne peut se permettre de mal négocier le tournant de l’IA et du métavers.”

Il sera ain­si néces­saire de dévelop­per les for­ma­tions tech­niques et uni­ver­si­taires liées à l’IA, à la blockchain ou à la 3D, car l’Europe a du chemin à par­courir : en 2021, Meta a ven­du la moitié des casques de réal­ité virtuelle dans le monde. Il est grand temps de rassem­bler les acteurs de l’intel­li­gence arti­fi­cielle et de la réal­ité aug­men­tée autour de pro­grammes européens, et de favoris­er l’accès à la com­mande publique pour les start-up qui par­ticipent à la con­struc­tion de métavers.

Nous avons les cartes en main !

C’est en inté­grant tous ces enjeux que nous pour­rons con­stru­ire une réponse coor­don­née à l’échelle européenne. Après avoir été un acteur de pre­mier rang dans l’émergence du télé­phone portable, mais avoir raté le tour­nant de la pre­mière révo­lu­tion numérique au début des années 2000 et celui des smart­phones quelques années plus tard, l’Europe ne peut se per­me­t­tre de mal négoci­er celui de l’intel­li­gence arti­fi­cielle et du métavers. Rien n’est joué, mais nous avons toutes les cartes en main pour faire émerg­er des opéra­teurs de pre­mier plan et des normes portées par l’UE. Alignons nos efforts, car le jeu en vaut la chandelle !

Poster un commentaire