compétence, formation

Les compétences, investissement moteur des transformations

Dossier : L'Industrie de la connaissanceMagazine N°775 Mai 2022
Par Pierre COURBEBAISSE
Par Loïc CHARBONNIER (88)

Les ser­vices de for­ma­tion font par­tie de l’industrie de la con­nais­sance. Ils les con­di­tion­nent même ; car com­ment dévelop­per ces activ­ités à forte valeur ajoutée, si le car­bu­rant humain n’a pas les com­pé­tences néces­saires ? Entre­tien avec deux respon­s­ables très impliqués dans cette question.

Tran­si­tion envi­ron­nemen­tale, numérique, pandémies, con­flits… De nou­veaux par­a­digmes boule­versent le paysage social, com­porte­men­tal et économique. Un tel con­texte entraîne l’émergence de nou­veaux mod­èles et manières de penser le présent et l’avenir. Les com­pé­tences devi­en­nent un sujet brûlant que les entre­pris­es pren­nent à bras-le-corps. Surtout dans un con­texte para­dox­al. En dépit d’un chô­mage impor­tant, la crise san­i­taire a mis en lumière un cru­el manque de main‑d’œuvre, notam­ment qual­i­fiée, et une appé­tence des salariés pour redonner un sens à leur vie professionnelle.

Une pénurie de main‑d’œuvre

Cette pénurie pénalise le développe­ment de l’entreprise alors que la crois­sance rebon­dit. « Une entre­prise qui n’arrive pas à recruter n’atteindra pas ses objec­tifs de pro­duc­tion en rai­son d’un out­il de tra­vail mal exploité par manque dans la chaîne de valeur », résume le poly­tech­ni­cien Loïc Char­bon­nier, mem­bre du bureau des Acteurs de la com­pé­tence et PDG du groupe Aftral. « Les clients ne vont pas ren­con­tr­er le ser­vice atten­du et l’entreprise se risque à un prob­lème de qualité. »

“44 % des entreprises peinent à recruter.”

Selon la Banque de France, 44 % des entre­pris­es peinent à recruter. Le Baromètre trimestriel de BPI à la fin 2021 indique que 79 % des PME-TPE con­nais­sent de telles dif­fi­cultés, notam­ment par manque de CV reçus, ce qui laisse des postes vacants, voire oblige à une refonte glob­ale de leur organ­i­sa­tion. Finale­ment, un tiers des dirigeants assurent avoir restreint leur activ­ité en rai­son de ces difficultés.


REPÈRES

Le secteur de la for­ma­tion a été dynamisé par la loi pour la lib­erté de choisir son avenir pro­fes­sion­nel, adop­tée en sep­tem­bre 2018, qui réforme en pro­fondeur le sys­tème de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle et d’apprentissage. Son objec­tif est de répon­dre aux enjeux économiques actuels et à l’évolution des métiers comme des com­pé­tences, en ren­forçant l’accès indi­vidu­el à la for­ma­tion et à l’apprentissage, pour que toute per­son­ne puisse se saisir de ces nou­veaux out­ils pour s’insérer, évoluer à son poste, se recon­ver­tir, com­pléter ou appro­fondir ses com­pé­tences. La branche des Organ­ismes de for­ma­tion compte plus de 8 100 entre­pris­es. 97 % des opéra­teurs de for­ma­tion sont des struc­tures privées. Les Acteurs de la com­pé­tence est la pre­mière fédéra­tion représen­ta­tive des entre­pris­es de for­ma­tion et du développe­ment des compétences.


Un besoin d’élargissement des compétences

Le manque d’attractivité de cer­tains secteurs, le faible salaire et la dif­fi­cile mobil­ité des salariés ne révè­lent pas les seules caus­es de ce phénomène. « L’entreprise affronte égale­ment des pénuries de com­pé­tences », souligne Pierre Courbe­baisse, Prési­dent des Acteurs de la com­pé­tence (pre­mière fédéra­tion des entre­pris­es de for­ma­tion) et prési­dent du groupe AFEC. « Il existe un fort besoin d’élargissement des com­pé­tences vers une plus grande poly­va­lence, notam­ment dans les ser­vices. Il est ain­si cap­i­tal d’améliorer les com­pé­tences pour béné­fici­er de l’ascenseur social, ce qui con­court à la croissance.

L’augmentation du cap­i­tal humain développe la pro­duc­tiv­ité, qui développe à son tour la crois­sance et les salaires. Dans ce cadre, il faut choisir entre une crois­sance à bas coût et celle à dimen­sion qual­i­ta­tive et durable. Compte tenu des évo­lu­tions envi­ron­nemen­tales et tech­nologiques, il ne peut y avoir d’industrie de la con­nais­sance sans indus­trie de la com­pé­tence. Il nous faut créer un véri­ta­ble écosys­tème de la com­pé­tence au ser­vice de la con­nais­sance, notam­ment immatérielle. » De plus, le béné­fice pour l’économie est sig­ni­fi­catif : ain­si, selon une étude du cab­i­net Roland Berg­er de 2017, en amélio­rant le taux d’accès à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle d’un point, le gain pour l’économie française serait de 7,4 mil­liards d’euros.

Le rôle de l’entreprise

Un rap­port d’Asterès note que l’économie française souf­fre struc­turelle­ment d’une faib­lesse des com­pé­tences de base des act­ifs, de leur obso­les­cence et d’un décalage entre les com­pé­tences des salariés et leur emploi. L’enjeu est de taille. Toute­fois, la com­pé­tence revêt plusieurs habits. En pre­mier lieu, ceux de l’Éducation nationale et du par­cours édu­catif de cha­cun, qui déter­mi­nent l’orientation pro­fes­sion­nelle ini­tiale. Ensuite inter­vient la for­ma­tion con­tin­ue qui accom­pa­gne la vie pro­fes­sion­nelle au gré des évo­lu­tions des métiers et des tech­niques – voire de la recon­ver­sion et de la réin­ser­tion. « La com­pé­tence con­cerne l’ensemble des apti­tudes qui per­me­t­tent aux col­lab­o­ra­teurs de réus­sir ensem­ble le pro­jet d’entreprise », explique Loïc Char­bon­nier. « La car­ac­téris­tique de la com­pé­tence est que son lieu d’acquisition et d’exercice est l’entreprise », renchérit Pierre Courbebaisse.

Les compétences douces

Dans ce cadre, « la réus­site con­jointe de l’entreprise et du pro­jet per­son­nel passe par une par­tie de com­pé­tences tech­niques acquis­es lors de la for­ma­tion ini­tiale asso­ciées à des com­pé­tences non tech­niques, appelées soft skills ou com­pé­tences douces », explique Loïc Char­bon­nier. Celles-ci regroupent l’ensemble des apti­tudes et com­pé­tences qui ne sont pas tech­niques et qui nous per­me­t­tent d’évoluer dans la vie, per­son­nelle comme pro­fes­sion­nelle. « La prob­lé­ma­tique actuelle des entre­pris­es est de trou­ver des col­lab­o­ra­teurs qui dis­posent de com­pé­tences min­i­males pour être embauchés et pren­dre des fonc­tions », poursuit-il.

« On voit aujourd’hui qu’elles prisent par­ti­c­ulière­ment les com­pé­tences douces, avec comme critères déter­mi­nants l’aptitude, la moti­va­tion, la capac­ité de tra­vailler en col­lec­tif. Et ce en com­plé­ment des savoirs tech­niques qui per­me­t­tent de gag­n­er du temps et de pren­dre sa fonc­tion plus rapi­de­ment. » Pro­pos que con­firme Pierre Courbe­baisse : « Les savoirs, les com­pé­tences non tech­niques et le savoir-faire s’entremêlent pour acquérir la maîtrise tech­nique, divers­es autres habiletés et des actes spé­ci­fiques qu’il faut opér­er à cer­tains moments et dif­féren­cient l’ouvrier de l’ouvrier spé­cial­isé par exem­ple : son expéri­ence et son tour de main. L’univers du tra­vail devient, chaque jour, davan­tage col­lec­tif ; c’est pourquoi les soft skills et le savoir-être sont déterminants. »

L’apprentissage, un levier supplémentaire ou un élément clé

Les tran­si­tions envi­ron­nemen­tales et numériques vont deman­der en même temps de nou­velles com­pé­tences et exiger un ren­force­ment de celles déjà acquis­es. Selon une étude con­jointe entre la Dares et France Stratégie, il ressort qu’un mil­lion d’emplois seraient créés d’ici à 2030. Or les métiers les plus demandés devraient être ceux qui con­nais­sent déjà des pénuries, comme les ingénieurs, les per­son­nels médi­caux, les ouvri­ers spé­cial­isés et les per­son­nels d’encadrement.

“L’aptitude, la motivation, la capacité de travailler en collectif sont des critères déterminants.”

La for­ma­tion con­stitue donc un élé­ment clé de la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es français­es. En pre­mier lieu, l’apprentissage. « La récente réforme de l’apprentissage per­met de sor­tir d’une carte des for­ma­tions régle­men­tées qui avaient un effet lim­i­tant sur l’offre », relève Loïc Char­bon­nier. « Elle a per­mis de pass­er de 400 000 à plus de 700 000 appren­tis en 2021, avec un accroisse­ment prob­a­ble à la ren­trée 2022. Le lien entre l’apprenti et l’entreprise s’intensifie et favorise l’accès des jeunes à l’emploi, car ils pos­sè­dent une expéri­ence pro­fes­sion­nelle. D’où une réduc­tion du chô­mage et de sa durée chez les jeunes, et un levi­er sup­plé­men­taire chez les entre­pris­es pour embauch­er et trou­ver des com­pé­tences répon­dant à leurs besoins immédiats. »

Permettre des transitions douces

La France dis­pose d’outils pour for­mer les act­ifs comme le Compte per­son­nel de for­ma­tion et le FNE-for­ma­tion (fond nation­al de l’emploi). « La France est assez dévelop­pée en ce domaine », remar­que Loïc Char­bon­nier. « L’organisation du sys­tème de for­ma­tion est struc­turée et financée de façon mutu­al­isée par des coti­sa­tions d’entreprises qui exis­tent dans peu de pays. Il con­vient donc de faire per­dur­er et amélior­er ce sys­tème, notam­ment pour ren­forcer la for­ma­tion des salariés en poste. » « Il est cap­i­tal de ne pas se tir­er une balle dans le pied et de favoris­er un écosys­tème de la com­pé­tence qui agi­ra comme amor­tis­seur de la tran­si­tion, en vue de per­me­t­tre aux indi­vidus d’évoluer », renchérit Pierre Courbe­baisse. « Cela per­me­t­tra des tran­si­tions douces, alors que les rup­tures peu­vent être brutales. »


Les Français plébiscitent la formation professionnelle

Selon un sondage Har­ris inter­ac­tive pour les Acteurs de la com­pé­tence, 93 % l’estiment comme impor­tante et 77 % déclar­ent en avoir une image pos­i­tive. De plus, 7 act­ifs en poste sur 10 se dis­ent préoc­cupés par l’adaptation de leurs com­pé­tences à l’évolution de leur méti­er et à celle du marché du tra­vail. 59 % des per­son­nes inter­rogées esti­ment qu’il est facile de se for­mer tout au long de sa vie pro­fes­sion­nelle, mais ce chiffre descend à 43 % chez les deman­deurs d’emploi. Ces obsta­cles perçus s’expliquent par un niveau d’information sur la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle qui est per­fectible. Une courte majorité des Français se dis­ent bien infor­més sur les objec­tifs et les débouchés des for­ma­tions pro­fes­sion­nelles (54 %), sur l’offre pro­posée en matière de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle (51 %) et sur les organ­ismes qui pro­posent ces for­ma­tions (50 %).


Inscrire la formation dans une chaîne

Dans cette optique, l’information sur l’orientation vers les métiers, notam­ment pour les per­son­nes éloignées de l’emploi, établit un lien entre la sor­tie de la for­ma­tion et les tech­niques de recherche d’emploi. La for­ma­tion doit s’inscrire dans une chaîne qui inter­vient à dif­férents niveaux pour pro­duire tous ces effets : sécuris­er le par­cours pro­fes­sion­nel, pou­voir rem­plir d’autres respon­s­abil­ités et évoluer sociale­ment. Plusieurs méth­odes per­me­t­tent d’y arriv­er, comme le coach­ing, l’accompagnement, l’e‑learning, l’ingénierie péd­a­gogique et l’innovation dans des qual­i­fi­ca­tions nou­velles. Aster­ès note égale­ment que, pour con­tin­uer à for­mer les salariés et ain­si amélior­er la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es pen­dant et après la crise, il con­vient de don­ner toute leur puis­sance à deux mécan­ismes exis­tants : éten­dre le FNE-for­ma­tion à l’ensemble des salariés des entre­pris­es ayant entre 50 et 250 salariés, et favoris­er l’abondement du Compte per­son­nel de for­ma­tion par l’entreprise comme par le salarié. 

Les centres de formation

« Les com­pé­tences s’acquièrent dans le tra­vail, dans les cen­tres de for­ma­tion ou en for­ma­tion interne dans l’entreprise, dans le quo­ti­di­en avec les col­lègues et son envi­ron­nement pro­fes­sion­nel », indique Loïc Char­bon­nier. « Les com­pé­tences ne sont pas le mono­pole des entre­pris­es de for­ma­tion, mais celles-ci per­me­t­tent de gag­n­er du temps dans leur acqui­si­tion. C’est un méti­er de com­mu­ni­quer et de dévelop­per des méth­odes spé­cial­isées selon les com­pé­tences recher­chées. Le cen­tre de for­ma­tion agit comme un sou­tien dans l’analyse des besoins et le financement. »

L’entreprise joue un rôle cru­cial. « Elle est moteur et les cen­tres de for­ma­tion jouent plutôt le rôle d’accompagnateurs et de dis­trib­u­teurs de savoirs tech­niques », rap­porte Pierre Courbe­baisse. « Ils s’occupent des actes de for­ma­tion et d’accompa­gnement des indi­vidus pour for­malis­er la com­pé­tence et la faire recon­naître via une cer­ti­fi­ca­tion. Nous avons élar­gi notre activ­ité au-delà de la for­ma­tion vers des actes périphériques impor­tants, comme l’andragogie qui révèle aux gens leurs capac­ités grâce à la for­mu­la­tion. Nous avons créé un sys­tème mul­ti­prestataire qui opère des actes différenciés. »


Le problème des jeunes « ni en emploi ni en formation ni en études »

Le phénomène des NEETS, acronyme pour Not in Edu­ca­tion, Employ­ment or Train­ing, con­cerne près de 1,5 mil­lion de jeunes de 15 à 29 ans, soit près d’un jeune sur sept en France – et plus d’un jeune sur qua­tre dans les quartiers pri­or­i­taires. Ce fait recou­vre aus­si bien des jeunes qui rejet­tent les insti­tu­tions ou se trou­vent aban­don­nés. « La ques­tion de l’orientation est fon­da­men­tale, les jeunes mécon­nais­sent par nature le fonc­tion­nement des métiers et de l’entreprise », estime Loïc Char­bon­nier. « Le sys­tème d’orientation pro­fes­sion­nelle doit favoris­er la prox­im­ité avec l’entreprise.

Ces jeunes ont besoin d’un accom­pa­g­ne­ment dans le choix de la for­ma­tion et d’un savoir de base per­son­nal­isé. Le Con­trat d’engagement jeune (CEJ) avec les mis­sions locales va dans ce sens, mais il doit être dynamique pour aider à accéder à un par­cours de qual­i­fi­ca­tion puis à l’emploi. » C’est un prob­lème de société. « L’apprentissage n’est pas une solu­tion mir­a­cle pour tous ces jeunes », regrette Pierre Courbe­baisse. « Toute­fois, leur inser­tion n’est pos­si­ble qu’au tra­vers de dis­posi­tifs fondés sur un con­trat de travail. » 


Le rôle des nouvelles technologies

Enfin, l’acquisition des com­pé­tences évolue égale­ment au gré des avancées tech­nologiques. La crise du Covid l’a démon­tré. Les ses­sions d’enseignement à dis­tance, en e‑learning, en seri­ous game et en Mooc (Mas­sive Open Online Course), des enseigne­ments ouverts à tous, ont mas­sive­ment séduit les Français grâce à leur facil­ité d’accès, à tout moment de n’importe où sur de nom­breux appareils. Les nou­velles tech­nolo­gies évolu­ent aujourd’hui vers les univers virtuels et aug­men­tés à l’image du métavers. « Nous sommes au début d’une révo­lu­tion qui est engagée par le numérique », note Loïc Charbonnier.

« La mul­ti­modal­ité des for­ma­tions doit être encore testée pour la dis­tribuer à grande échelle. Mais la dématéri­al­i­sa­tion de la for­ma­tion avance à grands pas et entraîne un défi pour les entre­pris­es de for­ma­tion afin de rester dans la course. » « Il existe une indus­tri­al­i­sa­tion et une automa­ti­sa­tion qui redéfinis­sent l’accès, voire la nature du savoir », con­clut Pierre Courbebaisse.

« Le numérique per­met d’individualiser le par­cours de com­pé­tences grâce au sys­tème de plate-forme et de per­son­nalis­er l’apprentissage par algo­rithme, qui détecte les déficits en con­nais­sances. Mais le numérique con­duit aus­si à une mul­ti­tude de gad­gets ludiques qui peu­vent nuire à la for­ma­tion. Forme-t-on réelle­ment les cerveaux et développe-t-on l’intelligence, comme la cul­ture math­é­ma­tique, avec un esprit critique ? »

Entre­tien réal­isé par les Acteurs de la compétence

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