Un petit carrousel de fête

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°530 Décembre 1997Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Des voix profanes

Des voix profanes

Tout oppose Kurt Weill et Richard Strauss (et pas seule­ment sur le plan musi­cal) mais ils ont une car­ac­téris­tique en com­mun : ils n’ont pas créé d’harmonies nou­velles, mais ils ont joué sur l’orchestration et l’enchaînement non clas­sique d’harmonies clas­siques. Pour Weill, il y a un abîme entre les airs géni­aux de Mahagonny ou du Drei Groschen Oper, et Lady in the Dark, comédie musi­cale écrite pour Broad­way en 1941, presque aus­si fine que du Gersh­win, pub­liée aujourd’hui dans un superbe enreg­istrement des années 60 “ remas­térisé ”1. En revanche, Ari­ane à Nax­os, sur un livret de Hof­mannsthal, est le som­met du diver­tisse­ment néo­clas­sique dont Strauss s’est fait le chantre ; Kent Nagano et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon en ont enreg­istré la ver­sion orig­i­nale de 1912 très dif­férente de celle que l’on a l’habitude d’entendre (apparem­ment une pre­mière mon­di­ale), avec Mar­garet Price dans le rôle d’Ariane2 : peut-être le plus sub­til des opéras de Strauss, cer­taine­ment le plus séduisant.

À des années-lumière de cette musique bril­lante et mondaine, Fred­er­i­ca Von Stade chante quelques-unes des Mélodies de Fau­ré, sur des poèmes de Ver­laine, Hugo etc., accom­pa­g­née par Jean-Philippe Col­lard3, pièces que Proust dut aimer, quin­tes­sence de l’art intimiste français de la mélodie, éli­tiste et dis­crète. À l’autre extrémité du spec­tre, José Cura, ténor “ héroïque” argentin plus ital­ien que nature, chante des airs de Puc­ci­ni avec brio4, et se démar­que (un peu) des trois mon­stres, sacrés ou pas, qui occu­pent la scène depuis quelques lus­tres, et dont l’un, Placido Domin­go, tem­po­raire­ment recon­ver­ti, con­duit le Phil­har­mo­nia qui accom­pa­gne Cura.

Bach (encore), Pergolese, Berlioz

Tout d’abord, Bach baroque : on ne peut pas en rester indéfin­i­ment à Casals, Fournier ou Ros­tropovitch, et il fal­lait bien essay­er les Suites pour vio­lon­celle seul au vio­lon­celle baroque ; c’est ce qu’a fait Jaap Ter Lin­den5, et le résul­tat est excel­lent. On y perd en abstrac­tion ce que l’on gagne en richesse de tim­bre et en chaleur ; après tout, il s’agit bien de suites à danser, musique baroque par excel­lence, et ce sont sans doute les mélo­manes du XXe siè­cle qui les ont théâ­tral­isées et mythifiées.

Et tou­jours dans le Bach baroque, le nou­veau vol­ume, le cinquième, des Can­tates par l’Orchestre et les Choeurs baro­ques d’Amsterdam dirigés par Tom Koop­man6. Il s’agit des can­tates pro­fanes de la péri­ode de Leipzig, des­tinées à des noces, anniver­saires, fêtes de nota­bles, en un mot des oeu­vres ali­men­taires ; mais, au fait, presque toute la musique de Bach ne l’est-elle pas, ali­men­taire ? Bach com­po­sait pour vivre, comme la qua­si-total­ité de ses con­frères ; et l’absolue mer­veille est que cha­cune de ces oeu­vres, qui devraient être mineures, soit pour nous une source de plaisir jubilatoire.

Les trois can­tates de l’Avent (dont les deux les plus con­nues s’intitulent toutes deux Nun komm, der Hei­den Hei­land), que vient d’enregistrer le Col­legium Vocale dirigé par Philippe Her­reweghe7 ont certes un objet plus sérieux, mais tout se passe, avec Bach, comme avec cer­tains cuisiniers : ils pré­par­ent avec la même fer­veur, le même soin, une tourte de godi­veau qu’un potage à l’oseille. Le ténor est l’excellent Christoph Prégardien.

Que Per­golèse soit mort jeune, comme Mozart, Schu­bert, Radiguet, fasci­nait déjà les foules au XVIIIe siè­cle, et ajoute pour cer­tains une saveur spé­ciale à son Sta­bat Mater, qui n’en a nulle­ment besoin. Gérard Lesne, Il Sem­i­nario Musi­cale et Véronique Gens l’ont enreg­istré avec le Salve Regi­na et la Sin­fo­nia a tre (8) et cette ver­sion “ de cham­bre ” est la plus chargée d’émotion que nous ayons entendue.

L’Enfance du Christ, de Berlioz, est à mille lieues de là : théâ­trale, un peu naïve, roman­tique en dia­ble, à décou­vrir dans la ver­sion toute récente de Ph. Her­reweghe avec la Chapelle Royale et le Col­legium Vocale9 (allergiques à Berlioz, s’abstenir).

Deux pianistes

Chris­t­ian Zacharias a enreg­istré entre 1982 et 1991 une qua­si-inté­grale des Con­cer­tos de piano de Mozart, qu’EMI vient de regrouper en 8 CD (dans un cof­fret à prix réduit)10. Sans doute le plus mozar­tien des pianistes d’aujourd’hui, Zacharias joue léger et retenu ces oeu­vres qui sont, avec les quatuors et quelques-uns des opéras, ce que Mozart a écrit de plus fort, de plus sincère apparem­ment, en tout cas ce qui nous touche le plus. Les orchestres sont quelque peu iné­gaux, mais les tests, qui ne trompent pas, du mou­ve­ment lent du 17e et de la coda du 24e, sont tout à fait sat­is­faisants. Les cadences sont de Zacharias.

Con­nais­sez-vous Nel­son Gern­er, pianiste argentin de 29 ans ? Sinon, courez le décou­vrir toutes affaires ces­santes dans Chopin11. Il y a longtemps que l’on n’a joué la Sonate en si mineur et la 4e Bal­lade avec autant de “coeur”, de présence et de pré­ci­sion à la fois, depuis Sam­son François peut-être. C’est par­fait, sans une faute de goût. Si tout se passe bien, Gern­er devrait être, d’ici dix ans, le suc­cesseur inespéré de Sam­son François.

Cinéma virtuel

Cha­cun de nous en a fait l’expérience, rien n’est plus évo­ca­teur d’un film qui vous a mar­qué que sa bande son, écoutée les yeux fer­més, tout par­ti­c­ulière­ment sa musique. Deux édi­teurs ont entre­pris de faire revivre ain­si les images que nous por­tons en nous. None­such, d’abord, avec des dis­ques de musique seule : ain­si, deux d’entre eux sont con­sacrés l’un à la musique de Leonard Rosen­man pour les deux films mythiques de James Dean, East of Eden et Rebel with­out a cause (La Fureur de vivre)12, réen­reg­istrée en 1995 par le Lon­don Sin­foni­et­ta, l’autre à celle de Alex North pour les films de Mar­lon Bran­do, Viva Zap­a­ta, Un tramway nom­mé Désir et aus­si Spar­ta­cus et Les Mis­fits, par le Lon­don Sym­pho­ny13.

Musiques effi­caces et, pourquoi avoir honte de le dire, très belles (“ une femme belle est une femme qui m’émeut ” a dit Léon-Paul Far­gue), et qui nous font revivre une foule de sou­venirs d’adolescent, pour peu que ces films soient liés à des moments forts de notre vie.

La démarche d’Auvidis, dans sa col­lec­tion Trav­el­ling, est dif­férente : il tran­scrit la bande son du film (des extraits), musique, dia­logues et bruits. On retrou­ve ain­si dans le disque con­sacré à Joseph Kos­ma, les voix de Gabin, Blanchette Brunoy, Paul Meurisse, Gérard Philipe, Del­mont et, bien sûr, la musique de Kos­ma pour La Marie du port, Le Déje­uner sur l’herbe, Juli­ette ou la Clé des songes14. La qual­ité tech­nique est celle des ban­des optiques des films, mais même ces défauts par­ticipent à l’émotion. À quand Mau­rice Jaubert et Georges Van Parys ?

_______________________________
1. 1 CD SONY Her­itage MHK 62 869.
2. 2 CD VIRGIN 5 45111 2.
3. 1 CD EMI 4 61714 2.
4. 1 CD ERATO 630 18838 2.
5. 2 CD HARMONIA MUNDI 907216 17.
6. 4 CD ERATO 630 17178 2.
7. 1 CD HARMONIA MUNDI HMC 901 605.
8. 1 CD VIRGIN 5 45291 2.
9. 2 CD HARMONIA MUNDI HMC 901 632/ 33.
10. 8 CD EMI 5 72171 2.
11. 1 CD EMI “ Début ” 5 69701 2.
12. 1 CD NONESUCH 7559 79402 2.
13. 1 CD NONESUCH 7559 79446 2.
14. 1 CD AUVIDIS K 1513.

Poster un commentaire