Jadis et naguère

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°557 Septembre 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

L’édition d’enregistrements de musique dite clas­sique ne se porte pas bien, et, pour sur­vivre, se livre à toutes sortes d’expédients, dont cer­tains auraient provo­qué il y a vingt ans un for­mi­da­ble éclat de rire, comme la pub­li­ca­tion d’anthologies de mou­ve­ments isolés de sym­phonies ou de con­cer­tos, sans par­ler de cer­tains musi­ciens qui n’ont de remar­quable que leur tenue ves­ti­men­taire ou l’extravagance de leur style de jeu : il faut bien vivre, en ces temps de con­som­ma­tion de masse.

France-Musique n’échappe pas à la règle, qui ne livre en pâture à nos oreilles avides, aux heures de grande écoute, que des extraits d’œuvres, musique en miettes qui d’ailleurs rem­plit les mai­gres inter­valles lais­sés par le bavardage pon­tif­i­ant et les inter­views de com­plai­sance de pau­vres journalistes.

Aus­si, vous qui aimez la musique, cama­rades, ne vous résignez pas à sa mort annon­cée, achetez des dis­ques, et soutenez les édi­teurs sérieux et les inter­prètes hon­nêtes par tous les moyens dont vous dis­posez. La vraie musique – celle de Bach et de Duke Elling­ton – est en danger !

Jacqueline du Pré, violoncelliste, et Maxim Vengerov, violoniste

La car­rière rel­a­tive­ment brève de cer­tains inter­prètes et leur mort pré­maturée les nim­bent par­fois d’une aura qui con­tribue à leur légende. Ain­si de Kath­leen Fer­ri­er, de Ginette Neveu, de Sam­son François… Jacque­line du Pré, qui inter­rompit sa car­rière à 27 ans, frap­pée par une mal­adie qui ne par­donne pas et qui devait l’emporter quelques années plus tard, n’échappe pas à la règle.

La vio­lon­cel­liste – anglaise, comme son nom ne l’indique pas – fut réelle­ment une appari­tion ful­gu­rante, et un cof­fret qui reprend quelques-uns de ses prin­ci­paux enreg­istrements avec orchestre1 en témoigne : y fig­urent huit con­cer­tos : le 1er de Haydn – décou­vert en 1961 –, ceux de Boc­cheri­ni, de Schu­mann, de Monn (milieu du XVIIIe siè­cle), de Dvo­rak, de Delius, le 1er de Saint-Saëns, et enfin le Con­cer­to d’Elgar, suiv­is par Don Qui­chotte de Richard Strauss.

Il y a eu de superbes vio­lon­cel­listes – comme Casals, Navar­ra, Fournier, Torte­lier – il y en a encore, Anne Gastinel, par exem­ple ; mais ce qui rend Jacque­line du Pré unique, c’est la fougue extra­or­di­naire qui l’anime, soutenue par une tech­nique sans faille et un son chaud et plein, qui font que l’on ne peut la com­par­er qu’à Max­im Vengerov (vio­lon) aujourd’hui. Même les affé­ter­ies post-baro­ques de Monn, même les mon­dan­ités musi­cales de Saint- Saëns sont jouées par elle comme si sa vie était en jeu. Mais, bien enten­du, les Con­cer­tos de Dvo­rak, de Schu­mann, et plus encore celui d’Elgar, sem­blent être sa musique.

Pour le moment, aucun autre enreg­istrement de ces œuvres n’atteint à une telle émotion.

Max­im Vengerov, lui, est bien vivant, et vient d’enregistrer, avec le Lon­don Sym­pho­ny dirigé par Ros­tropovitch (avec qui il avait joué au Bar­bi­can, à Lon­dres, pour le 200e anniver­saire de l’X, le 1er Con­cer­to de Chostakovitch), les Con­cer­tos de Schedrin (Ché­drine) et de Stravin­s­ki, et la Séré­nade mélan­col­ique de Tchaïkovs­ki2. Le Con­cer­to de Schedrin est dédié à Vengerov ; c’est une de ces œuvres de musique con­tem­po­raine comme on aimerait en décou­vrir plus sou­vent, ayant digéré les acquis de l’école de Vienne mais rien moins que cérébrale, chaleureuse et très russe… comme le Con­cer­to de Stravin­s­ki, ten­dre, drôle et vif, rap­pelant l’Histoire du Sol­dat. Quant à la Séré­nade de Tchaïkovs­ki, le jeu de Vengerov est mer­veilleuse­ment adap­té à son lyrisme amer et exacerbé.

Nikolaï Luganski, pianiste, Marcelo Alvarez, ténor, Gérard Lesne, alto

Il est admis que Lugan­s­ki est un des grands de la nou­velle école russe, une sorte de Guil­lels de demain, et son enreg­istrement des Études des opus 10 et 25 de Chopin donne à cha­cun la pos­si­bil­ité de juger sur pièces3.

Tech­nique éblouis­sante, touch­er sub­til, tout est là pour une inter­pré­ta­tion exem­plaire. Et pour­tant, il y manque ce presque rien, cette touche de génie per­cep­ti­ble on ne sait com­ment, que pos­sè­dent Vengerov et Fazil Say, et que seule la vie pour­ra con­fér­er à Lugan­s­ki, si le suc­cès tôt venu ne l’en dis­pense pas.

Marce­lo Alvarez est un excel­lent ténor argentin qui a entre­pris d’enregistrer les tan­gos mythiques du légendaire Car­los Gardel, né à Toulouse4 et Argentin lui aus­si. Ils y sont tous, El dia que me quieras, Por una cabeza, Golon­dri­nas, etc. Le style bel can­to d’Alvarez choque un peu dès l’abord, surtout com­paré à la voix rauque et chaude de Gardel, avec qui le CD le réu­nit en un improb­a­ble et virtuel duo (le tan­go Mi Buenos Aires queri­do).

Mais la qual­ité des musi­ciens, par­mi lesquels Nestor Mar­coni au ban­donéon, fait de ce disque un petit bon­heur, que l’on écoutera en cachette, délais­sant un instant Bach et Mahler, avec une bouteille d’un bon vin bien tan­nique, à l’ombre d’un feuil­lage autom­nal qui porte à la mélancolie.

Tout aus­si autom­nale et plus mélan­col­ique encore est l’Ode sur la mort de M. Hen­ry Pur­cell, de John Blow (1649- 1708), qu’ont enreg­istrée Gérard Lesne, Steve Dugardin, alto lui aus­si, et l’ensemble “ La Can­zona ”5. C’était une époque où l’on savait écrire, sur un poème con­ven­tion­nel, à l’occasion d’un événe­ment offi­ciel, une musique exquise et rien moins qu’ennuyeuse. Pur­cell avait été l’élève de Blow, le dépas­sa, et mou­rut avant lui.

Le disque réu­nit intel­ligem­ment des musiques entre­croisées de Blow et Pur­cell, instru­men­tales et vocales, jusqu’à l’ode finale. On con­nais­sait Pur­cell et ses airs sou­vent inspirés – le meilleur de la musique anglaise – et l’on décou­vre Blow, élé­gant, sachant trouss­er une fugue rigoureuse au clavier comme un “Ground” (forme apparem­ment pro­pre à l’outre-Manche) vivace et orné.

Les voix des alti mas­culins, pures de tout vibra­to, con­fèrent à cette musique déli­cieuse ce qu’il faut de dis­tance pour que même les réfrac­taires à la musique baroque y pren­nent du plaisir.

À écouter par­mi des fleurs, en buvant un thé sub­til et léger, donc surtout pas un thé anglais, mais par exem­ple un thé vert de Chine…

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1. 4 CD EMI 5 67341 2
2. 1 CD EMI 5 56966 2
3. 1 CD ERATO 85738 02282
4. 1 CD SONY 099706 184027
5. 1 CD VIRGIN 5 45342 2.

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