Changer de rythme

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°578 Octobre 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Peu de musiques ont été conçues pour inciter à l’action, si l’on excepte notre hymne nation­al, et aus­si la musique mil­i­taire, ain­si que cer­tains chants pro­pres aux régimes total­i­taires de tout bord. Mais s’il est des musiques qui con­duisent à la rêver­ie ou à la médi­ta­tion, il en est aus­si qui sont rob­o­ra­tives. Même s’il y a là une bonne dose de sub­jec­tiv­ité, per­son­ne ne niera qu’un Noc­turne de Chopin n’insuffle guère l’énergie, alors que l’audition d’une Can­tate de Bach est cer­taine­ment plus effi­cace pour recon­stituer ses forces qu’un for­ti­fi­ant de la pharmacopée.

Cela étant dit, c’est plutôt l’uniformité qui est émol­liente, tan­dis que le change­ment de rythme, lui, est por­teur de mou­ve­ment. Aus­si, en automne, où toute la nature porte à la mélan­col­ie, tan­dis que l’activité pro­fes­sion­nelle requiert la mobil­i­sa­tion de l’énergie max­i­male, faut-il rechercher non des musiques rob­o­ra­tives mais l’alternance de gen­res forte­ment con­trastés, pro­pre à tenir l’esprit en éveil.

Lyriques

Cheru­bi­ni (1760–1842) aura donc con­nu tous les régimes, depuis le règne de Louis XVI jusqu’à celui de Louis-Philippe, en pas­sant par la République, l’Empire et la Restau­ra­tion. C’est sous le Con­sulat, au tout début du XIXe siè­cle, qu’il com­pose Les Deux Journées ou Le Por­teur d’eau, sur un livret encore tout empreint des jeunes idéaux de la République. Cet opéra, que Goethe et Wag­n­er por­taient au pina­cle, et qui fut, apparem­ment, l’un des plus grands suc­cès de scène du XIXe siè­cle, est, livret et musique, une œuvre fraîche et quelque peu naïve, pra­tique­ment jamais jouée aujourd’hui.

Il vient d’être enreg­istré par le Neue Orch­ester et le Cho­rus Musi­cus de Cologne sous la direc­tion de Christoph Sper­ing, avec de bons solistes par­mi lesquels Andreas Schmidt, Yann Beu­ron, Mireille Delun­sch1. On en retien­dra, au-delà d’un mes­sage poli­tique sim­pliste, une très belle ouver­ture et quelques beaux airs, qui méri­tent la découverte.

On redé­cou­vre depuis peu Alexan­dre von Zem­lin­sky, que les nazis classèrent par­mi les auteurs de “ musique dégénérée” (entartete Musik), et qui a écrit son chef‑d’œuvre avec la Sym­phonie lyrique, sur des poèmes de Rabindranath Tagore. Cette œuvre com­plexe, assez proche par sa con­cep­tion et l’esprit qui l’anime du Chant de la Terre de Mahler, a été enreg­istrée voici peu par le Gürzenich Orch­ester Köl­ner Phil­har­moniker dirigé par James Con­lon, avec l’excellent bary­ton Bo Skovhus et la moins con­nue mais non moins excel­lente sopra­no Soïle Ikokos­ki2.

Plus que celle de Richard Strauss, la musique de Zem­lin­sky mar­que la fin du roman­tisme, avant le grand boule­verse­ment de la musique atonale apporté par l’école de Vienne. Sur le même disque fig­urent des ouver­tures et inter­ludes d’opéras de Zem­lin­sky : Sare­ma, Il était une fois, Le Cer­cle de craie, Le roi Can­daule, musiques extrême­ment var­iées et très séduisantes qui témoignent du foi­son­nement créatif qui était celui de la Vienne mul­ti­cul­turelle d’avant l’Anschluss, et qui dis­parut à jamais dans l’Apocalypse qui devait suivre.

Sibelius, lui, n’a écrit qu’un opéra, La Jeune fille dans la Tour, qui n’avait jamais été joué entre 1906, date de sa créa­tion, et 1981, et qu’ont enreg­istré en 2002 un ensem­ble de solistes nordiques et l’Orchestre Nation­al Sym­phonique d’Estonie sous la direc­tion de Paa­vo Järvi3. C’est une œuvre mineure, courte (35 min­utes), non du grand Sibelius, mais qui com­porte quelques belles pages. Sur le même disque fig­urent Pel­léas et Mélisande, l’une des nom­breuses musiques de scène écrites par Sibelius, œuvre puis­sante et com­plexe, et l’incontournable Valse triste.

Le Tour d’Écrou de Ben­jamin Brit­ten, d’après une nou­velle d’Henry James, joué notam­ment au fes­ti­val d’Aix-en- Provence en 2001, est une œuvre majeure de la musique du XXe siè­cle, dont la pre­mière audi­tion provoque tou­jours un véri­ta­ble choc. C’est un opéra où se côtoient le trag­ique et l’épouvante, l’enfance et la mort, où l’action baigne dans l’ambiguïté et le non-dit, et qui est peut-être ce qui a été écrit de plus fort (depuis la Comtesse de Ségur) sur les rap­ports sul­fureux entre l’enfance et le monde des adultes.

Il vient d’être enreg­istré notam­ment par Ian Bostridge et Joan Rodgers, tous deux fab­uleux, et le Mahler Cham­ber Orches­tra dirigé par Daniel Hard­ing4. Dans la deux­ième moitié du XXe siè­cle, dom­inée par les musiques sérielle, élec­tron­ique, aléa­toire, etc., qui requièrent l’apprentissage d’un lan­gage musi­cal créé ex nihi­lo et sans rap­port avec une quel­conque tra­di­tion cul­turelle, Brit­ten, qui a con­servé l’usage de la musique tonale avec des rythmes, des har­monies, des com­bi­naisons de tim­bres orig­in­aux et forts, est un des rares dont les œuvres passeront à coup sûr à la postérité.

Concertos pour cordes

Il y a apparem­ment entre le Con­cer­to pour vio­lon de Beethoven et celui de Dutilleux des années-lumière. Et pour­tant : qui aurait dit, au début du XIXe siè­cle, s’il avait anticipé l’existence des tech­niques mod­ernes, que les instru­ments de l’époque, hérités avec des mod­i­fi­ca­tions mineures de ceux de l’époque baroque, seraient tou­jours les seuls util­isés (pra­tique­ment) au XXIe siècle ?

Si les syn­thé­tiseurs et autres instru­ments élec­tron­iques (comme les déjà anci­ennes “Ondes Martenot”) sont restés mar­gin­aux dans les salles de con­certs, c’est que la musique dite “ clas­sique ” (ou, pire encore, “ sérieuse ”) a évolué le long d’une ligne droite, où seuls les har­monies et les rythmes ont changé. Au fond, de Beethoven à Dutilleux, c’est une même cul­ture, non pas figée mais bâtis­sant sans les renier sur les acquis des siè­cles précé­dents, qui aura dom­iné ces épo­ques suc­ces­sives, dans une superbe continuité.

Trois œuvres pour cordes de Dutilleux vien­nent d’être enreg­istrées et sont dif­fusées aujourd’hui : un con­cer­to pour vio­lon­celle, Tout un monde loin­tain, Trois stro­phes sur le nom de Sach­er pour vio­lon­celle seul, et L’Arbre des songes, con­cer­to pour vio­lon, par Truls Mörk au vio­lon­celle, Renaud Capuçon au vio­lon, et l’Orchestre Phil­har­monique de Radio-France dirigé par Myung-Whun Chung5.

La musique de Dutilleux a dans la musique con­tem­po­raine une place tout à fait à part. Atonale, elle ne requiert – tout comme les pre­mières œuvres de Berg – aucun appren­tis­sage de la part de l’auditeur, car elle porte en elle, d’une cer­taine manière, sa pro­pre voie d’acclimatation. C’est que Dutilleux est rien moins que dog­ma­tique, et qu’il prend comme référence pour sa com­po­si­tion non un sys­tème mais le principe même de la poésie, qui nous touche d’abord par ses har­monies, ses rythmes, et les réminis­cences qu’elle évoque en nous.

Ain­si, Tout un monde loin­tain fait référence explicite à un poème de Baude­laire. Mais ce n’est pas là une clef, qui serait néces­saire pour com­pren­dre le con­cer­to. En réal­ité, il n’y a rien à com­pren­dre, et il n’y a pas de dis­par­ité véri­ta­ble à l’audition de ces œuvres entre l’amateur aver­ti, pour qui la fugue, le con­tre­point, et même la série, n’ont pas de secret, et l’auditeur sim­ple­ment éclairé : ce n’est, en défini­tive, que de la musique.

Les Con­cer­tos de Beethoven et Mendelssohn ont été telle­ment joués, telle­ment enreg­istrés, que l’on recherche, non sans inquié­tude, ce que peut recel­er un nou­v­el enreg­istrement en orig­i­nal­ité d’interprétation. Ain­si de celui du jeune vio­loniste améri­cain Joshua Bell, qui vient de les graver avec la Cam­er­a­ta Salzburg dirigée par Roger Nor­ring­ton6. Eh bien, il n’y a rien à décou­vrir de nou­veau, qu’une inter­pré­ta­tion limpi­de, ni froide ni tzi­gane, avec comme seule lib­erté une cadence de Bell lui-même, bien écrite, pour le Con­cer­to de Mendelssohn, au lieu de la cadence habituelle de David. Quant au jeu de Bell, il rap­pelle assez celui de Menuhin jeune, ce qui est un grand compliment.

On con­naît Edgar Mey­er, com­pos­i­teur améri­cain con­tem­po­rain, par son Con­cer­to pour vio­lon, dont l’enregistrement par Hilary Hahn avait été men­tion­né naguère dans ces colonnes. Mey­er est égale­ment con­tre­bassiste, et un disque tout récent présente deux de ses com­po­si­tions, son Con­cer­to pour con­tre­basse et orchestre et son Dou­ble Con­cer­to pour vio­lon­celle, con­tre­basse et orchestre, par luimême et Yo-Yo Ma au vio­lon­celle, ain­si que deux œuvres de Bottesi­ni, com­pos­i­teur ital­ien du XIXe siè­cle : le Con­cer­to pour con­tre­basse et orchestre, et le Grand Duo con­cer­tant pour vio­lon, con­tre­basse et orchestre, avec, pré­cisé­ment, Joshua Bell. L’orchestre, le Saint-Paul Cham­ber Orches­tra, est dirigé par Hugh Wolff7.

Mey­er com­pose “améri­cain”, comme autre­fois Bern­stein ; c’est-à-dire qu’il utilise des rythmes, des har­monies, cite des thèmes, issus de la musique spé­ci­fique­ment améri­caine, jazz et folk­lore. Mais surtout, tout cela est clair et “ pro­pre ”, sans affé­ter­ies qui seraient mis­es là pour “ faire mod­erne ”, et en même temps totale­ment orig­i­nal. Quant à Bottesi­ni, son Con­cer­to est assez con­venu, mais son Grand Duo con­cer­tant est une petite mer­veille d’élégance.

Enfin, EMI reprend en CD les cinq Con­cer­tos pour vio­lon de Mozart par Menuhin et le Bath Fes­ti­val Cham­ber Orches­tra, ain­si que la Sym­phonie con­cer­tante pour vio­lon, alto, et orchestre, avec Rudolf Bar­shaï à l’alto8. Les deux pre­miers Con­cer­tos sont, curieuse­ment, des œuvres mineures de Mozart, tan­dis que les trois derniers et la Sym­phonie con­cer­tante comptent par­mi ses chefs‑d’œuvre.

Menuhin avait déjà, dans les années soix­ante où ces enreg­istrements ont été réal­isés, per­du son génie d’enfant prodi­ge, mais son jeu se dis­tin­guait de celui des autres grands de l’époque, comme David Oïs­trakh ou Isaac Stern, par cette fraîcheur, cette absence de recherche d’effet, on dirait aujourd’hui cette sincérité, dont il ne s’est jamais dépar­ti. Et il se trou­ve que ce jeu con­vient mer­veilleuse­ment à Mozart.

Aus­si, si vous aimez Mozart tel qu’en lui-même, vrai, avec la fragilité sérieuse de l’enfance, ces enreg­istrements de Menuhin vous ravi­ront. Au moment où l’on célèbre – un peu tard – Vla­do Per­lemuter qui vient de nous quit­ter, on se sou­vien­dra que l’un et l’autre avaient en com­mun ce désir têtu et presque naïf de servir la musique telle qu’elle est écrite.

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1. 1 CD NAÏVE Opus 111 OP 30306.
2. 1 CD EMI 5 57307 2.
3. 1 CD VIRGIN 5 45493 2.
4. 1 CD VIRGIN 5 45521 2.
5. 1 CD VIRGIN 5 45502 2.
6. 1 CD SONY SK 89505.
7. 1 CD SONY SK 60956.
8. 2 CD EMI 5 75 449 2.

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