Trois règles pour croître de façon rentable

Dossier : ExpressionsMagazine N°632 Février 2008
Par Jean ESTIN

La plu­part des grands groupes européens ne crois­sent pas… parce qu’ils n’ont pas décidé de croître. Ils réalisent en moyenne 80 % de leur activ­ité dans des pays et des pro­duits mûrs en faible crois­sance (5 % par an) et 20 % dans des marchés en forte crois­sance (pays émer­gents, pro­duits ou activ­ités en phase de développe­ment) où ils crois­sent comme les marchés (env­i­ron 10 % par an). Leur crois­sance moyenne est donc de 6 % par an et peut dif­fi­cile­ment dépass­er ce pla­fond. L’ob­ser­va­tion sta­tis­tique est cohérente avec l’analyse des porte­feuilles d’ac­tiv­ités. Il y a bien évidem­ment un lien étroit entre la crois­sance et le mix d’ac­tiv­ités et de géo­gra­phies d’un groupe. 

Règle n° 1 : Chercher la croissance là où elle est

Les straté­gies de con­sol­i­da­tion des marchés mûrs — de façon lente et organique, ou par acqui­si­tions — per­me­t­tent d’aug­menter ces crois­sances. Mais les TSR (“ total share­hold­er return ” : rentabil­ité pour l’ac­tion­naire sur son investisse­ment) sup­plé­men­taires gag­nés par ces straté­gies de con­sol­i­da­tion sont sou­vent faibles (les gains de parts de marché dans des marchés mûrs néces­si­tent des investisse­ments de marges, les acqui­si­tions créent des syn­er­gies dont la valeur est sou­vent cap­turée par le client, etc.). Autrement dit, cette crois­sance addi­tion­nelle est sou­vent dilu­tive. Rien ne vaut un mix d’ac­tiv­ités où les marchés sous-jacents sont en forte crois­sance. Un porte­feuille d’ac­tiv­ités où les pays ou pro­duits en forte crois­sance représen­tent 35 % au moins de l’ac­tiv­ité et où l’en­tre­prise croît beau­coup plus vite que le marché dans ces pays ou pro­duits est la seule façon de pro­duire des crois­sances de 10 % par an dans la durée (cf. tableau). La crois­sance ne s’im­pro­vise donc pas. Avoir un tiers de son chiffre d’af­faires dans des marchés ou activ­ités en forte crois­sance néces­site de pren­dre des déci­sions fortes cinq ans ou plus à l’a­vance. Lorsque l’on con­state que le porte­feuille d’ac­tiv­ités est tel, que struc­turelle­ment, il ne per­met pas de croître, il est trop tard. Il faut qua­tre à cinq ans au min­i­mum ou une acqui­si­tion majeure pour se repo­si­tion­ner sur une tra­jec­toire de croissance.

TABLEAU – DEUX PORTEFEUILLES D’ACTIVITÉS TYPIQUES
(1) (2)
Part du chiffre d’affaires Crois­sance annuelle Part du chiffre d’affaires Crois­sance annuelle
Activ­ités mûres 80 % 5 % 65 % 5 %
Activ­ités en forte croissance 20 % 10 % 35 % 20 %
Total 100 % 6 % 100 % 10 %
Struc­ture et crois­sance typ­iques des grands groupes européens

Règle n° 2 : Faire plus que la concurrence dans les domaines en croissance

Les lead­ers qui crois­sent (à 10 % par an et plus) allouent effec­tive­ment au moins la moitié de leurs investisse­ments de toute nature (CAPEX, R & D, coûts com­mer­ci­aux, investisse­ments pub­lipro­mo­tion­nels…), dans des domaines en forte crois­sance, par oppo­si­tion aux investisse­ments de renou­velle­ments et entre­tiens de capac­ités, main­tien de parts de marché, amélio­ra­tion de tech­nolo­gies, opti­mi­sa­tion et renou­velle­ment des gammes de pro­duits…, dans les marchés mûrs.

Dans les marchés en forte crois­sance (10 % par an et plus), les risques sont naturelle­ment plus élevés et la vis­i­bil­ité par­fois plus faible. Il y a en revanche une règle incon­tourn­able. Aucun acteur ne croît à long terme comme la moyenne du marché. Soit il croît beau­coup plus vite et con­cen­tre le marché. Soit il croît moins vite et est con­traint à terme de se retir­er, faute de com­péti­tiv­ité et de rentabil­ité. Les entre­pris­es occi­den­tales qui crois­sent aujour­d’hui forte­ment en Chine (avec des crois­sances de 20 à 30 % par an) mais deux à trois fois moins que leurs con­cur­rents locaux (qui eux crois­sent à 50 à 100 % par an) se pré­par­ent des lende­mains dif­fi­ciles. Cet enjeu stratégique se traduit nor­male­ment dans les investisse­ments. Sauf cas par­ti­c­uliers, les lead­ers qui con­cen­trent leurs marchés dans les domaines en forte crois­sance investis­sent plus que leurs con­cur­rents, en absolu bien évidem­ment, mais sou­vent égale­ment en pour­cent­age du chiffre d’af­faires. Cette obser­va­tion a un corol­laire. Si l’on investit lour­de­ment pour croître deux fois plus vite que le marché dans les activ­ités en forte crois­sance et que celles-ci représen­tent au moins un tiers du porte­feuille, on atteint rapi­de­ment un seuil où la moitié des investisse­ments d’un groupe sont dédiés à la crois­sance. On ne peut con­sacr­er l’essen­tiel de ses investisse­ments à ses activ­ités de base sans crois­sance et s’é­ton­ner de ne pas croître. 

Règle n° 3 : Développer des modèles d’activité et des organisations spécifiques

Les investisse­ments sont une con­di­tion néces­saire. Mais la force du mod­èle d’ac­tiv­ité et sa résilience dans le temps sont cri­tiques. Trois dimen­sions car­ac­térisent un mod­èle d’activité :

Faire la même chose que ses con­cur­rents, mais deux fois plus vite, est la clé du succès

  • — son attrac­tiv­ité et sa force de péné­tra­tion vis-à-vis des clients : pro­duit, prix, mar­que, mode de dis­tri­b­u­tion… ; dans les marchés en forte crois­sance, à la dif­férence des marchés mûrs, il ne s’ag­it pas de microseg­menter et d’op­ti­miser les gammes pour chaque niche de clien­tèle, mais de dévelop­per le pro­duit ou le ser­vice le plus attrac­t­if pour cap­tur­er le coeur de marché (sou­vent 60 à 80 % du marché total) et établir très vite une part de marché incon­tourn­able ; la sim­plic­ité et la force du mod­èle et des pro­duits asso­ciés valent plus que la surop­ti­mi­sa­tion et la mul­ti­pli­ca­tion des fonc­tion­nal­ités sou­vent peu valorisées ;
  • — sa com­péti­tiv­ité face aux con­cur­rents ; elle est liée à la vitesse de crois­sance et aux investisse­ments décrits ci-dessus. Les coûts com­péti­tifs per­me­t­tent de réin­ve­stir dans les fonc­tion­nal­ités, les mar­ques, et les niveaux de prix les plus attrac­t­ifs vis-à-vis du marché et de con­cen­tr­er pro­gres­sive­ment le marché au détri­ment des concurrents ;
  • — sa vitesse de déploiement : dans la plu­part des pays émer­gents ou dans les nou­velles tech­nolo­gies, cette dimen­sion est cri­tique ; le temps de développe­ment et de mise sur le marché d’un nou­veau pro­duit, le temps de développe­ment d’un nou­v­el hôtel ou d’un nou­veau mag­a­sin, la capac­ité à dévelop­per 100 nou­veaux points de vente par an au lieu de vingt sont des enjeux essen­tiels… La ques­tion n’est pas d’avoir le pro­duit ou le ser­vice par­fait. C’est d’avoir le pro­duit ou le ser­vice adéquat aujour­d’hui per­me­t­tant d’as­sur­er 30 à 60 % de crois­sance par rap­port à hier. Faire la même chose que ses con­cur­rents mais deux fois plus vite est la clé du suc­cès si l’on veut préempter les meilleurs emplace­ments, cap­tur­er la ” share of mind ” des clients, établir très vite des effets d’échelle et des coûts per­me­t­tant d’a­juster les prix aux pou­voirs d’achats locaux.

Dans les marchés en forte crois­sance, les mod­èles d’ac­tiv­ité, organ­i­sa­tions, équipes, façons de tra­vailler sont donc for­cé­ment dif­férents de ceux des marchés mûrs et la vitesse d’exé­cu­tion est cri­tique. On ne tra­vaille pas avec les mêmes réflex­es, proces­sus et équipes lorsqu’il faut croître à 30 % par an, plus rapi­de­ment que ses con­cur­rents, ou lorsqu’il s’ag­it de se bat­tre dans un marché sans crois­sance très con­cur­ren­tiel pour sim­ple­ment préserv­er le chiffre d’af­faires et opti­miser les marges.

ESTIN & CO est un cab­i­net inter­na­tion­al de con­seil en stratégie basé à Paris, Lon­dres, Genève et Shang­hai. Le cab­i­net assiste les direc­tions générales de grands groupes européens et nord-améri­cains dans leurs straté­gies de crois­sance, ain­si que les fonds de pri­vate equi­ty dans l’analyse et la val­ori­sa­tion de leurs investissements.

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