Transposition de la directive européenne Insolvency : Un rééquilibrage entre les entreprises en difficulté et leurs créanciers

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°778 Octobre 2022
Par Laïd Estelle LAURENT
Par Bertrand BIETTE

Laïd Estelle Laurent et Ber­trand Biette, avo­cats asso­ciés spé­cia­li­sés en retour­ne­ment et redres­se­ment des entre­prises en dif­fi­cul­té au sein du Cabi­net Jean­tet, reviennent sur les évo­lu­tions légis­la­tives appor­tées par la trans­po­si­tion de la direc­tive euro­péenne Insol­ven­cy dans le droit fran­çais. Ils nous en disent notam­ment plus sur la place plus impor­tante accor­dée aux créan­ciers dans le cadre de l’élaboration et de la négo­cia­tion des plans de redres­se­ment et de retour­ne­ment. Rencontre.

Quel est le contexte autour de la directive européenne Insolvency ? 

La trans­po­si­tion de cette direc­tive dans le droit fran­çais a fait l’objet d’une réforme en octobre 2021. Au cours des der­nières années, de nom­breuses réformes ont fait évo­luer le droit des entre­prises en dif­fi­cul­té afin de pou­voir éta­blir un meilleur équi­libre entre les entre­prises en dif­fi­cul­tés, leur redres­se­ment ou sau­ve­tage, et le droit des créan­ciers. La direc­tive euro­péenne et sa trans­po­si­tion dans le droit natio­nal tendent vers une recon­nais­sance plus accrue du droit des créan­ciers, et notam­ment des éta­blis­se­ments financiers. 

À cela s’ajoute aus­si une réforme des droits des sûre­tés, qui s’inscrit dans la conti­nui­té de la réforme du droit des pro­cé­dures col­lec­tives et qui est venue amé­lio­rer les garan­ties qui peuvent être prises par un créan­cier, notam­ment en cla­ri­fiant le sort de celles-ci en cas de pro­cé­dure collective. 

Dans le cadre de cette réforme, le légis­la­teur a enté­ri­né un cer­tain nombre de mesures qui avaient été prises par voie d’ordonnances pen­dant la crise de la Covid. C’est notam­ment le cas de la pro­cé­dure de trai­te­ment de sor­tie de crise, qui est un redres­se­ment judi­caire très rapide qui per­met de trai­ter prin­ci­pa­le­ment les dif­fi­cul­tés liées à un endet­te­ment résul­tant d’une baisse de chiffre d’affaires pen­dant la crise, en 2020 et 2021. Cette pro­cé­dure per­met à l’entreprise d’éviter une pro­cé­dure col­lec­tive longue et com­plexe, mais aus­si une publi­ci­té tout aus­si longue et néga­tive qui peut en décou­ler. Elle per­met éga­le­ment de pro­po­ser aux créan­ciers un rem­bour­se­ment des échéances sur dix ans, à l’instar d’un redres­se­ment clas­sique. Elle est par­ti­cu­liè­re­ment avan­ta­geuse pour les entre­prises en dif­fi­cul­té qui n’ont pas de pro­blé­ma­tique struc­tu­relle, mais uni­que­ment le besoin de restruc­tu­rer leur dette. Tou­te­fois, cette pro­cé­dure est réser­vée à une cer­taine taille d’entreprises. 

En 2021, du fait des mesures gou­ver­ne­men­tales de sou­tien à l’économie et aux entre­prises, le mar­ché du restruc­tu­ring a connu un cer­tain ralen­tis­se­ment. Mais, depuis la fin de l’année 2021 et, plus par­ti­cu­liè­re­ment depuis le début de l’année 2022, de plus en plus d’entreprises font face à des dif­fi­cul­tés. La crise ukrai­nienne et la hausse du coût de l’énergie n’aidant pas, le der­nier tri­mestre 2022 s’annonce com­pli­qué pour les entreprises.

Qu’implique sa transposition pour les différentes parties prenantes du monde du restructuring ? 

Insol­ven­cy a per­mis de faire une syn­thèse des cultures juri­diques des pays anglo-saxons et latins, ces der­niers étant prin­ci­pa­le­ment repré­sen­tés par la France. Elle reprend ain­si des dis­po­si­tifs et des mesures issus du droit fran­çais comme la pré­ven­tion, le man­dat ad hoc ou encore la conci­lia­tion, et élar­git ain­si leur uti­li­sa­tion aux autres pays euro­péens. De la même manière, elle reprend des pra­tiques anglo-saxonnes de ges­tion et de négo­cia­tion que l’on va doré­na­vant retrou­ver dans le droit français. 

His­to­ri­que­ment, le sys­tème juri­dique fran­çais don­nait une prio­ri­té abso­lue à la péren­ni­té de l’entreprise et de l’emploi. Le trai­te­ment des créan­ciers arri­vait ensuite et était subor­don­né aux deux pre­mières prio­ri­tés. L’introduction de ces nou­velles règles vient bous­cu­ler très signi­fi­ca­ti­ve­ment le rap­port de force entre l’entreprise et ses créan­ciers à par­tir d’un cer­tain seuil. En effet, des règles par­ti­cu­lières viennent révo­lu­tion­ner la ges­tion des rela­tions entre l’entreprise et ses dif­fé­rents créan­ciers ain­si que l’élaboration du plan de redres­se­ment ou de retournement. 

Concrè­te­ment, les créan­ciers sont répar­tis et regrou­pés en classe de créan­ciers en fonc­tion des sûre­tés, mais aus­si de l’intérêt stra­té­gique qu’ils repré­sentent pour l’activité de l’entreprise. En fonc­tion de leur rang, leur inté­rêt va être pris en compte dans le cadre de l’élaboration du plan de redres­se­ment. Tou­te­fois, tous les créan­ciers, y com­pris ceux de rang infé­rieur, peuvent blo­quer l’adoption du plan dans le cadre d’une pro­cé­dure pré­ven­tive, dès lors que l’entreprise n’a pas été en capa­ci­té de démon­trer que le plan pro­po­sé pré­serve de la meilleure manière pos­sible leurs inté­rêts. Le risque pour l’entreprise est alors de bas­cu­ler en pro­cé­dure col­lec­tive avec la mise en œuvre d’un plan de ces­sion, voire en liqui­da­tion judiciaire.

Qu’est-ce que cela implique pour les créanciers ? 

Il n’est doré­na­vant plus pos­sible d’imposer un plan de conti­nua­tion aux créan­ciers. Doré­na­vant, ils ont la pos­si­bi­li­té d’avoir un rôle plus proac­tif et de par­ti­ci­per à l’élaboration du plan. Cette réforme met à leur dis­po­si­tion des leviers nou­veaux de négo­cia­tion, y com­pris durant les phases amiables. 

Quels sont les principaux enjeux et problématiques que cette transposition soulève dans le contexte actuel ? 

Les mesures de sou­tien gou­ver­ne­men­tales ont pris fin et les entre­prises doivent com­men­cer à rem­bour­ser leur dette publique et/ou leur PGE. De nom­breuses entre­prises, notam­ment celles qui ont déjà béné­fi­cié d’un report d’échéances, ne pour­ront pas le faire sans rené­go­cia­tion préa­lable de leur dette. Avant d’entrer dans une pro­cé­dure amiable ou col­lec­tive, il est essen­tiel, voire vital, pour les diri­geants de bien prendre la mesure des chan­ge­ments appor­tées par la trans­po­si­tion de la direc­tive euro­péenne. Dans ce cadre légis­la­tif nou­veau, les entre­prises en dif­fi­cul­té et leurs conseils doivent ten­ter de trou­ver des accords pour restruc­tu­rer l’endettement dans un cadre amiable de manière à pré­ser­ver les inté­rêts de toutes les par­ties pre­nantes : entre­prise, sala­riés et créanciers. 

Lorsque la tré­so­re­rie de l’entreprise le per­met, il est, en effet, pré­fé­rable de trou­ver des solu­tions sans pas­ser par une pro­cé­dure col­lec­tive et en pri­vi­lé­giant le man­dat ad hoc ou encore la conci­lia­tion. D’ailleurs, ce rééqui­li­brage entre l’entreprise en dif­fi­cul­té et ses créan­ciers les incitent à recher­cher d’abord un accord amiable avant de s’engager dans une pro­cé­dure col­lec­tive beau­coup plus contraignante. 

Aujourd’hui, les entre­prises en dif­fi­cul­té de taille impor­tante doivent construire leurs pro­jets de retour­ne­ment à la lumière de ces évo­lu­tions. Elles doivent doré­na­vant enta­mer les dis­cus­sions avec leurs créan­ciers dès la phase de concep­tion du plan afin de réflé­chir en amont à la consti­tu­tion des classes de créan­ciers selon les inté­rêts et enjeux éco­no­miques, stra­té­giques et finan­cier, mais éga­le­ment au regard du rôle et de l’importance du créan­cier pour leur activité. 

Elles peuvent notam­ment pré­voir des accords avec chaque créan­cier afin de les dif­fé­ren­cier, en gar­dant néan­moins à l’esprit que les créan­ciers qui béné­fi­cient des mêmes sûre­tés doivent être trai­tés de la même manière. 

C’est, par ailleurs, une démarche qui doit être adop­tée afin d’élaborer des plans plus per­ti­nents, mais aus­si garan­tir le vote favo­rable de la majo­ri­té de leurs créanciers. 

Plus que jamais, la phase de négo­cia­tion avec les créan­ciers est deve­nue un des fac­teurs clés du suc­cès d’un plan de restructuration. 

Quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs en ce sens ?

Si cette réforme apporte de nou­velles dif­fi­cul­tés, elle est éga­le­ment por­teuse d’opportunités. Pour les diri­geants d’entreprises en dif­fi­cul­té, c’est la pos­si­bi­li­té de construire une stra­té­gie de retour­ne­ment et de redres­se­ment plus fine et plus réflé­chie sur le plan indus­triel, com­mer­cial et orga­ni­sa­tion­nel. Au-delà de leur conseil juri­dique et finan­cier, ils peuvent main­te­nant impli­quer leurs créan­ciers dès les pre­mières phases afin de trou­ver un accord amiable qui pré­serve les inté­rêts de chacun. 

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