Ta Thu-Thuy (1972)

Dossier : Femmes de polytechniqueMagazine N°Ta Thu-Thuy (1972) Par Solveig GODELUCK

À Poly­tech­nique, Ta Thu Thuy a fait trois décou­vertes. Pre­mière­ment, la « haute », cette fille d’immigrés viet­namiens n’ayant jamais croisé la grande bour­geoisie dans son enfance. Deux­ième­ment, la province, qui monte à la cap­i­tale pour étudi­er, con­traire­ment à elle qui y est née et n’en est jamais sor­tie. Troisième­ment, explique celle qui est entrée à l’X avec un passe­port du Nord-Viet­nam en rai­son des idées poli­tiques de ses par­ents, « l’ennemi, mais sous un air plutôt débon­naire ». À Poly­tech­nique, elle ren­con­tre des cadres de l’armée française, celle qui a imposé la coloni­sa­tion de l’Indochine et livré la guerre à son peu­ple jusqu’aux années 1950.

Aujour­d’hui, instal­lée aux portes du parc du Mer­can­tour où elle a décidé de pren­dre sa retraite, Thu Thuy demeure rebelle. Pas de recon­nais­sance béate chez cette fille de la méri­to­cratie répub­li­caine, qui sem­ble garder con­stam­ment à l’esprit l’exil poli­tique et économique vécu par ses par­ents. Son père, lycéen, a été expul­sé d’Indochine parce qu’il était dans la résis­tance antifrançaise ; à Paris, il est devenu médecin tout en con­tin­u­ant à militer, con­tre la présence améri­caine au Viet­nam cette fois.

La première étrangère

La jeune Viet­nami­enne a, quant à elle, atten­du 1981 pour pren­dre la nation­al­ité française, plus pra­tique pour voy­ager. Elle l’a fait bien après avoir été accueil­lie par­mi l’élite de la nation, au sein de la pre­mière pro­mo­tion fémi­nine de l’X où elle a été reçue avec le titre de major sur les quinze étrangers admis. Alors que chaque pays qui présente un can­di­dat finance ses études à l’X, il était incon­cev­able que le Nord­Viet­nam, pau­vre et en guerre con­tre les puis­sances occi­den­tales, fasse de même. Les milieux com­mu­nistes français se sont mobil­isés et ont obtenu que l’École prenne en charge ses frais de scolarité.

« Mon admis­sion à Poly­tech­nique a eu un grand reten­tisse­ment au Nord comme au Sud-Viet­nam, qui se fai­saient pour­tant la guerre. Ça a été une de mes plus grandes fiertés ! » se réjouit Ta Thu Thuy.

Sur place, la jeune Viet­nami­enne avoue avoir été « un peu paumée ». Dans ce milieu fer­mé et très mas­culin, elle appré­cie d’avoir à ses côtés sa cama­rade de taupe Françoise Combelles. Comme l’École se trou­ve encore en plein Quarti­er latin, elle décide d’en prof­iter pour sor­tir et voir toutes sortes de gens nou­veaux. La crainte de voir son univers se rétré­cir, d’être cat­a­loguée et éti­quetée, l’a longtemps pour­suiv­ie. « Pen­dant dix ans, j’ai con­stam­ment caché que j’avais fait l’X. Il fal­lait éviter d’être rangée dans la caté­gorie des don­neurs de leçons qui écoutent peu les autres. Je préférais que les gens se dévoilent et vien­nent vers moi », avoue-t-elle. Elle se présen­tait plutôt sous le titre bucol­ique et ras­sur­ant d’ingénieur du génie rur­al, des eaux et des forêts – école d’application qu’elle a effec­tive­ment suiv­ie après avoir passé un doc­tor­at de physique puis décidé de chang­er rad­i­cale­ment de voie professionnelle.

Pas si facile

Par­fois, cepen­dant, il faut exhiber ses diplômes pour faciliter une tran­si­tion pro­fes­sion­nelle. La carte de vis­ite de l’X fonc­tionne bien, mais pas à tous les coups, a décou­vert Ta Thu Thuy. Par­tie pour Nice, la ville de son mari, la jeune maman de deux petits enfants a quit­té un emploi en pen­sant se recas­er rapi­de­ment. Au bout de neuf mois de chô­mage, elle doit se ren­dre à l’évidence : pour tra­vailler dans son domaine de l’hydraulique et de la lutte con­tre les pol­lu­tions, il fau­dra vivre cinq jours sur sept à Paris. « C’était dur, mais je n’avais pas le choix, je n’avais encore rien fait dans ma vie pro­fes­sion­nelle ! » se remé­more-t-elle. Le papa gère les enfants, et elle prend l’avion comme d’autres pren­nent le métro. C’est même là, dans les airs, qu’elle fait la con­nais­sance d’une per­son­ne qui la recrute dans sa société de ser­vices et d’ingénierie. Pen­dant cinq ans, elle change d’univers, et ses activ­ités vont aller de la pro­gram­ma­tion des attrac­tions du futur parc Astérix au mon­tage financier de grandes opéra­tions de loisirs. Cela ne l’enthousiasme pas. Toute­fois, elle enri­chit sa palette de nou­veaux tal­ents : « J’ai appris à faire men­tir les études de marché, à faire rêver les ban­quiers », énumère-t-elle, provocante.

Un tempérament militant

Un coup de fil prov­i­den­tiel la tire de cette sit­u­a­tion insat­is­faisante en 1990. Par l’intermédiaire d’un ex-col­lègue, la coopéra­tion française lui demande de l’aide pour pré­par­er le som­met de Rio sur l’environnement, deux ans plus tard. Alors enceinte de son troisième enfant, elle décide que ce pro­jet pour­ra bien atten­dre neuf mois. Ta Thu Thuy redé­cou­vre alors qu’elle a à la fois le tem­péra­ment mil­i­tant et des con­vic­tions envi­ron­nemen­tales. Elle teste trois chemins : elle se présente aux lég­isla­tives sous l’étiquette Généra­tion Écolo­gie, entre dans des asso­ci­a­tions, et surtout se met à son compte. « Quand je par­lais d’action envi­ron­nemen­tale en tant que poli­tique ou asso­cia­tive je n’avais pas d’impact, mais en tant que con­sul­tante indépen­dante, beau­coup », souligne-t-elle. Batailleuse, pen­dant près de quinze ans elle fait pass­er ses idées pour l’amélioration de l’environnement et des con­di­tions de vie dans les villes d’Afrique sub­sa­hari­enne, en par­lant le lan­gage que ses inter­locu­teurs enten­dent. « J’ai fait un tra­vail de soci­o­logue et de stratège. J’étais armée pour gér­er ce genre de sit­u­a­tions grâce aux métiers très diver­si­fiés mais peu moti­vants que j’avais exer­cés aupar­a­vant », explique-t-elle. « Les X s’intéressent peu aux jeux d’acteurs, à ce que les gens ont dans le ven­tre », cri­tique-t-elle au passage.

À quar­ante ans, Thu Thuy a enfin pu faire ce qu’elle aimait : ne représen­ter que soi-même et ses pro­pres idées. Une quin­zaine d’années plus tard, elle a com­mencé à gliss­er en pente douce vers une retraite choisie. « J’ai com­pris que j’étais arrivée au bout de ce que je pou­vais apporter par mon tra­vail. » Dev­enue grand-mère, elle a intro­duit de plus en plus de chorale, de balade en mon­tagne, de yoga, de boud­dhisme dans son emploi du temps. Un par­cours à méditer.

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