Dominique Senequier (1972)

Dossier : Femmes de polytechniqueMagazine N°Dominique Senequier (1972) Par Sylvie HATTEMER-LEFÈVRE

Que toutes celles qui souhait­ent s’inscrire au con­cours d’entrée de Poly­tech­nique lèvent la main !
Dominique Senequier savait-elle que ce sim­ple geste allait chang­er le cours de sa vie ?

Un moment de pur bon­heur ! Ce 8 sep­tem­bre 1972, sur le per­ron du min­istère de la Défense, Dominique Senequier, Anne Chopinet, Françoise Combelles et les qua­tre autres jeunes filles reçues au con­cours d’entrée à l’École poly­tech­nique savourent leur plaisir sous l’œil pro­tecteur de Michel Debré. Petite sil­hou­ette aux longs cheveux bruns, la ben­jamine de l’équipe réalise à cet instant qu’elle vit un moment his­torique. Grâce à la loi pro­posée par le min­istre de la Défense, c’est la pre­mière fois depuis sa créa­tion que la célèbre école mil­i­taire de la rue de la Mon­tagne-Sainte-Geneviève vient d’admettre des jeunes filles dans son giron. Une révolution.

« Que toutes celles qui souhait­ent s’inscrire au con­cours d’entrée de Poly­tech­nique lèvent la main ! » Savait-elle que ce sim­ple geste allait chang­er le cours de sa vie ? Assuré­ment pas. À l’époque, cette bril­lante élève du lycée Thiers à Mar­seille avait tout juste seize ans. Comme sa grand­mère, pro­fesseur de math­é­ma­tiques au lycée Lyautey de Casablan­ca au Maroc, la gamine intrépi­de née à Toulon rêvait d’enseigner les maths. Mais, puisque l’occasion se présen­tait, la jeune matheuse issue d’une lignée de sci­en­tifiques et de poly­tech­ni­ciens a décidé de ten­ter sa chance, à la stupé­fac­tion de ses rivaux mas­culins et de son prof de maths : « Made­moi­selle Senequier, je trou­ve injuste que vous ayez été accep­tée à Poly­tech­nique. C’est votre cama­rade Bruno qui aurait dû être reçu à votre place », lui écrit, furieux, ce dernier après son admission.

Une trajectoire hors norme

On ne l’attendait pas à Poly­tech­nique. On n’imaginait pas non plus que, quar­ante ans plus tard, la dis­crète patronne d’Axa Pri­vate Equi­ty deviendrait l’une des finan­cières les plus puis­santes de la planète. En octo­bre 2012, pour la troisième année con­séc­u­tive, DS (son surnom en interne) est, avec Chris­tine Lagarde, la patronne du FMI, l’autre Française du Top 100 des femmes les plus puis­santes du monde du mag­a­zine Forbes. Un mois plus tard, à New York, elle a aus­si été élue meilleure dirigeante pour la zone Europe, Moyen-Ori­ent et Asie par le Ste­vie Awards, le prix qui est aux affaires ce que les Oscars sont au ciné­ma. La recon­nais­sance, enfin, d’une tra­jec­toire hors norme d’une pio­nnière par­tie de rien il y a quinze ans.

À sa sor­tie de l’X, la jeune femme hésite. La recherche la tente, et elle est à deux doigts d’intégrer le CEA, lorsqu’en 1975 son oncle, poly­tech­ni­cien comme il se doit et assureur chez Vic­toire, lui sug­gère de rejoin­dre le corps de con­trôle des assur­ances. La jeune Dominique vient de se mari­er, et recherche un équili­bre entre sa vie pro­fes­sion­nelle et sa vie per­son­nelle. Elle suit son con­seil, au grand dam de ses pairs : le choix est jugé si peu pres­tigieux qu’à l’époque il lui vaut d’être snobée par la qua­si-total­ité de ses cama­rades de pro­mo­tion. Comme tou­jours, Dominique n’en a cure : « Le plus impor­tant pour moi était d’arriver à assur­er mon indépen­dance. Je n’étais pas car­riériste, et ne le suis tou­jours pas dev­enue. » Pen­dant cinq ans, elle con­trôle les comptes des assureurs. Mais, à la longue, elle s’ennuie et décide, en 1981, de rejoin­dre le Gan comme secré­taire générale d’une fil­iale de réas­sur­ance, puis de l’assureur. Dix ans plus tard, elle devient direc­trice générale de Gan Par­tic­i­pa­tions, la fil­iale qui investit directe­ment dans le cap­i­tal des entreprises.

En 1996, cette pio­nnière du pri­vate equi­ty aurait pu som­br­er dans le naufrage de l’assureur pub­lic, sauf qu’elle a été repérée par un autre poly­tech­ni­cien, Claude Bébéar, le patron fon­da­teur d’Axa : « J’avais vu ce qu’elle fai­sait au Gan. Je la trou­vais astu­cieuse, très dynamique, tout en étant pru­dente dans ses choix. Je lui ai donc pro­posé de nous rejoin­dre », se sou­vient ce dernier. À l’époque, Bébéar estime qu’investir une par­tie des act­ifs dans les entre­pris­es non cotées est une diver­si­fi­ca­tion intel­li­gente pour le groupe. Il fixe à Dominique Senequier une règle sim­ple, mais stricte, qui aujourd’hui encore n’a pas changé : Axa ajoutera 30 % des sommes qu’elle aura lev­ées auprès des autres investis­seurs. Il lui per­met surtout de trou­ver au sein d’Axa l’écosystème qui lui con­vient, une petite struc­ture dans un grand groupe : « j’aimais mon méti­er, j’occupais une niche suff­isam­ment petite pour préserv­er mon indépen­dance, et j’avais affaire à une hiérar­chie intel­li­gente » con­firme-t-elle, une lueur espiè­gle dans le regard.

Un côté iconoclaste

Une pio­nnière, donc, dont le suc­cès doit aus­si beau­coup à sa ténac­ité. En 1996, elle démarre avec un peu moins d’un mil­lion de dol­lars. Cinq ans plus tard, elle passe le cap des trois mil­liards de dol­lars d’actifs sous ges­tion. Et dix fois plus aujourd’hui. Sa puis­sance s’exerce désor­mais dans le monde entier : en Europe et en Amérique du Nord bien sûr, mais aus­si de plus en plus en Asie et au Moyen-Ori­ent. Il est vrai que, côté per­for­mances, Axa PE cara­cole régulière­ment en tête des classe­ments des fonds les plus renta­bles de la planète. Une per­for­mance qui lui vaut le respect de ses pairs, mais sus­cite égale­ment cer­taines craintes. Rares sont ceux qui pren­nent le risque de lui déplaire. Tous savent en effet qu’un jour où l’autre, au gré des opéra­tions, ils pour­raient se trou­ver avec, où face à elle. Ils sont d’autant plus pru­dents qu’ils savent qu’elle a la ran­cune tenace, et qu’elle n’a jamais hésité à ren­dre coup pour coup à qui lui a man­qué de respect.

Plus sur­prenant, le côté anti­con­formiste, voire icon­o­claste de la dame. « Si elle respecte les indi­vidus, elle se fout com­plète­ment des titres. D’ailleurs, il ne faut jamais faire péter ses galons avec elle », a pu con­stater Nico­las More­au, son ex-patron chez Axa. Un comble pour cette finan­cière issue de l’une des plus pres­tigieuses écoles de la République, les col­lec­tions de diplômes ne l’impressionnent guère : « Je ne crois en aucun cas que la valeur vient de l’accumulation des diplômes, recon­naît Dominique Senequier. Ils ne prou­vent qu’une chose, la capac­ité à tra­vailler, à faire preuve de logique et de résis­tance. Mais ils ne témoignent en rien de la force d’un indi­vidu à rebondir après un échec. » À l’inverse d’une société éli­tiste qui n’accepte guère les faux pas pro­fes­sion­nels, cette finan­cière tolère d’autant plus les cica­tri­ces de la vie que le pri­vate equi­ty est un méti­er où l’on peut beau­coup gag­n­er, mais aus­si tout perdre.

Prendre du recul

Mais sa plus grande force a tou­jours été son apti­tude à pren­dre du recul. À garder de la dis­tance. Dans les négo­ci­a­tions, comme dans la vie où elle déteste plus que tout les actes mil­i­tants. Ce qui ne l’empêche pas de s’impliquer lorsqu’une cause lui sem­ble juste. Au grand dam de la pro­fes­sion, elle fut ain­si la pre­mière à pub­li­er une tri­bune dans Le Monde appelant ses con­frères à partager les inso­lentes plus-val­ues des LBO d’avant la crise entre les man­agers intéressés au cap­i­tal et le reste des salariés. Cette dis­tance, elle la cul­tive aus­si en prenant le temps de s’occuper d’elle, de sa fille Estelle, de s’offrir des échap­pées belles à Venise, de s’étourdir avec son mari Philippe d’opéra à Salzbourg et à Glyn­de­bourne, en Angleterre. Et, chaque fois qu’elle le peut, de se retrou­ver avec ses amis dans sa mai­son famil­iale en Provence.

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