Sur la terre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°628 Octobre 2007Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Les raisons pour lesquelles cet apho­risme de Cio­ran ne peut évidem­ment s’appliquer à aucun autre com­pos­i­teur que Bach pour­raient faire l’objet d’une thèse uni­ver­si­taire. Mais si, en pas­sant de la musique de Bach à une autre, on ne peut que redescen­dre sur la terre « qui est quelque­fois si jolie », comme dit Prévert, y a‑t-il lieu de s’en attris­ter ? La musique nous aide aus­si à vivre parce qu’elle nous per­met de com­pren­dre le monde, ou bien, tout sim­ple­ment, parce qu’elle nous divertit.

Bar­tok, Quatuors.
La musique de Bar­tok n’est jamais sim­ple, et ses quatuors moins encore que le reste. Bar­tok, dans sa vie dif­fi­cile, ne se réfugie pas dans la tran­scen­dance, mais traduit en notes sa souf­france ou sa joie. Le 2e Quatuor, écrit au cœur de la Pre­mière Guerre mon­di­ale, alors que sa musique est rejetée et que tout s’effondre autour de lui, témoigne d’un dés­espoir sans issue. En util­isant son lan­gage pro­pre et non celui d’une école, fût-ce celle de Vienne, Bar­tok évite toute recherche formelle gra­tu­ite et va à l’essentiel, exprimer un cri dés­espéré. Et comme il est non banal mais génial (comme Van Gogh par exem­ple), ce cri nous touche pro­fondé­ment. Dans le 5e Quatuor, qui date des années trente, Bar­tok s’attache à par­faire son lan­gage et con­stru­it une œuvre extrême­ment tra­vail­lée, sans rien aban­don­ner de cette émo­tion qu’il sait si bien com­mu­ni­quer. Le jeune Quatuor Park­er, 1er Prix du con­cours de Bor­deaux en 2005, et que l’on pou­vait enten­dre cet été dans le cadre du Fes­ti­val des Quatuors du Luberon, joue avec une tech­nique par­faite, certes, et cette fougue pro­pre aux jeunes for­ma­tions, mais aus­si cette alchimie qui défie l’analyse et dont seuls les très grands ont la clé1.

Rach­mani­nov
Emmanuelle Swier­cz fait par­tie de ces jeunes pianistes d’exception qui, comme notre cama­rade Jonathan Gilad, per­me­t­tent à l’école française de piano de se mesur­er avec suc­cès sur la scène inter­na­tionale avec ses homo­logues russe et chi­noise. Son jeu, qui asso­cie tech­nique d’acier et touch­er raf­finé, con­vient à mer­veille aux pièces pour piano de Rach­mani­nov. Elle vient d’enregistrer les huit Études-Tableaux de l’opus 33, trois Préludes (par­mi les plus con­nus), et les Vari­a­tions sur un thème de Chopin, un des som­mets de l’œuvre de Rach­mani­nov pour piano seul2. Une petite mer­veille de pré­ci­sion, de vir­tu­osité et de sen­si­bil­ité, avec un Stein­way par­faite­ment pré­paré ; de celles qui font que l’on peut, à bon droit, préfér­er Rach­mani­nov à Liszt.

Onslow, Mozart transcrit
Il est aus­si des musiques faites pour être jouées dans un salon, entre amis, pour le seul plaisir des musi­ciens et des audi­teurs. C’est à cette caté­gorie qu’appartient la musique de cham­bre de George Onslow, com­pos­i­teur français (1784–1853), dont l’ensemble Le Salon Roman­tique a enreg­istré deux des 34 Quin­tettes, le 21e et le 34e3. C’est très joli, très bien écrit, une sorte de Haydn un peu romantique.

La tran­scrip­tion d’opéras pour ensem­bles divers, notam­ment pour « har­monies », très en vogue dans la deux­ième moitié du XVIIIe siè­cle, répondait au même souci. Ain­si de la tran­scrip­tion pour octuor à vent, vraisem­blable­ment par Mozart lui-même, de 16 des 21 numéros de l’Enlève­ment au Sérail, enreg­istrée par l’Ensemble A Ven­ti4. C’est très vir­tu­ose, joli­ment enlevé, et l’on imag­ine assez bien cet octuor joué dans le kiosque à musique d’une ville d’eau en Allemagne.

Le disque du mois : Kurt Weill
On con­naît le par­cours de Kurt Weill. Une fuite : tout d’abord, des œuvres engagées conçues avec Bertolt Brecht sous la République de Weimar – L’Opéra de quat’sous, Mahagonny, notam­ment – puis, après l’avènement du nazisme, une ten­ta­tive de séduire les salons parisiens, d’où il se fait exclure par ses col­lègues français, et enfin l’exil aux États-Unis où, après des essais de nou­velles œuvres engagées mal reçues, Weill trou­ve enfin le suc­cès à Broad­way avec des comédies musi­cales et des chan­sons repris­es de ses œuvres anci­ennes. Un disque tout récent présente des enreg­istrements des années 1929–1950 dont plusieurs incun­ables : Mac the Knife chan­té par Brecht ; Bil­bao Song, Alaba­ma Song, Surabaya Johny, Comme on fait son lit, la Chan­son du Pirate, par Lotte Lenya, leur inter­prète d’origine et épouse de Weill ; Speak Low, joué et chan­té par Weill, et Sep­tem­ber Song, devenus l’un et l’autre des stan­dards du jazz ; quelques chan­sons des comédies musi­cales par Lotte Lenya, l’orchestre de Ben­ny Good­man, et aus­si l’incontournable ver­sion de Mac the Knife par Arm­strong5. À tra­vers tout ce par­cours, deux con­stantes : la finesse des mélodies et l’originalité des enchaîne­ments har­moniques. À écouter en buvant une bonne bière ou un bour­bon. On est tout à fait sur la terre, mais au sep­tième ciel.

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1. 1 CD ZIG ZAG ZZT 070601.
2. 1 CD INTRADA INTRA 029.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV707031.
4. 1 CD CALLIOPE CAL 9361.
5. 1 CD NAXOS 8 120831.

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