Sur la naissance de la Résistance

Dossier : ExpressionsMagazine N°668 Octobre 2011Par : Étienne SCHLUMBERGER (36) avec l'aide d’Alain SCHLUMBERGER (48)

J’ai le priv­ilège d’être le dernier vivant des trente-trois poly­tech­ni­ciens Com­pagnons de la Libéra­tion qui ont con­tribué à l’hon­neur de notre École.

André Dewavrin ou le colonel Passy.

André Dewavrin, dit « le colonel Passy », en tenue de commando.

À ce titre, je voudrais évo­quer moins mon passé que l’e­sprit de la Résis­tance, sa nais­sance et son actu­al­ité. Notre cama­rade Serge Ravanel (39), com­pagnon de la Libéra­tion, a écrit sur ce thème un livre mag­nifique, L’E­sprit de résis­tance, où il restitue le drame de ses luttes secrètes et les pen­sées qu’elles lui inspirent. Il était ” ter­ror­iste” en civ­il alors que j’é­tais ” déser­teur ” en uni­forme. Il ani­mait la Résis­tance intérieure dans le Sud-Ouest. J’avais pris la déci­sion de m’en­gager dans la Résis­tance extérieure. Des mil­liers de kilo­mètres nous séparaient à cette époque. Nous n’avons pu nous ren­con­tr­er qu’après la guerre, dans une con­fi­ance ami­cale et un respect mutuel immédiats.

Quand il fallait désobéir

De mon côté, j’ai évo­qué mon passé de résis­tant dans un livre, Les Com­bats et l’Hon­neur des FNFL, prix lit­téraire de la Résis­tance. Je n’y reviendrai que sur deux points.

Il fal­lait des con­vic­tions et une éthique forte pour nous engager dans la Résis­tance afin de défendre la liber­té et notre pays

D’une part, mon pas­sage à l’É­cole du génie mar­itime m’a sauvé la vie car j’y avais appris la sub­til­ité des lois de l’hy­draulique, ce qui m’a per­mis de répar­er mon sous-marin avar­ié dans les eaux glacées des fjords de Norvège ; sinon j’y reposerais encore.

D’autre part, ma cas­cade de désobéis­sances entre mai 1940 et fin 1941 : au plan­ning de l’é­tat-major de la marine en mai 1940, au maréchal Pétain, à l’ami­ral Muse­li­er (péché véniel), au com­man­dant de mon avi­so pen­dant les com­bats ; toutes étaient dic­tées par mon éthique.

Ma vie pro­fes­sion­nelle après la guerre a été con­sacrée à l’in­no­va­tion, depuis la con­cep­tion de navires méthaniers jusqu’au stock­age souter­rain de méthane.

Venons-en au sujet qui me tient à cœur, la nais­sance de l’e­sprit de la Résistance.

Dans l’été 1940, le général de Gaulle était peu con­nu, con­damné à mort, sus­pec­té de visées dic­ta­to­ri­ales, ten­dance prépondérante à l’époque. Il fal­lait donc d’abord des con­vic­tions et une éthique forte pour nous engager dans la Résis­tance afin de défendre la liber­té et notre pays. Des Français se sont engagés dans la Roy­al Navy pour con­tin­uer le com­bat, d’autres sont devenus des Français libres, mais allergiques au général de Gaulle.

Se résoudre à des choix dramatiques

Plus réso­lus encore, ceux qui se sont évadés ou ont déserté pour rejoin­dre la Résis­tance. Notre cama­rade Hon­oré d’Esti­enne d’Orves, offici­er de marine, a écrit à son ami­ral le 10 juil­let 1940 cette phrase boulever­sante : “Je vous demande seule­ment que ma déser­tion soit annon­cée d’une façon telle que les autorités alle­man­des qui con­trô­lent le lieu de rési­dence de mon épouse et de mes qua­tre enfants n’en soient pas avisées “, choix dra­ma­tique de con­science pou­vant paraître infamant comme aban­don de famille et déser­tion. Mais sa morale per­son­nelle lui impo­sait cette déci­sion ; elle le con­duira à la mort — il est fusil­lé en France occupée quelque temps après.

Par con­tre, plus de 95 % des dizaines de mil­liers de sol­dats, de marins et d’of­ficiers libres de leur choix et se trou­vant en Angleterre pour dif­férentes raisons en juin 1940 ont décidé de ren­tr­er en France ; c’est dire le peu de pres­tige du Général à l’époque et la force de car­ac­tère de ceux qui sont restés pour combattre.

La Résis­tance a donc d’abord été le choix d’une petite minorité d’hommes endur­cis par leur éthique per­son­nelle, se sen­tant totale­ment respon­s­ables de leurs actes et obéis­sant à leur con­science avant d’obéir aux autres.

La dis­ci­pline restait une modal­ité essen­tielle, pas un principe absolu, mais tout au plus une excuse.

Lente­ment au début, et pro­gres­sive­ment, le génie du général de Gaulle a per­cé et ampli­fié son rôle et sa gloire. Sans lui, la Résis­tance aurait été plus mod­este comme dans d’autres pays occupés, et la France n’au­rait pas joué son rôle par­mi les cinq grands.

Résister aujourd’hui

Mais tout cela paraît du passé, une his­toire de vieux, sans écho dans le temps présent. Nous sommes en démoc­ra­tie, la parole et les actes sont libres. Et pour­tant, à mes yeux, renaît un con­texte dif­férent mais prop­ice à ce qui a motivé l’e­sprit de la nais­sance de la Résis­tance. Il s’est réin­car­né dans ce qui fait son essence : des ini­tia­tives isolées et dés­in­téressées dic­tées par une éthique forte, per­son­nelle, d’op­po­si­tion aux carences d’un con­texte de plus en plus com­plexe. J’ai bien dit “dés­in­téressées “, car trop sou­vent on con­fond la Résis­tance avec la défense très respectable d’un intérêt de groupe ou, pire, avec l’en­vie de se met­tre en valeur.

L’e­sprit de la Résis­tance resur­git, au prix éventuel de freins à l’a­vance­ment, d’une car­rière brisée ou d’une vie de famille perturbée.

Un exem­ple : le com­bat isolé pen­dant des années du doc­teur Irène Fra­chon (ma voi­sine en Bre­tagne) con­tre un médica­ment dan­gereux : le Medi­a­tor. Elle racon­te dans son livre son action con­tre le con­formisme pré­dom­i­nant. On la salue main­tenant avec respect mais on oublie ses années de per­sévérance con­tre l’in­com­préhen­sion, pour aboutir avec quelques amis à faire con­naître puis accepter la vérité qu’elle défend ; action bien mod­este mais sig­ni­fica­tive, com­parée aux résis­tances célèbres du passé : les com­bats soli­taires et mor­tels de Coper­nic, Galilée, etc. Oserai-je citer Jésus-Christ ?

A con­trario, bien des ban­quiers, d’un côté et de l’autre de l’At­lan­tique, regret­tent aujour­d’hui que les turpi­tudes de cer­tains de leurs con­frères n’aient pas été dénon­cées plus tôt par un homme courageux, ban­quier, jour­nal­iste ou autre. L’im­age de la banque, son bilan et la sat­is­fac­tion de ses clients s’en seraient mieux portés. Mais, direz-vous, soyons fatal­istes, ces défail­lances ne sont que des cas isolés. Voire.

Face à d’autres dangers

L’imag­i­na­tion de l’e­scroc court plus vite que son gendarme

Le dan­ger actuel est d’une nou­velle nature. Notre monde est de plus en plus boulever­sé par l’ex­plo­sion des décou­vertes, des inno­va­tions mais aus­si des désor­dres cli­ma­tiques, énergé­tiques, poli­tiques, etc.

La démoc­ra­tie avance dans cer­tains pays par son avène­ment et dans d’autres lente­ment, par nature, dans ses déci­sions. Elle nous pro­tège, mais les inno­va­tions comme les cat­a­stro­phes pro­lifèrent et n’at­ten­dent ni le tra­vail du lég­is­la­teur, ni la décou­verte, ni l’ap­pré­ci­a­tion de leurs effets induits et indus. Ceux-ci sont pour une bonne part imprévis­i­bles. Cet état de fait stim­ule les ini­tia­tives d’hommes futés, voire géni­aux. Si cer­tains sont par­faite­ment hon­nêtes et dés­in­téressés, d’autres con­stituent une mau­vaise herbe insi­dieuse, voire totale­ment néfaste. L’imag­i­na­tion de l’e­scroc court plus vite que son gendarme.

Livre : L'esprit de résistance Les pou­voirs publics, dans leur sagesse, ne man­quent pas, après un inci­dent grave, de créer une com­mis­sion de con­trôle ou de sur­veil­lance ad hoc, ou d’ac­croître le pou­voir et le rôle d’une com­mis­sion exis­tante. Des déci­sions fleuris­sent dans ce sens mais on ne peut, ni à titre préven­tif ni à titre curatif, les mul­ti­pli­er pour prévenir ou con­trôler les incer­ti­tudes foi­son­nantes de notre temps. De plus, l’ap­pli­ca­tion de ces déci­sions tombe par­fois en désué­tude par manque ultérieur d’in­ci­dents à gérer.

Encourager l’initiative individuelle

Ce ne sont ni les lég­is­la­teurs, qui réagis­sent dif­fi­cile­ment dans l’ur­gence, ni l’ex­pert si com­pé­tent soit-il qui pour­ront prévenir ou con­trôler immé­di­ate­ment tous les effets de ces phénomènes nou­veaux. Aus­si paraît-il néces­saire de recon­naître et de favoris­er l’ini­tia­tive d’in­di­vidus et de petits groupes dés­in­téressés qui, forts d’une éthique de respon­s­abil­ité per­son­nelle, réagis­sent à con­tre-courant devant un dan­ger ponctuel mal iden­ti­fié et non plus dans une per­spec­tive glob­ale de résis­tance con­tre un envahisseur.

Serge Ravanel con­clu­ait son livre écrit il y a plus de quinze ans par un vœu : ” Le moment n’est-il pas venu de faire revivre l’e­sprit de la Résistance ? ”

Le faire renaître me paraît aujour­d’hui une nécessité.

Par Étienne SCHLUMBERGER (36)
avec l’aide d’Alain SCHLUMBERGER (48)

Hom­mage
Témoignage essen­tiel, la let­tre d’É­ti­enne Schlum­berg­er est aus­si pour La Jaune et la Rouge l’oc­ca­sion de ren­dre hom­mage à l’ac­tion de nom­breux cama­rades au ser­vice de la Résis­tance, qui ne sont pas tous aus­si con­nus que les trente-trois. La Jaune et la Rouge rap­pelle égale­ment à ses lecteurs que le groupe X‑Résistance, présidé par Bernard Esam­bert (54), organ­ise régulière­ment des man­i­fes­ta­tions et des expositions.

Commentaire

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Philippe Ker­salé (87)répondre
5 octobre 2011 à 11 h 39 min

Hon­neur
Pour con­naître per­son­nelle­ment Eti­enne Schlum­berg­er, mon voisin en Bre­tagne, je souhaite inviter tous nos cama­rades à lire son livre “L’Hon­neur et les Rebelles de la Marine Nationale”. Il y dresse une analyse remar­quable de la Marine Nationale, et de ses valeurs. Il rap­pelle que la Marine a (pro­por­tion­nelle­ment) peu con­tribué à la Résis­tance, et en donne les raisons (Esti­enne d’Orves est “excusé” par sa hiérar­chie de son crime, car il n’est pas un vrai marin : c’est un X … sic !).
A lire et relire, car pour avoir fait mon ser­vice dans la Royale, je ne crois pas que les temps aient changé.
Et au delà de la Royale, son exem­ple doit nous inspir­er. Qui sait ce que nous auri­ons fait à sa place, dans les con­di­tions qu’il décrit. Le mil­i­taire est par nature légitimiste, et à l’age où il s’est mutiné, peu d’en­tre nous l’au­raient suivi.
Et la fron­tière qui sépare bonne et mau­vaise déci­sion est par­fois si peu nette : à un général à qui je fai­sais lire le livre d’E­ti­enne, et à qui je posais la ques­tion “qu’au­riez vous fait ?”, j’ai eu la réponse “à Alger, jeune lieu­tenant, j’ai fait le mau­vais choix et ait été mutin …”.
Donc, grand respect pour notre ancien, qui a su, au fin fond de ses tripes, où se trou­vait son devoir.
Respect !

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