Stratégie concurrentielle dans les industries de commodités

Dossier : Management : changer pour rester dans la courseMagazine N°678 Octobre 2012
Par Hervé TANGUY (79)

Les indus­tries des matières pre­mières et pro­duits de base (hors gaz et pét­role), qui étaient passées de mode dans les années 1980, sont rev­enues pro­gres­sive­ment sur le devant de la scène ces vingt dernières années avec la forte crois­sance de la demande des pays émer­gents, notam­ment de la Chine.

REPÈRES
Une com­mod­ité est un pro­duit stan­dard­isé, essen­tiel et courant dont les qual­ités sont claire­ment établies et par­faite­ment con­nues des acheteurs : à titre d’exemple, entrent dans cette caté­gorie l’ensemble des pro­duits de base comme les matéri­aux de con­struc­tion (ciment, verre plat, rond à béton, etc.), les matières pre­mières (char­bon, min­erais, den­rées agri­coles, engrais, etc.), les métaux, les pro­duits chim­iques de base, la pâte à papi­er, etc. La dif­féren­ci­a­tion entre pro­duits con­cur­rents est prin­ci­pale­ment liée à la com­po­si­tion du pro­duit (teneur des min­erais) ou au coût de transport.

Mais les risques financiers pour­raient bien être à la hau­teur des espérances de rente future, car le sur­in­vestisse­ment en capac­ité, les fléchisse­ments inat­ten­dus de crois­sance et les guer­res de prix ne sont jamais loin : une fois les capac­ités con­stru­ites, la pres­sion sur les taux d’utilisation peut con­duire les prix à descen­dre au niveau des coûts cash. Aus­si, quand il s’agit de décider la taille des nou­velles capac­ités, la local­i­sa­tion et le tim­ing de ces mil­liards de dol­lars d’investissement, la com­préhen­sion des fon­da­men­taux de la dynamique con­cur­ren­tielle devient-elle la « pierre angu­laire » d’une prospérité retrou­vée pour l’industrie lourde.

Imperfections de marché

Les risques financiers pour­raient bien être à la hau­teur des espérances de rente future

Bien sûr, les ques­tions peu­vent vari­er selon les pro­duits et les con­di­tions de marché. Il n’en reste pas moins qu’il s’agira tou­jours, dans le strict respect des poli­tiques de con­cur­rence, d’exploiter, main­tenir et con­stru­ire des imper­fec­tions de marché dont l’origine se trou­ve dans la rareté des ressources et les bar­rières à l’entrée induites, en par­ti­c­uli­er, par le mon­tant colos­sal de ces investissements.

C’est pourquoi, dans l’anticipation des prix de marché et des taux d’utilisation futurs des instal­la­tions indus­trielles, le raison­nement ne pour­ra faire l’impasse sur l’interaction des com­porte­ments entre un nom­bre lim­ité d’acteurs.

Nous pro­posons à titre illus­tratif quelques briques élé­men­taires de cette prospec­tive stratégique.

Interactions concurrentielles fortes

Les car­ac­téris­tiques pro­pres aux com­mod­ités ont pour effet de lim­iter les enjeux liés à l’orientation de la demande (seg­men­ta­tion de marché, dif­féren­ci­a­tion qual­i­ta­tive, etc.) en met­tant l’accent sur les inter­ac­tions con­cur­ren­tielles entre acteurs.

Les choix d’investissement en capac­ité déter­mi­nent la com­péti­tiv­ité rel­a­tive sur le marché

En l’absence d’une dif­féren­ci­a­tion des pro­duits, les con­som­ma­teurs n’ont d’autre critère que les prix pro­posés par les con­cur­rents pour exprimer leurs préférences. D’autre part, le car­ac­tère essen­tiel et non sub­sti­tu­able des pro­duits se traduit par une demande faible­ment élas­tique au prix et plutôt prévis­i­ble à moyen terme.

Dès lors, la com­péti­tiv­ité rel­a­tive des opéra­teurs devient cru­ciale et les posi­tions en coûts sur les marchés déter­mi­nantes dans la con­quête et la préser­va­tion des parts de marché.

Choix des investissements

Des car­ac­téris­tiques communes
Les indus­tries de com­mod­ités se car­ac­térisent égale­ment par une forte inten­sité cap­i­tal­is­tique ; des investisse­ments irréversibles sur des act­ifs indus­triels spé­ci­fiques à durée de vie longue (sou­vent supérieure à vingt ans), des capac­ités peu ajusta­bles en l’absence de nou­v­el investisse­ment, une faible part des coûts vari­ables par rap­port aux coûts fix­es et, dans cer­tains cas, un poids impor­tant des coûts logis­tiques (pro­duits pondéreux ou volu­mineux, gise­ments de matières pre­mières struc­turelle­ment éloignés des marchés).

Compte tenu des car­ac­téris­tiques de ces indus­tries, les choix d’investissement en capac­ité déter­mi­nent la com­péti­tiv­ité des posi­tions con­cur­ren­tielles des groupes inter­venant sur ces marchés de com­mod­ités et, de fait, leur rentabil­ité à long terme. Il s’agit donc pour ces groupes d’anticiper au mieux le tim­ing d’investissement et le dimen­sion­nement ou la local­i­sa­tion des capac­ités au regard de la crois­sance future de la demande et des mou­ve­ments poten­tiels de leurs concurrents.

Un premier support de réflexion

Les analy­ses mobil­isant l’indus­try cost curve comme sup­port de réflex­ion pour la prise de déci­sion stratégique se dévelop­pent dès les années 1980. Cette approche, fondée sur la recherche d’un équili­bre de con­cur­rence par­faite (mod­u­lo des capac­ités non ajusta­bles à court terme), per­met de dis­pos­er d’une méth­ode de cal­cul des parts de marché et prix dont peu­vent espér­er béné­fici­er des con­cur­rents compte tenu de leurs coûts relat­ifs et de l’équilibre entre capac­ité et demande sur un marché.

L’analyse pro­posée est la suiv­ante : le leader en coût pro­duit jusqu’à sat­u­ra­tion de sa capac­ité et laisse à son con­cur­rent suiv­ant l’opportunité de faire de même. Et ain­si de suite jusqu’à la sat­is­fac­tion de l’ensemble de la demande, le prix s’établissant au niveau du coût mar­gin­al de pro­duc­tion (acteur le moins com­péti­tif en activité).

Des limites intrinsèques

Cette approche, pour attrayante qu’elle puisse être quand on ne con­sid­ère qu’un marché glob­al et que l’on pense con­naître les pro­jets de la con­cur­rence, soulève de nom­breuses ques­tions à deux niveaux.

Manque de réalisme
L’indus­try cost curve a été général­isée pour répon­dre à la ques­tion de l’allocation de marchés quand la hiérar­chie des coûts ren­dus ou de la valeur d’usage varie d’un marché à l’autre, tan­dis que la con­trainte de capac­ité s’applique glob­ale­ment. À nou­veau, on a retenu un principe d’efficacité de l’industrie, mimant ain­si la con­cur­rence par­faite. Bien que facile­ment cal­cu­la­bles par la pro­gram­ma­tion linéaire, ces allo­ca­tions de marché déçoivent très sou­vent les décideurs expéri­men­tés par leur manque de réal­isme. Elles n’expliquent pas cer­tains niveaux de prix observés ou cer­tains partages de marché où la coex­is­tence sur chaque seg­ment d’unités plus ou moins com­péti­tives est bien sou­vent la règle.

Une fois les capac­ités engagées et la demande révélée, on observe en pra­tique une focal­i­sa­tion des con­cur­rents sur cer­tains marchés géo­graphiques ou sur cer­tains seg­ments de qual­ité, où un petit nom­bre de con­cur­rents finis­sent alors par s’affronter, ce qui ouvre la porte à des com­porte­ments prix-vol­umes que le cadre d’analyse implicite en con­cur­rence par­faite de l’indus­try cost curve ne per­met pas d’aborder.

Pourquoi cer­tains con­cur­rents parvi­en­nent- ils à béné­fici­er d’ombrelles de prix sur cer­tains seg­ments sans en tir­er par­ti pour aug­menter leur taux d’utilisation ou bien pour rap­a­tri­er des vol­umes ser­vant des marchés man­i­feste­ment moins attractifs ?

Plus en amont, cette approche nous laisse sur notre faim quant aux jeux stratégiques aux­quels pour­raient se livr­er les acteurs en con­cur­rence sur les investisse­ments de capac­ité pro­pre­ment dits : par exem­ple, un investisse­ment a pri­ori non rentable pour une firme entrante (trop petit pour être effi­cace mais suff­isam­ment gros pour déséquili­br­er un marché) peut le devenir ex post si son rachat par un leader per­met à ce dernier de faire remon­ter les prix de marché, quitte à réduire forte­ment la pro­duc­tion de l’usine achetée.

Deux défis majeurs

Pour être per­ti­nente, l’aide à la déci­sion stratégique doit pro­pos­er des scé­nar­ios, certes quan­tifi­ables, mais aus­si fondés au plan théorique. On est donc con­fron­té à deux défis majeurs. À court terme, il fau­dra accepter de recon­naître que les con­cur­rents inter­agis­sent stratégique­ment en manip­u­lant à la fois prix et vol­umes. À plus long terme, sur le jeu d’investissement en capac­ité pro­pre­ment dit, c’est la ratio­nal­ité pro­pre à chaque con­cur­rent qu’il fau­dra appréci­er pour com­pren­dre le jeu auquel on par­ticipe ; par exem­ple, le dirigeant d’un groupe inter­na­tion­al coté ne fait pas le même raison­nement qu’un pro­prié­taire-man­ag­er local.

Quantifier les scénarios prospectifs offre-demande

À capac­ité-demande don­née, il est cepen­dant déjà pos­si­ble d’anticiper et quan­ti­fi­er de façon plus réal­iste l’allocation de marché et la for­ma­tion des prix.

Pro­pos­er des scé­nar­ios fondés au plan théorique et quantifiables

Prenons l’exemple d’un marché sur lequel inter­vi­en­nent deux joueurs. Au départ, le joueur 1 vend la total­ité de sa capac­ité à un prix C2 qui est juste au-dessous du coût du joueur 2. Sa marge totale est de 600, le joueur 2 est exclu du marché. Sup­posons que le joueur 1, leader en coût, soit prêt à aban­don­ner du vol­ume au joueur 2 pour béné­fici­er d’un meilleur prix : ce prix cible plus élevé vient, ou bien de la forte propen­sion à pay­er des clients indus­triels (le bien est essen­tiel, il représente une faible part du coût du pro­duit fini auquel il par­ticipe) ou bien encore est imposé par un con­cur­rent poten­tiel qu’il vaut mieux laiss­er hors jeu.

Dans ce cas, il existe un équili­bre cal­cu­la­ble per­me­t­tant aux deux joueurs de dégager des prof­its supérieurs à ceux obtenus dans le jeu de con­cur­rence bru­tale en prix. Les deux joueurs se parta­gent alors le sur­plus total dégagé par rap­port à la sit­u­a­tion de guerre de prix, par exem­ple équitable­ment (ici + 400, soit + 200 par joueur). Cette négo­ci­a­tion implicite qui sous-tend l’équilibre est con­stru­ite sur la men­ace de guerre de prix exer­cée par le joueur 1 qui dis­suade le joueur 2 de pré­ten­dre à une part de marché trop élevée.

Mod­èles de concurrence
Même les mod­èles stan­dard de con­cur­rence impar­faite ne sont pas accou­tumés à pren­dre en compte cer­tains com­porte­ments que l’on con­state : ces mod­èles, prenant certes acte du car­ac­tère oli­gop­o­lis­tique des marchés, se focalisent ou bien sur le prix, ou bien sur le vol­ume comme vari­able stratégique pour les acteurs (con­cur­rence à la Bertrand ou à la Cournot).
Mod­éli­sa­tion
On démon­tre que la part de marché obtenue par chaque joueur est alors pro­por­tion­nelle à l’écart prix-coût de cha­cun. Sur cette base, on peut cal­culer des allo­ca­tions de la demande en général­isant ce type de com­porte­ment à N joueurs et M marchés et en inté­grant les con­traintes de capac­ité de pro­duc­tion. C’est l’objet du mod­èle SVA™ dévelop­pé par YKems.

Création de nouvelles capacités

En matière de stratégie d’investissement, la créa­tion de nou­velles capac­ités est cru­ciale. Con­sid­érons le cas d’un acteur pos­sé­dant une usine implan­tée sur un marché en crois­sance et dont la capac­ité n’est pas mod­i­fi­able, sauf à con­sen­tir un nou­v­el investisse­ment. Du fait de l’accroissement de la demande, au-delà d’un cer­tain hori­zon de temps, l’usine fini­ra par sat­ur­er et elle ne pour­ra préserv­er sa part de marché.

En ter­mes de valeur actuelle nette, le cal­en­dri­er d’investissement dans une nou­velle capac­ité est opti­mal si celle-ci entre en opéra­tion au moment de la sat­u­ra­tion de l’installation précé­dente, cap­tant d’emblée les vol­umes additionnels.

Reste à trou­ver sa taille, ce qui est un cal­cul sim­ple fonc­tion de l’offre en matière d’équipement et de la crois­sance pro­jetée. Mal­heureuse­ment, ce raison­nement ignore la con­cur­rence potentielle.

Prendre en compte la concurrence dans le timing d’investissement

Si les prix sont suff­isam­ment attrac­t­ifs, ce que tout acteur en posi­tion de mono­pole local cherche à obtenir, un autre opéra­teur pour­rait être égale­ment ten­té d’investir, induisant dès lors un risque de sur­ca­pac­ité et d’effondrement des prix. Dans ce con­texte, quelle stratégie adopter pour l’acteur en place ? S’il attend la date opti­male et que le nou­v­el entrant déclenche son pro­jet avant lui, ce dernier va imman­quable­ment capter une par­tie de ses vol­umes et de la crois­sance atten­due (intérêt relatif de l’accommodation vs guerre de prix).

Pilotage par les prix
La bonne antic­i­pa­tion des investisse­ments ne con­stitue pas la fin du jeu. Les prix doivent être pilotés en per­ma­nence pour éviter de favoris­er de nou­velles entrées tout en assur­ant la rentabil­ité des investisse­ments et en dis­suadant les com­porte­ments agres­sifs de joueurs en place.

Du point de vue de l’acteur en place, l’investissement ini­tiale­ment pro­gram­mé ne sera alors plus rentable, car généra­teur de sur­ca­pac­ité prop­ice à une déstruc­tura­tion du marché et à une chute des prix. À trop vouloir opti­miser la rentabil­ité de son investisse­ment sans pren­dre en compte la con­cur­rence poten­tielle, l’acteur en place s’est fait doubler.

Au con­traire, s’il anticipe son investisse­ment, sa rentabil­ité espérée sera certes moin­dre que celle qu’il aurait obtenue à la date idéale en l’absence d’entrée, mais restera pos­i­tive ; cette manœu­vre de préemp­tion lui assure ain­si de capter la crois­sance de la demande tout en dis­suadant l’investissement du nou­v­el entrant. Une telle stratégie d’anticipation des investisse­ments per­met de struc­tur­er le marché et de favoris­er l’émergence de prix attrac­t­ifs mais pas trop, pour éviter des entrées déstabilisatrices.

Elle est d’autant plus effi­cace que l’accroissement de capac­ité peut être obtenu par des exten­sions sur sites exis­tants (investisse­ments plus faibles) et que la part de marché ini­tiale est impor­tante. Dans ce cas, les vol­umes addi­tion­nels liés à la crois­sance per­me­t­tent d’accroître plus rapi­de­ment le taux d’utilisation du nou­v­el investisse­ment, et de mieux le rentabilis­er qu’un con­cur­rent plus petit, donc de déclencher plus vite une aug­men­ta­tion de capacité.

On retrou­ve la logique économique pour des acqui­si­tions visant à créer très vite des asymétries dans les parts de marché.

Pric­ing stratégique et posi­tion­nement dans un marché oligopolistique
Esti­ma­tion des parts de marché de la firme leader et de son chal­lenger dans le cas d’une guerre de prix ou d’une accommodation
Pricing stratégique et positionnement dans un marché oligopolistique

Maîtriser les outils

Ces deux briques de raison­nement élé­men­taire styl­isées (allo­ca­tion de marché et for­ma­tion des prix à capac­ité-demande don­née d’une part, créa­tion de nou­velles capac­ités d’autre part), lorsqu’elles sont déclinées de manière quan­tifiée et adap­tée au con­texte de chaque indus­trie, peu­vent ren­dre intel­li­gi­bles les tra­jec­toires de développe­ment dans lesquelles peut s’inscrire un groupe indus­triel, cela selon la struc­ture ini­tiale de l’offre (son degré de con­cen­tra­tion) et la posi­tion estimée dans les cycles de crois­sance de la demande.

Tout l’art réside dans la sélec­tion-con­struc­tion du jeu pertinent

Est-il encore temps de se con­stituer un réseau d’usines, le cas échéant par acqui­si­tions, pour se créer un avan­tage irrat­tra­pable dans la course aux investisse­ments jusqu’à la matu­rité du marché ? Quelle poli­tique prix-vol­umes jouer sur le marché pour rentabilis­er au mieux les investisse­ments précé­dents tout en dis­suadant les nou­veaux entrants ?

Plus générale­ment, les mod­èles de con­cur­rence impar­faite don­nent aus­si des clés pour inter­préter les effets atten­dus de mou­ve­ments d’intégration ver­ti­cale et d’innovations en matière de process ; tout l’art réside ensuite dans la sélec­tion-con­struc­tion du jeu stratégique styl­isé per­ti­nent et dans son appli­ca­tion aux con­textes réels et aux sit­u­a­tions de déci­sion rencontrées.

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Pour un ouvrage péd­a­gogique sur les mod­èles d’analyse économique con­duisant à des out­ils prag­ma­tiques pour la stratégie d’entreprise, le choix d’organisation et le finance­ment, on con­sul­tera Économie de l’entreprise, de Pon­ssard, Sévy et Tan­guy, aux Édi­tions de l’École polytechnique.

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