Croissance, fidélisation et profitabilité : l’équation du numérique

Dossier : Management : changer pour rester dans la courseMagazine N°678 Octobre 2012
Par Georges VIALLE (71)
Par Mathieu COLAS

REPÈRES
La mon­tée en puis­sance de mar­ques numériques (Google, Ama­zon, Apple, etc.) représente pour les acteurs tra­di­tion­nels des risques majeurs : baisse pro­gres­sive de la part de marché, perte de la rela­tion client, bas­cule­ment du pou­voir de négo­ci­a­tion vers de nou­veaux acteurs, et par­fois perte de con­fi­ance des action­naires et investisseurs.
Il est encore temps de réa­gir, à con­di­tion de ne pas se tromper de combat.

Nouvelles règles du jeu

Les taux de crois­sance observés sur l’ensemble des marchés numériques sont séduisants à pre­mière vue pour tout investisseur.

Con­fi­ance des marchés
Les acteurs tra­di­tion­nels doivent gag­n­er la bataille du client pour ne pas se laiss­er domin­er par les « géants du numérique ».
Ces derniers ont des marges inférieures et des ratios de val­ori­sa­tion pour­tant trois à qua­tre fois supérieurs ; ces ratios reflè­tent en par­tie la con­fi­ance des investis­seurs en la capac­ité des géants du numérique à gag­n­er la bataille de la rela­tion client.

Mais les sous-jacents sont trompeurs, et il con­vient de pos­er les bonnes ques­tions. Les bar­rières à l’entrée sont faibles (le nom­bre de sites marchands croît à un rythme de 30% par an) : com­ment main­tenir la part de marché ? Plus de 90% des con­som­ma­teurs se ren­seignent sur Inter­net avant d’aller en point de vente, et les écarts de prix peu­vent attein­dre 7 % à 15% : com­ment main­tenir les marges ? Chaque année, trois mil­lions d’internautes devi­en­nent con­som­ma­teurs en ligne et se désen­ga­gent pro­gres­sive­ment de leurs mar­ques de prédilec­tion : com­ment garder la maîtrise de la rela­tion client ?

Trois pistes gagnantes

Géants du numérique
Des géants du numérique émer­gent et la men­ace qu’ils représen­tent pour les acteurs tra­di­tion­nels touche la plu­part des secteurs. Dans l’hôtellerie, la cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière de Booking.com (groupe Price­line) a atteint en qua­tre ans trois fois celle de Mar­riott et six fois celle de TUI. Dans la dis­tri­b­u­tion, la cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière d’Amazon a atteint en cinq ans trois à qua­tre fois celle de Car­refour, Macy’s ou PPR.

Les acteurs tra­di­tion­nels peu­vent repren­dre la tête du pelo­ton dans leur secteur. Nous pro­posons ci-dessous trois pistes pour relever ce défi, sur la base des travaux réal­isés par Oliv­er Wyman dans des géo­gra­phies ou secteurs en pointe sur le numérique.

Innover par la demande

La revue exhaus­tive de tout ce qui « irrite » le client per­met d’identifier des tré­sors pour réin­ven­ter l’offre et réen­chanter l’expérience client à tra­vers les canaux numériques. C’est ce qu’a entre­pris avec suc­cès Net­flix aux États-Unis (voir encadré), pas­sant d’une activ­ité tra­di­tion­nelle de loca­tion de DVD à un ser­vice de stream­ing qui rassem­ble aujourd’hui 23 mil­lions d’abonnés. La lec­ture du dernier ouvrage d’Adrian Sly­wotzky (Demand – Cre­at­ing What Peo­ple Love Before They Know They Want It) per­met de com­pren­dre ce qui a fait le suc­cès de Net­flix, d’Apple ou de Nespresso.

Ecran de Netflix Net­flix
Cette société a réen­chan­té et réin­ven­té l’utilisation des vidéos téléchargées, grâce à des con­tenus exclusifs, des inter­faces uniques et surtout un moteur de recom­man­da­tions révolutionnaire.
Ce moteur con­tribue à génér­er plus de 60% des usages grâce à des algo­rithmes pro­prié­taires. Cette stratégie a per­mis d’attirer plus de 23 mil­lions de foy­ers améri­cains, « irrités » par la loca­tion de DVD en magasin.

Des mod­èles pré­dic­tifs per­me­t­tent aus­si de simuler les impacts des nou­velles offres numériques sur les com­porte­ments clients. Ces sim­u­la­tions per­me­t­tent de min­imiser les phénomènes de can­ni­bal­i­sa­tion et de faire croître la demande glob­ale tous canaux confondus.

C’est ce tra­vail qu’a entre­pris la Française des Jeux sur son offre de paris sportifs en 2009 : la nou­velle offre a per­mis de faire croître l’activité de plus de 20 % sur l’ensemble des canaux.

Les inter­nautes les plus aguer­ris sont aus­si les moins fidèles à une marque

Lancer de nou­velles offres est coû­teux et risqué : la prise en compte de l’ensemble des act­ifs de l’entreprise, vis­i­bles ou cachés, per­met de lim­iter les investisse­ments néces­saires au développe­ment tout en préser­vant la capac­ité de dif­féren­ci­a­tion sur le long terme.

C’est grâce à un tra­vail de cette nature que Voy­ages-SNCF s’est dévelop­pé rapi­de­ment sur le marché des voy­ages en ligne en France, et a préservé sa place de leader ces dix dernières années.

S’équiper de nouveaux savoir-faire

Les bench­marks mon­trent que seuls 30 % à 40 % des leviers de per­for­mance offerts par les canaux numériques sont aujourd’hui exploités, quels que soient les secteurs et les géo­gra­phies. Pour­tant, ces leviers per­me­t­tent de min­imiser le risque de can­ni­bal­i­sa­tion et de créer de la valeur dans la durée.

Ingénierie de la marge
Abor­der la per­for­mance numérique par un tra­vail sur l’ingénierie de la marge et de la valeur client per­met de décu­pler le retour sur investisse­ment des dis­posi­tifs marketing.

Les leviers de per­for­mance sous-exploités requièrent en général une forte artic­u­la­tion en trans­verse (mar­ket­ing, com­mer­cial, pilotage de ges­tion, DSI, four­nisseurs & parte­naires) et la prise en compte d’indicateurs sou­vent peu acces­si­bles ou mal maîtrisés : courbes d’élasticité ; ingénierie de la marge ; cal­cul de la valeur client ; mod­èles prédictifs.

Se forcer à inté­gr­er des indi­ca­teurs peu acces­si­bles ou mal maîtrisés dans les out­ils de décision

Dans un pre­mier temps, il est néces­saire de cadr­er l’ambition finan­cière ain­si que les efforts et investisse­ments req­uis pour dévelop­per ces leviers : en recen­sant les meilleures pra­tiques observées dans d’autres secteurs et en iden­ti­fi­ant les leviers sous-exploités, en quan­tifi­ant les impacts EBIT et en qual­i­fi­ant la faisabilité.

La clé du suc­cès con­siste in fine à réin­ve­stir une par­tie des fruits de la per­for­mance dans le ser­vice, la mar­que et les points de vente. Ces réin­vestisse­ments per­me­t­tent de s’engager sur un cer­cle vertueux de crois­sance-per­for­mance, et de créer une dif­féren­ci­a­tion durable vis-à-vis des géants du digital.

Des leviers de per­for­mance mal exploités
Les savoir-faire du numérique se sont par­ti­c­ulière­ment dévelop­pés sur la généra­tion d’audience (taux d’utilisation des leviers supérieur à 80 %), moins sur les autres catégories.
Éten­dre le périmètre des savoir-faire au-delà est com­plexe mais stratégique.

Engager l’ensemble de l’entreprise

Le numérique ne se restreint plus à une opti­mi­sa­tion court-ter­miste des canaux de distribution.

La réus­site des jeux en ligne
La Française des Jeux a mis en place une trans­for­ma­tion numérique en 2008, à l’occasion de l’ouverture du marché des paris sportifs en ligne. Cette trans­for­ma­tion a amené un repo­si­tion­nement stratégique en accord avec les valeurs de l’entreprise (et les objec­tifs des action­naires). Elle a per­mis une aug­men­ta­tion forte du chiffre d’affaires des paris sportifs sur l’ensemble des canaux, et au glob­al de l’ensemble des jeux (+ 24% en trois ans), grâce à une poli­tique d’innovation et de mobil­i­sa­tion des collaborateurs.
Autre con­séquence, et non des moin­dres : un ren­force­ment con­sid­érable de la ligne man­agéri­ale et une capac­ité de recrute­ment accrue.

Des délais de réac­tion sou­vent courts, qui met­tent sous ten­sion les ressources internes et l’organisation

Il impose un change­ment pro­fond de la stratégie d’entreprise et de ses modes de fonc­tion­nement. Il n’est plus pos­si­ble pour les entre­pris­es impactées par le numérique de con­stru­ire et « dérouler » une stratégie à moyen et long terme, compte tenu des incer­ti­tudes sur l’environnement et sur l’évolution des com­porte­ments clients. Ces incer­ti­tudes imposent des délais de réac­tion courts, qui met­tent sous ten­sion les ressources internes et l’organisation.

Seule une démarche de trans­for­ma­tion peut per­me­t­tre de posi­tion­ner l’entreprise sur une voie de crois­sance rentable et durable, avec l’appui de l’ensemble des collaborateurs.

Quatre conditions de réussite

Les con­di­tions de réus­site d’une telle démarche sont :

  1. sélec­tion­ner un petit nom­bre de leviers de crois­sance et de per­for­mance sur lesquels l’entreprise va se focaliser ;
  2. les organ­is­er selon un pro­gramme ryth­mé par vagues d’initiatives, sur une péri­ode allant en général de douze à vingt-qua­tre mois ;
  3. amen­er les col­lab­o­ra­teurs à un mode de tra­vail par­tic­i­patif, et insuf­fler la cul­ture du digital ;
  4. enfin, sécuris­er la gou­ver­nance, le lead­er­ship et le mode de pilotage qui vont tir­er l’ensemble de l’entreprise.

vvvv

Bibliographie

Croître via le dig­i­tal – Com­ment garder la maîtrise des clients et de la rentabil­ité ? Georges Vialle et Math­ieu Colas (juin 2012).
Demand – Cre­at­ing What Peo­ple Love Before They Know They Want It. Adri­an Sly­wotzky (sep­tem­bre 2011).

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