Steria : 30 ans de création continue

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°551 Janvier 2000Par : Jean CARTERON (45)Rédacteur : Noël TALAGRAND (59)

C’est à une bien belle aven­ture que nous con­vie Jean Carteron dans un récent ouvrage, une aven­ture qui aboutit à une de ces entre­pris­es dont nous savons qu’elles sont les moteurs de la crois­sance économique mod­erne, réac­tives, flex­i­bles, inter­na­tionales, inno­vantes, sol­idaires, intel­li­gentes, à une de ces entre­pris­es qui ont une influ­ence quo­ti­di­enne sur la vie des Français et des Européens, à leur insu bien souvent.

Il est dif­fi­cile de situer l’origine. Est-ce en 1950 lorsque Jean Carteron, jeune ingénieur du corps des télé­com­mu­ni­ca­tions, est chargé du bureau de cal­cul des fil­tres télé­phoniques, cal­cul élec­tromé­canique bien sûr ? Est-ce plutôt en 1952 lorsqu’on lui con­fie la créa­tion du cal­cul élec­tron­ique à la direc­tion des études et recherch­es d’EDF ?

Le voilà en tout cas mem­bre de l’équipe de pio­nniers qui intro­duisent en France les cal­cu­la­teurs élec­tron­iques. Dix ans plus tard, il laisse der­rière lui une équipe nom­breuse et struc­turée et prend de nou­veaux risques dans le foi­son­nement de l’époque, au ser­vice de Bull tout d’abord puis au sein de Sema. Après la tech­nique, il doit se faire à la ges­tion et au com­merce. Mais son ent­hou­si­asme est à deux repris­es échaudé, une pre­mière fois par un change­ment bru­tal d’actionnariat, une deux­ième fois par la men­ace d’un tel change­ment. Il démis­sionne avant que la men­ace ne se soit con­crétisée et se remet totale­ment en question.

C’est alors que son pro­jet prend corps. En dépit de sol­lic­i­ta­tions attrac­tives, il décide de créer son entre­prise, dans l’informatique bien sûr, mais dans l’indépendance aus­si, alerté qu’il a été par la nociv­ité des luttes de pou­voir internes aux entre­pris­es. Cepen­dant à la Sema il a été séduit et con­va­in­cu par les idées de Mar­cel Loi­chot, même s’il estime que leur appli­ca­tion sur le ter­rain n’a pas été à la hau­teur de leurs ambi­tions. Il décide que dans l’entreprise qu’il va créer, un action­nar­i­at salarié majori­taire et respon­s­able sera mis en place.

Il a donc une vision, le développe­ment du marché de ce qu’on appelle alors “ l’ingénierie infor­ma­tique ” qui devien­dra “ l’ingénierie sys­tèmes ” puis “ l’intégration de sys­tèmes ”. Il fonde cette vision sur trois fer­mes con­vic­tions, celle de la créa­tion, celle de l’indépendance et celle de l’actionnariat interne majori­taire et responsable.

Cepen­dant, son expéri­ence lui a mon­tré qu’une entre­prise peut pass­er par des péri­odes déli­cates. Aus­si recherche-t-il et trou­ve-t-il l’appui de financiers extérieurs dont la présence matéri­alise la crédi­bil­ité de son pro­jet. Il s’attache en out­re à définir les car­ac­téris­tiques de son entre­prise qui doit être prof­itable dès l’origine et dans laque­lle doivent se dévelop­per les qual­ités d’adaptation, d’innovation, de coopéra­tion, de sol­i­dar­ité et de confiance.

Dans l’euphorie des “ trente glo­rieuses ” dont on ignore alors qu’elles ne seront que trente et dans sa mod­estie de jeune ingénieur, Jean Carteron n’ambitionne pas que Ste­ria devi­enne la plus grande entre­prise du secteur, il se sat­is­fera de ce qu’elle soit la meilleure.

Com­mence alors la vie de l’entreprise, faite d’initiatives internes et de réac­tions aux con­traintes, aux sol­lic­i­ta­tions, aux oppor­tu­nités. Elle doit gér­er ses rela­tions avec ses parte­naires financiers, faire face par­fois à leur décon­fi­ture. À cer­taines épo­ques elle doit résis­ter à la toutepuis­sance de l’administration. En 1993 elle a à répon­dre à une pro­fonde crise économique. Elle est plus tard sous la men­ace d’une OPA que l’entreprise rejette dans l’unanimité.

Il faut faire évoluer les struc­tures, ce qui sera fait par la mise en place d’une com­man­dite gérée par les salariés action­naires. Enfin on décide de franchir le pas et de s’introduire en Bourse. Et bien enten­du, au milieu de tous ces événe­ments et de ces vicis­si­tudes, l’entreprise doit faire ses choix mar­ket­ing, faire évoluer sa tech­nolo­gie, dévelop­per ses marchés et surtout sat­is­faire ses clients. Si la ligne est con­servée c’est bien grâce à la vision ini­tiale et aux con­vic­tions qui l’accompagnent.

Ce réc­it est d’autant plus pas­sion­nant qu’il con­tribue à éclair­er cer­taines péri­odes récentes de la vie économique et sociale française. Mais au-delà, sous deux aspects au moins, il mérite une atten­tion par­ti­c­ulière. C’est tout d’abord la ques­tion de la créa­tion d’entreprise.

On sait bien aujourd’hui que cette créa­tion est néces­saire. On sait bien que ce sont des entre­pris­es moyennes, dynamiques, inter­na­tionales, qui assurent le développe­ment économique et social. On met en place toute la panoplie qui peut sus­citer et aider de telles créations.

On nous par­le de “ nurs­ery ”, de “ start up ”, de “ busi­ness angels ”, de “ ven­ture cap­i­tal ”, de “ nou­velles tech­nolo­gies ”, de Nas­daq. On dis­cute les stock-options en recon­nais­sant leurs mérites tout en les dia­bolisant. L’exemple de Ste­ria est là pour nous mon­tr­er que ce qui compte d’abord ce sont la vision et les con­vic­tions du créa­teur, de l’entrepreneur au sens ini­tial du terme.

C’est ensuite la ques­tion de l’actionnariat salarié. Tout le monde lui est favor­able aujourd’hui. Avec par­fois des raisons sous-jacentes bien diver­gentes, d’ordre économique, social, man­agér­i­al, pat­ri­mo­ni­al ou nation­al, avec par­fois des lim­ites dans le niveau à attein­dre ou dans l’exercice du pou­voir cor­re­spon­dant, avec par­fois au con­traire des ambi­tions dif­fi­cile­ment com­pat­i­bles avec le pou­voir légitime des autres actionnaires.

En revanche, à l’époque de la créa­tion de Ste­ria, l’actionnariat salarié était une inno­va­tion. Cet exem­ple est bien là aujourd’hui pour mon­tr­er qu’un action­nar­i­at salarié majori­taire respon­s­able et sta­ble sur le long terme est pos­si­ble et que s’il partage la vision et fait siennes les con­vic­tions du créa­teur, si les struc­tures et les procé­dures exis­tent pour qu’il puisse se pronon­cer sur les grandes déci­sions qui enga­gent l’avenir, il est un des élé­ments clés du succès.

Bien enten­du, chaque entre­prise est spé­ci­fique et l’exemple de Ste­ria n’est pas tou­jours trans­férable, en par­ti­c­uli­er vers cer­taines entre­pris­es de main‑d’oeuvre ou vers des entre­pris­es à très forte inten­sité cap­i­tal­is­tique, mais cet exem­ple existe et il con­vient de le faire con­naître, à l’époque où la néces­sité et les valeurs de l’actionnariat salarié s’imposent.

Tout au long de son réc­it, Jean Carteron fait par­ticiper le lecteur à la pra­tique du man­age­ment. Il le ponctue par­fois de cer­taines for­mules-chocs qui le repla­cent tou­jours dans le champ de sa vision,

  • sur la libre entreprise :
    “ Le mérite de la libre entre­prise, c’est qu’elle laisse le champ libre aux entre­pre­neurs et ne s’embarrasse pas d’analyses inutiles. ”,
    “ Nous accep­tons pleine­ment la logique du monde économique mais nous voulons rester des pilotes de notre entre­prise et non devenir des objets. ” ;
  • sur le marché : “ Un marché réservé émas­cule la capac­ité offen­sive d’une entreprise. ”,
    “ C’est tou­jours le marché qui a le dernier mot, non la tech­nocratie, si intel­li­gente soit-elle.” ;
  • sur la rela­tion avec les clients : “ Si l’équipe de développe­ment d’un progi­ciel croit que l’absence de con­traintes directes du client est un con­fort agréable, elle est sur la voie de l’échec assuré.” ;
  • sur l’actionnariat des salariés : “ L’association des salariés au cap­i­tal n’est-elle pas un mod­èle plus social et plus mod­erne que le mod­èle familial ? ” ;
  • enfin, sur la soli­tude du chef d’entreprise à l’instant des déci­sions essen­tielles : “ Je suis pra­tique­ment seul pour pren­dre la décision. ”.

Quels que soient le type d’entreprise, la répar­ti­tion de son action­nar­i­at, l’organisation des pou­voirs, tout chef d’entreprise a con­nu cet instant face à lui-même.

Chez Jean Carteron, la con­science qu’il tient en main à cet instant le sort de mil­liers d’hommes est sub­limée par la cer­ti­tude que “ la vraie source du pou­voir n’est pas dans la déten­tion d’une majorité d’actions ou de droits de vote, mais dans la con­fi­ance de ses col­lab­o­ra­teurs, et que cette con­fi­ance doit se mérit­er chaque jour ”.

Un livre à recom­man­der à tout créa­teur d’entreprise, qu’elle soit réelle ou virtuelle.

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