Services : apprendre à penser contre soi-même

Dossier : Recherche et entrepriseMagazine N°694 Avril 2014
Par Godefroy BEAUVALLET (91)
Par Bruno AÏDAN

Encou­ra­ger l’innovation dans les ser­vices est un enjeu cru­cial pour notre pays, ce qui implique d’en com­prendre les spé­ci­fi­ci­tés. Force est de consta­ter que ce n’est pas tou­jours le cas.

L’innovation est un processus long, complexe car itératif et foisonnant

En témoigne la sus­pi­cion quelque peu désuète de l’administration fis­cale sur la réa­li­té de la R&D dans les ser­vices, mani­fes­tée par cette for­mu­la­tion récente : « Le CIR s’est éten­du à tous les sec­teurs socio­pro­fes­sion­nels, y com­pris des sec­teurs où l’existence d’une acti­vi­té de recherche n’est pas intui­tive. Tel est le cas par exemple des banques, des assu­rances, de la grande dis­tri­bu­tion et des transports. »

Avec ce genre de consi­dé­ra­tions, on com­prend mieux cer­tains blo­cages fran­çais dans le déve­lop­pe­ment de l’économie numérique.

REPÈRES

Les services représentaient en 2011 quelque 80% de l’économie française, près de la moitié de la dépense intérieure de recherche et développement (R&D) des entreprises en France, et environ le tiers des dépenses de R&D déclarées au crédit-impôt recherche (CIR).
L’importance de ces chiffres frappe, surtout, par leur disparité : ils pourraient indiquer que l’innovation dans les services passe moins que dans l’industrie par la R&D, et moins encore par la R&D technologique (aujourd’hui la seule forme de R&D éligible au CIR).

Ne pas réduire l’innovation à la R&D

Le pro­pos de cet article n’est pas de pro­po­ser une nou­velle défi­ni­tion de l’innovation – ni de dis­tin­guer l’ensemble des dyna­miques d’entreprise regrou­pées sous ce nom1.

Mécanisme darwinien

Les agrégats de produits et services évoluent progressivement, selon un mécanisme darwinien qui suit les faveurs des consommateurs, est contraint par les techniques disponibles et influe en retour sur l’évolution des techniques et des choix de consommation.
Les rêves des entrepreneurs, qui forment une bonne part de leurs « esprits animaux », s’imposent si les innovateurs trouvent les moyens techniques de les partager avec d’autres à un coût non dissuasif.

Cepen­dant, il n’est pas inutile de rap­pe­ler quelques carac­té­ris­tiques de l’innovation qui sont par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes pour le sec­teur des ser­vices. Ain­si, pour nous, l’innovation est un pro­ces­sus long, com­plexe car ité­ra­tif et foi­son­nant, qui se déroule en grande par­tie en dehors de l’entreprise.

Loin d’être un long fleuve tran­quille qui va de l’invention au suc­cès com­mer­cial, il s’agit d’une suite d’équilibres ponc­tués d’allers retours, construits par des alliances socio­tech­niques suc­ces­sives, tra­duits en outils et dis­po­si­tifs plus ou moins repris, trans­for­més, ren­con­trant ou non leur public et leur ren­ta­bi­li­té, et pou­vant même sus­ci­ter une pos­té­ri­té mal­gré leur échec2 – pas d’iPhone sans New­ton, la pre­mière ten­ta­tive d’Apple dans le monde des PDA.

Un processus foisonnant

Les des­crip­tions tra­di­tion­nelles de l’innovation comme une « cas­cade » allant de la mise au point d’une nou­velle tech­no­lo­gie à son accep­ta­tion sous forme d’une géné­ra­tion de pro­duits par les consom­ma­teurs n’ont plus de réa­li­té que dans le mar­ke­ting des télé­coms – où la « 4G » suc­cède à la « 3G3 ».

En réa­li­té, les fron­tières deviennent floues entre pro­duits et ser­vices, et les agré­gats pro­po­sés aux consom­ma­teurs comme des « pro­duits » sont des ensembles (le ter­mi­nal, le réseau, les ser­vices, les abon­ne­ments, etc.) non maî­tri­sés de bout en bout par l’entreprise et impli­quant de nou­veaux modèles d’affaires (sché­mas de fidé­li­sa­tion, offres liant débits et ser­vices cultu­rels, etc.).

Frontières mouvantes

Liens multiples

Outre la R&D, l’innovation dans les services entretient également des liens forts avec d’autres domaines de l’entreprise : ses systèmes d’information qui permettent (ou non) l’intégration de nouveaux acteurs dans la chaîne de valeur5, l’expérience utilisateur qui nécessite de revisiter régulièrement le lien entre la marque et les clients6, l’organisation de la porosité de l’entreprise avec les écosystèmes d’innovation7, etc.

Cette déstruc­tu­ra­tion des pro­ces­sus d’innovation est par­ti­cu­liè­re­ment pré­gnante dans les ser­vices, où l’enjeu porte moins sur l’optimisation des coûts de pro­duc­tion que sur la redé­fi­ni­tion des fron­tières entre acteurs sur les chaînes de valeur, cha­cun ten­tant de cap­ter une nou­velle source de valeur ajoutée.

Par exemple, dans l’assurance, on assiste depuis une dizaine d’années à l’émergence des com­pa­ra­teurs, qui tentent de cap­ter les écarts de pri­cing dus à l’asymétrie d’information entre assu­reur et assu­ré ; un autre exemple est l’intégration de ser­vices d’assistance et de répa­ra­tion aux pro­duits d’assurance, dépas­sant ain­si le simple rem­bour­se­ment des sinistres.

L’innovation ne se confond donc pas avec la R&D – cette der­nière pou­vant se défi­nir comme l’ensemble des pro­ces­sus de l’entreprise visant à pro­duire de la connais­sance (papiers, rap­ports, articles, mesures, vali­da­tions tech­niques, scien­ti­fiques et sociales), des tech­niques (pro­cé­dés de fabri­ca­tion, bre­vets, outils, savoir-faire, pro­ces­sus, usines) et des appli­ca­tions (pro­duits, ser­vices, usages, expé­rience uti­li­sa­teur, réponse à des besoins).

Pour autant, les deux sont natu­rel­le­ment for­te­ment liés, et les acquis de la R&D sont autant d’affor­dances4 mobi­li­sables par l’innovateur, suf­fi­sant ou non à ce que la magie prenne.

Une nouvelle approche de l’innovation

L’innovation peut donc inter­ve­nir à des endroits variés – et inat­ten­dus – de la chaîne de valeur et elle peut être géné­rée par un grand nombre d’acteurs – dont les start-ups, qui se donnent spé­ci­fi­que­ment pour fonc­tion de rompre avec les tra­di­tions d’un sec­teur. Sur ces bases, on conçoit que, quel que soit le mar­ché, il est plus vrai­sem­blable que la pro­chaine inno­va­tion appa­raisse hors des fron­tières de l’entreprise don­née plu­tôt qu’en son sein.

L’enjeu porte sur la redéfinition des frontières entre acteurs sur les chaînes de valeur

Il est donc impé­ra­tif pour les entre­prises de se lier à l’écosystème pour ne pas se faire dépas­ser, pour repé­rer les inno­va­tions, pour s’y allier sans voir la valeur ajou­tée dis­pa­raître. C’est tout l’enjeu de l’innovation ouverte et fon­dée sur le numé­rique – ce qu’Henri Ver­dier et Nico­las Colin appellent « l’alliance avec la mul­ti­tude8 ».

De nou­velles méthodes appa­raissent pour sus­ci­ter de l’innovation sur la base de don­nées, d’interfaces (Appli­ca­tions Pro­gram­ming Inter­faces ou API) ou de ser­vices de l’entreprise.

Trois couches de savoir

On dis­tingue tra­di­tion­nel­le­ment deux phases dans l’innovation : l’étape pré­com­pé­ti­tive, où les équipes de recherche par­tagent leurs objec­tifs, leurs tra­vaux et leurs résul­tats pour explo­rer au plus vite l’espace des pos­sibles et conver­ger sur une « géné­ra­tion tech­no­lo­gique » per­ti­nente ; puis l’étape com­pé­ti­tive, où cha­cun, à l’intérieur de cet espace des tech­no­lo­gies per­ti­nentes, opti­mise des pro­duits qui sont en com­pé­ti­tion les uns avec les autres auprès des consommateurs.

Événements mobilisateurs

Les entreprises organisent de plus en plus des hackathons qui permettent de mobiliser des communautés de start-ups ou de développeurs autour de leurs champs d’innovation.
Réciproquement, les communautés d’innovation, de la Silicon Valley aux groupements d’universités et écoles en passant par les pôles de compétitivité, proposent de plus en plus des services pour organiser ce type d’événements.
C’est le cas, dans l’assurance, pour AXA, qui a organisé des challenges auprès d’étudiants – un « supercas » d’innovation de services d’assurance avec HEC et Télécom ParisTech – et un hackathon avec l’École 42.

Dans les ser­vices, où la notion de géné­ra­tion tech­no­lo­gique n’est plus opé­rante, ces deux types de tra­vaux inter­viennent en fait simul­ta­né­ment et il convient plu­tôt de dis­tin­guer trois « couches » de savoirs.

En pre­mier lieu, les savoirs qui per­mettent de construire une réponse directe aux besoins des clients. Ces savoirs sont en géné­ral en libre accès et servent de sou­bas­se­ment à l’activité éco­no­mique. Dans l’exemple des appli­ca­tions grand public de l’Internet, comme les réseaux sociaux, les sites d’enchères ou d’e‑commerce, ces savoirs sont liés au desi­gn de ser­vices, aux lan­gages de pro­gram­ma­tion, aux archi­tec­tures du Web, aux modèles mathé­ma­tiques de recom­man­da­tion, etc.

En deuxième lieu, les savoirs qui per­mettent de construire les pla­te­formes qui rendent opé­ra­tion­nelle l’organisation de la chaîne de valeur et du modèle d’affaires. On compte dans cette caté­go­rie un cer­tain nombre de secrets indus­triels et com­mer­ciaux, comme l’analyse du com­por­te­ment d’achat des consom­ma­teurs – qui per­met de créer l’expérience-utilisateur la plus per­ti­nente – ou les algo­rithmes d’affichage (publi­ci­taire), de recom­man­da­tion (de pro­duits cultu­rels) ou de pri­cing (yield mana­ge­ment).

En troi­sième lieu, les savoirs tech­no­lo­giques qui per­mettent de dis­tan­cer la concur­rence par des gains en per­for­mance de plu­sieurs ordres de magni­tude. Dans cette caté­go­rie, on compte un cer­tain nombre d’équipements, d’outils et de savoir-faire uniques.

Le Fonds AXA pour la Recherche

Le Fonds AXA pour la recherche est l’initiative internationale de mécénat scientifique du groupe AXA, leader mondial de l’assurance. Il vise à aller plus loin dans la compréhension et la gestion des risques d’aujourd’hui et de demain.
Depuis sa création en 2007, les aides octroyées par le Fonds totalisent 105 millions d’euros investis dans plus de 401 projets de recherche prometteurs, menés dans des institutions académiques de pointe situées dans 29 pays partout dans le monde. Les financements sont accordés sur décision du conseil scientifique du Fonds.
Le Fonds noue des partenariats à long terme et met l’accent sur la recherche en vue d’alimenter le débat public et d’aider à gérer et prévenir les risques qui pèsent sur l’environnement, la vie humaine et les sociétés. En juin 2013, AXA a annoncé allouer 100 millions supplémentaires à ce type de recherches fondamentales.

Primauté à la vitesse d’exécution

Le foi­son­ne­ment d’innovations dans de nom­breux sec­teurs des ser­vices porte sur les modèles d’affaires ou des « bonnes idées » pour les­quels les régimes clas­siques de pro­prié­té intel­lec­tuelle (bre­vets, droits d’auteur) ne sont pas applicables.

Les régimes classiques de propriété intellectuelle ne sont pas applicables

C’est donc la vitesse d’exécution, la capa­ci­té à ajou­ter en conti­nu des élé­ments au ser­vice et à les faire connaître, qui vont pri­mer – un art qu’une entre­prise comme Free, par exemple, maî­trise de manière remar­quable, ce qui lui per­met d’ajouter régu­liè­re­ment des ser­vices à son offre pour un prix identique.

Les patri­moines ouverts d’outils (logi­ciels libres) et de savoirs (aca­dé­miques) deviennent alors des actifs stra­té­giques, qu’il convient de savoir mobi­li­ser et uti­li­ser de manière pertinente.

La stra­té­gie d’innovation peut donc impli­quer de sou­te­nir la consti­tu­tion de tels patri­moines – le sou­tien de Micro­soft, d’IBM, de Google ou de Face­book aux logi­ciels libres relève de cette logique, tout comme le sou­tien que le Fonds AXA pour la Recherche apporte aux cher­cheurs aca­dé­miques qui tra­vaillent sur les grands risques contemporains.

Savoirs technologiques stratégiques pour les services Web

Parmi les savoirs technologiques stratégiques dans les services sur le Web, on peut citer la gestion ultradistribuée de gros volumes de données comme la création de Map Request par Google ou l’organisation de communautés open-source autour des nouvelles architectures de centres de données, comme la communauté Open Computing Platform (OCP) animée par Facebook.

Organisations dédiées

Com­ment, dans une telle flui­di­té, une entre­prise de ser­vices peut-elle orga­ni­ser sa stra­té­gie d’innovation ? Peut-être, à l’instar d’AXA, en créant des orga­ni­sa­tions dédiées – le Data Inno­va­tion Lab – pour se doter des moyens de tes­ter et d’apprendre par la pratique.

Data Innovation Lab

Le Data Innovation Lab est le laboratoire du groupe AXA dont la mission est la transformation vers une entreprise centrée sur les données. Se centrant sur la protection des données personnelles des assurés, le Data Innovation Lab a pour objectifs de faire monter en expertise les métiers du groupe en améliorant la compréhension des données externes et internes, d’accélérer les opportunités de création de nouvelles sources de valeur sur le terrain ainsi que de servir de hub avec l’écosystème d’innovation.

Dans ce bouillon­ne­ment, le risque prin­ci­pal que court une entre­prise est de ne pas savoir recon­naître une muta­tion de son mar­ché qui va remettre en cause bru­ta­le­ment jusqu’à son exis­tence9.

C’est du reste l’une des retom­bées les plus utiles du mécé­nat d’AXA envers la recherche : être le sym­bole de la néces­si­té de rec­ti­fier en conti­nu les croyances des lea­ders et des experts, et offrir à cha­cun des oppor­tu­ni­tés pour opé­rer cette rectification.

Ce qui n’est rien d’autre, fina­le­ment, que la réaf­fir­ma­tion de l’importance d’une dis­ci­pline ancienne : savoir « pen­ser contre soi-même », comme nous y enga­geaient déjà Pla­ton et Mon­taigne. Jamais sans doute cette maxime n’a‑t-elle été aus­si per­ti­nente qu’aujourd’hui dans les services.

_________________________________________
1. Dont un simple coup d’œil à l’article « Inno­va­tion » de Wiki­pe­dia suf­fit à consta­ter la richesse et la variété.
2. Deux points de départs utiles pour évi­ter les idées trop simples sur ce sujet : M. Akrich, M. Cal­lon et B. Latour, « À quoi tient le suc­cès des inno­va­tions », Gérer et Com­prendre, 1988, et P. Le Mas­son, B. Weill et A. Hat­chuel, Les Pro­ces­sus d’innovation, Her­mès, 2006.
3. Lire à ce pro­pos l’histoire pas­sion­nante de la déré­gu­la­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions dans Lucien Sfez, Tech­nique et idéo­lo­gie : un enjeu de pou­voir, Seuil, 2002.
4. Selon le mot popu­la­ri­sé par l’ergonome Donald Nor­man dans son Desi­gn of Eve­ry­day Things, Basic Books, 1988.
5. Ce qui ne va pas tou­jours de soi. Pour une ana­lyse cri­tique du rôle des sys­tèmes d’information dans la faci­li­ta­tion ou le frein à l’innovation, voir Michael Bal­lé et Gode­froy Beau­val­let, Le Mana­ge­ment Lean, Pear­son, 2013.
6. Voir le fameux livre de Tim Brown, Change by Desi­gn, Har­per & Col­lins, 2009.
7. Open Inno­va­tion : The New Impe­ra­tive for Crea­ting And Pro­fi­ting from Tech­no­lo­gy, de Hen­ry Williams Ches­brough, Har­vard Busi­ness School Press, 2003, est une clef d’entrée tou­jours per­ti­nente dans le monde de l’innovation ouverte.
8. Hen­ri Ver­dier et Nico­las Colin, L’Âge de la mul­ti­tude, Armand Colin, 2013.
9. C’est ce que vivent aujourd’hui les taxis fran­çais face aux VTC réser­vables sur Inter­net, faute d’avoir su sor­tir d’une éco­no­mie de rare­té et de rente, comme les com­mer­çants cultu­rels l’ont vécu hier. Pour une brillante ana­lyse à charge :
http://colinverdier. com/les-fos­soyeurs-de-l-inno­va­tion.

Poster un commentaire