« Risques à grande échelle », l’autre versant de la globalisation

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Erwann MICHEL-KERJAN

Davos 2007, ou « le nouvel agenda des dirigeants »

Du 24 au 28 jan­vier 2007, 2 000 des plus grands déci­deurs de la pla­nète étaient réunis en Suisse. Venant de tous les pays, des milieux d’af­faires, des gou­ver­ne­ments, des médias, des grandes uni­ver­si­tés et de la socié­té civile, ils par­ti­ci­paient à la confé­rence orga­ni­sée tous les ans à Davos par le Forum éco­no­mique mondial.

Davos 2007, ou « le nouvel agenda des dirigeants »

Du 24 au 28 jan­vier 2007, 2 000 des plus grands déci­deurs de la pla­nète étaient réunis en Suisse. Venant de tous les pays, des milieux d’af­faires, des gou­ver­ne­ments, des médias, des grandes uni­ver­si­tés et de la socié­té civile, ils par­ti­ci­paient à la confé­rence orga­ni­sée tous les ans à Davos par le Forum éco­no­mique mondial.

Pour la seconde année consé­cu­tive, la ques­tion de la « ges­tion et du finan­ce­ment des risques glo­baux » a été por­tée aux séances de tra­vail à Davos. Cela illustre, s’il en est encore besoin, un chan­ge­ment radi­cal sur­ve­nu récem­ment dans l’a­gen­da prio­ri­taire des dirigeants.

Ces risques glo­baux touchent en effet aujourd’­hui une mul­ti­tude de domaines : depuis l’é­co­no­mie, la finance et la géo­po­li­tique jus­qu’aux pro­blèmes de gou­ver­nance, en pas­sant par les ques­tions d’en­vi­ron­ne­ment, de méde­cine, de science et de tech­no­lo­gie. On pour­rait ain­si dres­ser un triste inven­taire à la Pré­vert… Pour n’en citer que quelques-uns, men­tion­nons : les attaques ter­ro­ristes du 11 sep­tembre 2001 et celles sur­ve­nues depuis, et l’im­pact de ce nou­veau ter­ro­risme fon­da­men­ta­liste sur l’é­chi­quier mili­taire et géos­tra­té­gique mon­dial ; des bla­ckouts capables en quelques secondes de pri­ver d’élec­tri­ci­té un pays entier, voire un conti­nent ; des désastres natu­rels d’am­pleur excep­tion­nelle, occa­sion­nant des pertes humaines et éco­no­miques catas­tro­phiques avec effets immé­diats à des mil­liers de kilo­mètres de là ou cas­sant l’es­sor de régions entières quand ils sur­viennent dans des pays en voie de développement.

Citons aus­si la vola­ti­li­té du prix du pétrole, et ses impacts de pre­mier ou second rang sur des pans entiers de l’é­co­no­mie, l’é­mer­gence de nou­velles menaces nucléaires dues à la course aux capa­ci­tés d’en­ri­chis­se­ment d’u­ra­nium, les vul­né­ra­bi­li­tés accrues de nos grandes infra­struc­tures cri­tiques dues à leur éten­due et la dif­fi­cul­té de sécu­ri­ser chaque maillon (le plus faible défi­nis­sant le degré de vul­né­ra­bi­li­té de l’en­semble), les risques de pan­dé­mies inter­con­ti­nen­tales, les incer­ti­tudes liées au chan­ge­ment cli­ma­tique, et bien d’autres encore…

Ce ne sont pas là les réflexions de cher­cheurs enfer­més dans leur tour d’i­voire. Il s’a­git de situa­tions on ne peut plus concrètes, celles-là mêmes qui requièrent une nou­velle gouvernance.

Com­ment mieux appré­hen­der et gérer ces situa­tions n’est dès lors plus du res­sort des seuls risk mana­gers. Ces der­niers conti­nue­ront cer­tai­ne­ment de trai­ter les risques locaux pou­vant affec­ter ponc­tuel­le­ment telle ou telle opé­ra­tion d’une orga­ni­sa­tion. Mais les nou­veaux grands risques posent une ques­tion plus fon­da­men­tale : « Com­ment réap­prendre à diri­ger dans ce nou­vel environnement ? »

À n’en pas dou­ter, ces ques­tions seront aus­si au cœur de la cam­pagne pré­si­den­tielle en France. En cela, le pro­gramme de Davos n’a­vait rien d’un effet de mode. Il tra­dui­sait, au contraire, une évo­lu­tion latente depuis la fin des années quatre-vingt-dix, et qui se réa­lise bru­ta­le­ment aujourd’hui.

Nouveaux risques, fruits de la globalisation

Ces risques à grande échelle se carac­té­risent par une forte inter­dé­pen­dance, génèrent des niveaux d’in­cer­ti­tude accrus. Quant aux effets de domi­nos, ils se ren­forcent mutuel­le­ment et finissent sou­vent par créer un phé­no­mène de « boule-de-neige » d’une entre­prise à l’autre, d’une indus­trie à l’autre, voire d’un conti­nent à l’autre. Sans doute est-ce d’ailleurs ce chan­ge­ment d’é­chelle qui carac­té­rise le mieux ce qu’il convient aujourd’­hui d’ap­pe­ler les nou­veaux risques qui, dans une très large mesure, sont le fruit de la globalisation.

En effet, d’une part, un aspect posi­tif impor­tant de la glo­ba­li­sa­tion des acti­vi­tés éco­no­miques et sociales est cer­tai­ne­ment qu’elle pro­cure des béné­fices de tout pre­mier ordre à un très grand nombre d’in­di­vi­dus et d’or­ga­ni­sa­tions. Pre­nons l’exemple de l’é­vo­lu­tion des moyens de trans­port. Leur fan­tas­tique déve­lop­pe­ment a per­mis de mettre en place des chaînes de dis­tri­bu­tion mon­diales de pre­mière qua­li­té, capables de pro­duire et de livrer en un temps record par­tout dans le monde des pro­duits et des ser­vices de toute nature.

Le ver­sant ombra­gé : cela a aus­si ren­for­cé l’as­pect glo­bal des risques en leur per­met­tant de se pro­pa­ger à une vitesse décu­plée. Ain­si, comme le capi­tal, le virus H5N1 (grippe aviaire) voyage par avion, le matin à Pékin, avec une cor­res­pon­dance quelques heures plus tard à Londres ou Paris, pour finir à New York ou Mia­mi en soi­rée. La crise de l’an­thrax au cours de l’au­tomne 2001 a affec­té, direc­te­ment ou par effet d’in­ter­dé­pen­dance, et des fausses alertes par mil­liers, tous les sys­tèmes pos­taux en Europe. L’é­pi­sode du SRAS répond à la même logique. En l’es­pace de trois mois, trente pays étaient touchés.

De ce fait, il s’a­git de plus en plus de phé­no­mènes que per­sonne ni aucune enti­té en par­ti­cu­lier ne peut contrô­ler seul, qui ont la facul­té de frap­per n’im­porte qui n’im­porte quand et de se répandre avec une célé­ri­té nou­velle. Cela rend les déci­sions stra­té­giques à un hori­zon de cinq à dix ans par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles alors que le « temps s’ac­cé­lère » et que les diri­geants peuvent être tenus res­pon­sables – par leurs action­naires, leurs élus, voire par les juges – pour ne pas avoir pris les bonnes déci­sions (alors même qu’ils se trou­vaient en situa­tion d’i­gno­rance forte quant à la réa­li­té d’une situa­tion chan­geant très rapi­de­ment ; après coup il est tou­jours facile de blâmer).

D’où les ques­tions : quelles sont les carac­té­ris­tiques de ces nou­veaux risques et en quoi sont-elles inti­me­ment liées à la glo­ba­li­sa­tion ? Quelles ini­tia­tives concrètes ont été menées avec suc­cès pour appré­hen­der ces situa­tions ? Peuvent-elles consti­tuer un guide d’ac­tions pour les entre­prises et ser­vices d’É­tat qui vou­draient por­ter ces sujets à leur agen­da décisionnel ?

Six Sigma pour mieux appréhender ce nouvel environnement 

Interdépendance croissante

Une pre­mière carac­té­ris­tique de ces évé­ne­ments est qu’ils ne requièrent pas la proxi­mi­té. Par exemple, il n’y avait rien que les entre­prises situées dans le World Trade Cen­ter à New York aient pu faire pour pré­ve­nir les avions de s’y écra­ser, une catas­trophe en par­tie impu­table au manque de sécu­ri­té à l’aé­ro­port Logan de Bos­ton, situé à des cen­taines de kilo­mètres de là.

Le nou­veau para­doxe est que même si vous-même ou votre orga­ni­sa­tion n’êtes pas direc­te­ment tou­chés par l’é­vé­ne­ment, celui-ci peut avoir des réper­cus­sions impor­tantes sur vos par­te­naires, vos clients, vos four­nis­seurs… et alors mettre à mal votre propre acti­vi­té. C’est l’ef­fet d’in­ter­dé­pen­dance : mes actions dépendent de celles de ceux qui direc­te­ment, ou indi­rec­te­ment, dépendent des miennes, et réci­pro­que­ment. En termes éco­no­miques, la glo­ba­li­sa­tion crée de nou­velles exter­na­li­tés et pose le pro­blème de l’in­ter­na­li­sa­tion de ces exter­na­li­tés par les mar­chés ou l’in­ter­ven­tion gou­ver­ne­men­tale. L’in­té­gra­tion du fac­teur « hors de nos fron­tières », on le sait déjà, ne sera pas sans poser des pro­blèmes fon­da­men­taux de gou­ver­nance. Celui-ci est cri­tique du fait de l’interdépendance.

Célérité

La pro­pa­ga­tion du risque ou du sinistre ne se mesure plus en mois mais en jours, voire en minutes. Pareilles vitesses prennent la plu­part des res­pon­sables à contre-pied, limi­tant d’au­tant le temps de réaction.

Haut niveau d’incertitude, voire d’ignorance

Le temps et la qua­li­té de réac­tion sont d’au­tant plus pro­blé­ma­tiques que l’en­che­vê­tre­ment de fac­teurs de risques nou­veaux (type Prion, SRAS, H5N1) rend les sys­tèmes de plus en plus illi­sibles dans leur dyna­mique glo­bale. Cela rend les méthodes tra­di­tion­nelles de quan­ti­fi­ca­tion des risques quelque peu obso­lètes, et leur uti­li­sa­tion à faible valeur ajou­tée, si ce n’est dan­ge­reuse pour celles et ceux qui n’ont pas pris conscience que des modèles repo­sant sur des hypo­thèses qui ne tiennent plus conduisent à des solu­tions fausses.

Cela conduit à des états d’i­gno­rance scien­ti­fique et mana­gé­riale de plus en plus péna­li­sants pour la prise de déci­sion en temps réel. Par exemple, avec une com­pé­ti­ti­vi­té accrue et des attentes de retour sur inves­tis­se­ment de court terme, quelle entre­prise peut se per­mettre d’in­ves­tir mas­si­ve­ment dans des efforts de pro­tec­tion pour des risques mal quan­ti­fiés si cela la péna­lise vis-à-vis de ses concur­rents ? Com­ment mesu­rer, au-delà des efforts de rela­tions publiques, la néces­si­té d’in­ves­tir mas­si­ve­ment main­te­nant pour un retour incer­tain dans le futur ?

Coûts financiers sans précédent

En 2004, les coûts éco­no­miques pour les seules « grandes catas­trophes » dépas­saient les 100 mil­liards d’eu­ros (record sur les qua­rante der­nières années, mon­tant cor­ri­gé de l’in­fla­tion). L’an­née sui­vante, en 2005, c’é­tait plus de 200 mil­liards d’eu­ros (l’é­qui­valent des deux tiers du bud­get de l’É­tat fran­çais cette année), confir­mant une trans­for­ma­tion radi­cale en marche. Au-delà des mon­tants de pertes, c’est la sta­bi­li­té même des grands réseaux finan­ciers qui est aujourd’­hui en jeu. L’as­su­rance, qui per­met la prise de risques et donc le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, est sérieu­se­ment tou­chée : par­mi les 20 catas­trophes les plus coû­teuses dans l’his­toire de l’as­su­rance entre 1970 et 2006 (trente-six ans), 10 d’entre elles, soit la moi­tié, sont sur­ve­nues depuis 2001. Cela oblige ce sec­teur, deve­nu la plus grande indus­trie au monde, à de pro­fondes trans­for­ma­tions. Celles-ci auront des impacts impor­tants sur le déve­lop­pe­ment (ou les limites du déve­lop­pe­ment) de nom­breuses zones géographiques.

Changement d’échelle

À cause des quatre élé­ments dis­cu­tés plus haut, l’é­vé­ne­ment sort très vite des cadres habi­tuels, internes à l’or­ga­ni­sa­tion ou du moins locaux, pour se répandre beau­coup plus lar­ge­ment. Ces situa­tions ont en com­mun qu’un très grand nombre de per­sonnes et d’or­ga­ni­sa­tions sont affec­tées simul­ta­né­ment. Or, pour des capa­ci­tés de réac­tion limi­tées, elles deviennent au-delà d’un cer­tain seuil à ren­de­ment d’é­chelle mar­gi­nal décroissant.

Pour prendre un exemple très simple, un caram­bo­lage impli­quant 150 voi­tures dans le brouillard n’ap­pelle pas la même logis­tique d’in­ter­ven­tion que 150 acci­dents dis­tincts impli­quant seule­ment une voi­ture et sur­ve­nant tous les deux jours durant l’an­née. Dans le der­nier cas, votre capa­ci­té d’in­ter­ven­tion peut non seule­ment être rela­ti­ve­ment limi­tée, mais peut aus­si être rou­ti­nière. Dans l’autre cas, il est néces­saire de dis­po­ser de capa­ci­tés extra­or­di­naires et d’in­ter­ve­nir sur une grande échelle rapi­de­ment. Il en va de même de la ges­tion de crise de ces évé­ne­ments extrêmes et de leur finan­ce­ment : votre besoin en capi­tal pour cou­vrir de tels risques est beau­coup plus impor­tant que la somme de vos besoins pour n évé­ne­ments de plus faible taille répar­tis dans le temps ou géo­gra­phi­que­ment. Et puisque beau­coup d’or­ga­ni­sa­tions ont toutes ce besoin de capi­tal immé­diat, le prix du capi­tal aug­mente signi­fi­ca­ti­ve­ment. C’est l’ef­fet d’échelle.

Point de non-retour

Enfin, il existe aus­si un point de non-retour, « d’ir­ré­ver­si­bi­li­té de l’im­pact ». Vous pou­vez être malade plu­sieurs fois dans l’an­née et recou­vrer votre état de san­té ; mais si la mala­die se trans­forme peu à peu, ou subi­te­ment, en décès, c’est irré­ver­sible. On ne meurt qu’une fois. La méta­phore est, hélas, por­teuse pour les risques extrêmes que nous ana­ly­sons ici. Même si la ville de La Nou­velle-Orléans doit être par­tiel­le­ment recons­truite (notam­ment grâce aux rem­bour­se­ments d’as­su­rance et aux aides fédé­rales d’ur­gence), elle ne sera plus jamais comme avant ; de même de down­town Man­hat­tan. L’ef­fet irré­ver­si­bi­li­té n’est d’ailleurs pas tou­jours dû à une des­truc­tion ponc­tuelle. Pen­sez à la crise de res­pon­sa­bi­li­té qui a secoué le milieu des affaires (Enron, World­com, etc.). La loi pré­pa­rée par le séna­teur Paul Sar­banes et le dépu­té Michael Oxley a chan­gé radi­ca­le­ment le fonc­tion­ne­ment de cen­taines de mil­liers d’en­tre­prises dans le monde (loi dite Sar­banes-Oxley). C’est l’ef­fet irré­ver­si­bi­li­té. Dans le registre sani­taire, en cas d’é­pi­dé­mies puis­santes débu­tant en Asie, cer­tains ont sug­gé­ré de mettre ces pays en qua­ran­taine. Mais quels seraient les effets d’une telle déci­sion sur l’é­co­no­mie mon­diale, pri­vée du jour au len­de­main de l’en­semble des impor­ta­tions de cette zone ?

Comment repenser la préparation stratégique des organisations ?

Pour les déci­deurs, hommes poli­tiques ou chefs d’en­tre­prise, ce nou­vel envi­ron­ne­ment consti­tue une espèce d’en­jeu para­doxal. D’une part, la néces­si­té de s’at­te­ler à la tâche et de gérer ces risques de manière déci­sive s’im­pose à tous puis­qu’ils bou­le­versent déjà un large spectre d’ac­ti­vi­tés et redé­fi­nissent les enjeux de pou­voir. D’autre part, la ten­ta­tion de remettre les déci­sions au len­de­main est aus­si forte face à des situa­tions qu’au­cune orga­ni­sa­tion ne peut gérer seule du fait de liens d’in­ter­dé­pen­dance croissants.

Que faire ? Au risque d’être per­çu comme quelque peu radi­cal, je pense qu’il faut reti­rer ces sujets du seul champ de res­pon­sa­bi­li­té des ges­tion­naires de risques dans les orga­ni­sa­tions. Cela peut paraître para­doxal, mais ces nou­veaux enjeux, parce qu’ils relèvent direc­te­ment de la stra­té­gie d’en­tre­prise, néces­sitent la mise en place de pro­cé­dures par­ti­cu­lières, de sys­tèmes rési­lients et de metrics qui soient bien lisibles des inves­tis­seurs. Les ges­tion­naires de risques sont rare­ment man­da­tés, ni même for­més, pour cela. C’est à la direc­tion finan­cière que ce rôle doit incom­ber. Le direc­teur finan­cier, sous contrôle du comi­té de direc­tion, doit être en charge de déve­lop­per des méthodes d’é­va­lua­tion des liens d’in­ter­dé­pen­dance de la com­pa­gnie. Il doit pou­voir sou­mettre son état-major à des scé­na­rios hors cadre et tra­vailler de concert avec les orga­ni­sa­tions et pays avec les­quels la com­pa­gnie dépend aujourd’­hui, et aus­si ceux dont elle dépen­dra en cas d’é­vé­ne­ment extrême tou­chant direc­te­ment ou indi­rec­te­ment ses activités.

Il ne s’a­git alors pas seule­ment de pro­té­ger l’or­ga­ni­sa­tion contre le contre­coup d’un tel évé­ne­ment, mais aus­si de prendre avan­tage d’une telle situa­tion. En effet, l’ex­pé­rience montre que la plu­part des risques ou sinistres à grande échelle dont nous par­lons ici génèrent en quelques jours un bond fan­tas­tique de la demande pour un grand nombre de biens et de ser­vices. Pour l’en­tre­prise, il s’a­git alors d’an­ti­ci­per cela en met­tant sur pied, à l’a­vance, une capa­ci­té humaine, logis­tique, finan­cière et déci­sion­nelle capable de répondre très vite à ce sur­croît de demande (ren­for­ce­ment de posi­tions de mar­chés, déve­lop­pe­ment et ache­mi­ne­ment de nou­veaux produits).

Une telle pos­ture exige sou­vent des inno­va­tions tech­niques et mana­gé­riales, et des déci­sions d’in­ves­tis­se­ment et de « prio­ri­sa­tion » qui relèvent avant tout du comi­té de direc­tion. Un nombre crois­sant de grands états-majors que je conseille recon­naissent d’ailleurs cette nou­velle donne et s’at­tellent à la tâche. Une fois cette stra­té­gie éta­blie, la direc­tion finan­cière peut alors gui­der la direc­tion du contrôle des risques pour déve­lop­per des poli­tiques de ges­tion de risques internes. Ces der­nières sont alors bien mieux com­prises et sou­te­nues par les action­naires et les inves­tis­seurs. La confi­gu­ra­tion inverse (ges­tion­naires de risques vers direc­tion finan­cière et comi­té de direc­tion) a prou­vé en de nom­breuses occa­sions ses limites face à des risques non encore bien réper­to­riés – ceux-là mêmes qui consti­tuent le nou­vel envi­ron­ne­ment stra­té­gique – et de coû­ter très cher à la valo­ri­sa­tion bour­sière de cer­taines entre­prises. Une approche finan­cière per­met, elle, d’ap­por­ter des solu­tions glo­bales quel que soit l’é­vé­ne­ment auquel l’en­tre­prise devra faire face.

Rôle de l’assurance

Dans cette approche finan­cière, l’as­su­rance, deve­nue aujourd’­hui la pre­mière indus­trie au monde en termes de reve­nus géné­rés par ses acti­vi­tés, a cer­tai­ne­ment un rôle majeur à jouer. C’est le cas notam­ment à tra­vers le trans­fert de risques qu’elle per­met et son effet de signal.

Comme méca­nisme de trans­fert de risques d’a­bord, l’as­su­rance per­met la cou­ver­ture de cer­tains évé­ne­ments qui auraient des consé­quences catas­tro­phiques pour les vic­times si elles n’é­taient pas assu­rées. Elle le fait en s’ap­puyant sur la mutua­li­sa­tion des risques et la diver­si­fi­ca­tion par zone géo­gra­phique et par type d’événement.

De plus, le prix de l’as­su­rance consti­tue un signal sur le niveau de risques 1. Pour prendre le cas extrême, les assu­reurs et réas­su­reurs 2 peuvent choi­sir de ne pas cou­vrir cer­tains risques. Dans ce cas, cela peut aus­si être inter­pré­té comme un signal d’a­larme indi­quant que cer­taines acti­vi­tés sont jugées trop exposées.

L’É­tat, de par sa capa­ci­té de diver­si­fi­ca­tion sur l’en­semble des contri­buables et, au moins théo­ri­que­ment, sur l’en­semble des géné­ra­tions futures, peut alors s’a­vé­rer un par­te­naire impor­tant. Reste à défi­nir les termes et condi­tions du par­te­na­riat. Mais gar­dons alors à l’es­prit que der­rière le rideau sou­vent feu­tré du fameux « par­te­na­riat public-pri­vé », bran­di de plus en plus comme la solu­tion miracle pour adres­ser la ques­tion des grands risques, se cachent en véri­té des anta­go­nismes pro­fonds. Dans un contexte de muta­tions fortes fait de catas­trophes et de crises accrues, et face à des défi­cits publics gran­dis­sants, cer­tains gou­ver­ne­ments peuvent recher­cher un peu trop sys­té­ma­ti­que­ment à trans­fé­rer au sec­teur pri­vé une res­pon­sa­bi­li­té finan­cière qui devrait leur incom­ber, comme une fonc­tion réga­lienne pre­mière. Aus­si, dans un uni­vers de com­pé­ti­ti­vi­té accrue, quelles solu­tions la sphère pri­vée peut-elle pro­po­ser ? Jus­qu’où les acteurs pri­vés, au pre­mier rang des­quels les assu­reurs et réas­su­reurs, accep­te­ront-ils de sup­por­ter les consé­quences finan­cières de tels évé­ne­ments extrêmes ? À quel prix ? Pour quels béné­fices quan­ti­fiables ? Ici aus­si, de nou­veaux enjeux stra­té­giques se des­sinent clairement.

Et demain ?

Ces risques extrêmes vont conti­nuer de désta­bi­li­ser bon nombre d’en­tre­prises. Nous avons été for­més dans les grandes écoles ou uni­ver­si­tés à gérer la conti­nui­té, ou tout au plus des crises locales mais en uni­vers stable, échelle limi­tée et connais­sance du phé­no­mène. Aujourd’­hui vous confron­tez votre orga­ni­sa­tion à des évé­ne­ments d’é­chelle très large, en uni­vers dont les réfé­ren­tiels changent très rapi­de­ment, avec un haut niveau d’in­cer­ti­tude. Cela fait de la prise de déci­sion un art plus com­plexe. Cer­taines orga­ni­sa­tions res­te­ront sur le bord de la route, stag­nant ou régres­sant, faute d’a­voir anti­ci­pé ces situa­tions assez tôt au niveau du comi­té de direc­tion. D’autres ont bien com­pris qu’il s’a­gis­sait d’un tout nou­vel envi­ron­ne­ment, avec de nou­velles règles, de nou­velles solu­tions à mettre en place, et aus­si d’im­por­tantes oppor­tu­ni­tés de marchés.

Il convient aus­si de for­mer les futurs diri­geants à cette nou­velle réa­li­té. L’é­chi­quier stra­té­gique, poli­tique, et mili­taire, tant fran­çais qu’in­ter­na­tio­nal, dans lequel les futurs X gra­vi­te­ront, sera en de nom­breux points dif­fé­rent de celui des pro­mo­tions sor­ties il y a vingt ou trente ans. Sans doute devrions-nous réflé­chir à la mise en place d’un ensei­gne­ment spé­ci­fique sur ces ques­tions en cycle polytechnicien.
 
 
1. Dans la mesure où les mon­tants de primes ne sont pas trop affec­tés par la régu­la­tion des mar­chés d’as­su­rance, ce qui est le cas dans la plu­part des grands pays industrialisés.
2. Ou les inves­tis­seurs, dans le cas des méca­nismes de trans­fert alter­na­tif de risques sur les mar­chés finan­ciers qui se sont for­te­ment déve­lop­pés récem­ment (déri­vés cli­ma­tiques, obli­ga­tions indexées sur risques catas­tro­phiques, side­cars, etc.).

POUR EN SAVOIR PLUS (PAR L’AUTEUR)

OUVRAGES

  • AUERSWALD, BRANSCOMB, LAPORTE et MICHEL-KERJAN, Seeds of Disas­ter, Roots of Res­ponse : How Pri­vate Action Can Reduce Public Vul­ne­ra­bi­li­ty, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, octobre 2006, 534 pages. Pré­face par le géné­ral Robert MARSH. www.seedsofdisaster.com (cer­tains cha­pitres en ligne).
  • Glo­bal Risks 2007. World Eco­no­mic Forum, en par­te­na­riat avec Citi­bank, Marsh­Ma­clen­nan, Swiss Re et le Whar­ton Risk Center.
  • O. GODARD, C. HENRY, P. LAGADEC et E. MICHEL-KERJAN, Trai­té des nou­veaux risques. Pré­cau­tion, Crise, Assu­rance, Folio actuel, Inédit n° 100, Édi­tions Gal­li­mard, Paris, 620 pages, 2002.

 
ARTICLES (EN FRANÇAIS)

  • E. MICHEL-KERJAN (2006), « Cou­ver­ture finan­cière des “ risques à grande échelle ” : la parole est à la pre­mière indus­trie au monde », Annales des Mines.
  • E. MICHEL-KERJAN (2003), « Ter­ro­risme à grande échelle : par­tage de risques et poli­tiques publiques », Revue d’Économie poli­tique, 113e année, volume 113, p. 625–648.

MÉDIAS

  • E. MICHEL-KERJAN, « Ensu­ring Glo­bal Ura­nium Sup­plies » (avec D. DECKER, Har­vard), Inter­na­tio­nal Herald Tri­bune, 22 décembre 2006.
  • E. MICHEL-KERJAN, « Face aux risques glo­baux, com­ment diri­ger le monde ? » (avec T.MALLERET, Forum éco­no­mique mon­dial), Le Figa­ro, Opi­nions, 13 novembre 2006.
  • E.MICHEL-KERJAN, « Les États-Unis à l’heure des choix », Le Figa­ro, Opi­nions, 11 sep­tembre 2005.
  • E. MICHEL-KERJAN, « Katri­na, le jour d’après », Le Monde, Débats-Opi­nions, 4 sep­tembre 2005.

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