« Risques à grande échelle », l’autre versant de la globalisation

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Erwann MICHEL-KERJAN

Davos 2007, ou « le nouvel agenda des dirigeants »

Du 24 au 28 jan­vi­er 2007, 2 000 des plus grands décideurs de la planète étaient réu­nis en Suisse. Venant de tous les pays, des milieux d’af­faires, des gou­verne­ments, des médias, des grandes uni­ver­sités et de la société civile, ils par­tic­i­paient à la con­férence organ­isée tous les ans à Davos par le Forum économique mondial.

Davos 2007, ou « le nouvel agenda des dirigeants »

Du 24 au 28 jan­vi­er 2007, 2 000 des plus grands décideurs de la planète étaient réu­nis en Suisse. Venant de tous les pays, des milieux d’af­faires, des gou­verne­ments, des médias, des grandes uni­ver­sités et de la société civile, ils par­tic­i­paient à la con­férence organ­isée tous les ans à Davos par le Forum économique mondial.

Pour la sec­onde année con­séc­u­tive, la ques­tion de la « ges­tion et du finance­ment des risques globaux » a été portée aux séances de tra­vail à Davos. Cela illus­tre, s’il en est encore besoin, un change­ment rad­i­cal sur­venu récem­ment dans l’a­gen­da pri­or­i­taire des dirigeants.

Ces risques globaux touchent en effet aujour­d’hui une mul­ti­tude de domaines : depuis l’é­conomie, la finance et la géopoli­tique jusqu’aux prob­lèmes de gou­ver­nance, en pas­sant par les ques­tions d’en­vi­ron­nement, de médecine, de sci­ence et de tech­nolo­gie. On pour­rait ain­si dress­er un triste inven­taire à la Prévert… Pour n’en citer que quelques-uns, men­tion­nons : les attaques ter­ror­istes du 11 sep­tem­bre 2001 et celles sur­v­enues depuis, et l’im­pact de ce nou­veau ter­ror­isme fon­da­men­tal­iste sur l’échiquier mil­i­taire et géos­tratégique mon­di­al ; des black­outs capa­bles en quelques sec­on­des de priv­er d’élec­tric­ité un pays entier, voire un con­ti­nent ; des désas­tres naturels d’am­pleur excep­tion­nelle, occa­sion­nant des pertes humaines et économiques cat­a­strophiques avec effets immé­di­ats à des mil­liers de kilo­mètres de là ou cas­sant l’es­sor de régions entières quand ils survi­en­nent dans des pays en voie de développement.

Citons aus­si la volatil­ité du prix du pét­role, et ses impacts de pre­mier ou sec­ond rang sur des pans entiers de l’é­conomie, l’émer­gence de nou­velles men­aces nucléaires dues à la course aux capac­ités d’en­richisse­ment d’u­ra­ni­um, les vul­néra­bil­ités accrues de nos grandes infra­struc­tures cri­tiques dues à leur éten­due et la dif­fi­culté de sécuris­er chaque mail­lon (le plus faible définis­sant le degré de vul­néra­bil­ité de l’ensem­ble), les risques de pandémies inter­con­ti­nen­tales, les incer­ti­tudes liées au change­ment cli­ma­tique, et bien d’autres encore…

Ce ne sont pas là les réflex­ions de chercheurs enfer­més dans leur tour d’ivoire. Il s’ag­it de sit­u­a­tions on ne peut plus con­crètes, celles-là mêmes qui requièrent une nou­velle gouvernance.

Com­ment mieux appréhen­der et gér­er ces sit­u­a­tions n’est dès lors plus du ressort des seuls risk man­agers. Ces derniers con­tin­ueront cer­taine­ment de traiter les risques locaux pou­vant affecter ponctuelle­ment telle ou telle opéra­tion d’une organ­i­sa­tion. Mais les nou­veaux grands risques posent une ques­tion plus fon­da­men­tale : « Com­ment réap­pren­dre à diriger dans ce nou­v­el environnement ? »

À n’en pas douter, ces ques­tions seront aus­si au cœur de la cam­pagne prési­den­tielle en France. En cela, le pro­gramme de Davos n’avait rien d’un effet de mode. Il tradui­sait, au con­traire, une évo­lu­tion latente depuis la fin des années qua­tre-vingt-dix, et qui se réalise bru­tale­ment aujourd’hui.

Nouveaux risques, fruits de la globalisation

Ces risques à grande échelle se car­ac­térisent par une forte inter­dépen­dance, génèrent des niveaux d’in­cer­ti­tude accrus. Quant aux effets de domi­nos, ils se ren­for­cent mutuelle­ment et finis­sent sou­vent par créer un phénomène de « boule-de-neige » d’une entre­prise à l’autre, d’une indus­trie à l’autre, voire d’un con­ti­nent à l’autre. Sans doute est-ce d’ailleurs ce change­ment d’échelle qui car­ac­térise le mieux ce qu’il con­vient aujour­d’hui d’ap­pel­er les nou­veaux risques qui, dans une très large mesure, sont le fruit de la globalisation.

En effet, d’une part, un aspect posi­tif impor­tant de la glob­al­i­sa­tion des activ­ités économiques et sociales est cer­taine­ment qu’elle pro­cure des béné­fices de tout pre­mier ordre à un très grand nom­bre d’in­di­vidus et d’or­gan­i­sa­tions. Prenons l’ex­em­ple de l’évo­lu­tion des moyens de trans­port. Leur fan­tas­tique développe­ment a per­mis de met­tre en place des chaînes de dis­tri­b­u­tion mon­di­ales de pre­mière qual­ité, capa­bles de pro­duire et de livr­er en un temps record partout dans le monde des pro­duits et des ser­vices de toute nature.

Le ver­sant ombragé : cela a aus­si ren­for­cé l’aspect glob­al des risques en leur per­me­t­tant de se propager à une vitesse décu­plée. Ain­si, comme le cap­i­tal, le virus H5N1 (grippe avi­aire) voy­age par avion, le matin à Pékin, avec une cor­re­spon­dance quelques heures plus tard à Lon­dres ou Paris, pour finir à New York ou Mia­mi en soirée. La crise de l’an­thrax au cours de l’au­tomne 2001 a affec­té, directe­ment ou par effet d’in­ter­dépen­dance, et des fauss­es alertes par mil­liers, tous les sys­tèmes postaux en Europe. L’épisode du SRAS répond à la même logique. En l’e­space de trois mois, trente pays étaient touchés.

De ce fait, il s’ag­it de plus en plus de phénomènes que per­son­ne ni aucune entité en par­ti­c­uli­er ne peut con­trôler seul, qui ont la fac­ulté de frap­per n’im­porte qui n’im­porte quand et de se répan­dre avec une célérité nou­velle. Cela rend les déci­sions stratégiques à un hori­zon de cinq à dix ans par­ti­c­ulière­ment dif­fi­ciles alors que le « temps s’ac­célère » et que les dirigeants peu­vent être tenus respon­s­ables — par leurs action­naires, leurs élus, voire par les juges — pour ne pas avoir pris les bonnes déci­sions (alors même qu’ils se trou­vaient en sit­u­a­tion d’ig­no­rance forte quant à la réal­ité d’une sit­u­a­tion changeant très rapi­de­ment ; après coup il est tou­jours facile de blâmer).

D’où les ques­tions : quelles sont les car­ac­téris­tiques de ces nou­veaux risques et en quoi sont-elles intime­ment liées à la glob­al­i­sa­tion ? Quelles ini­tia­tives con­crètes ont été menées avec suc­cès pour appréhen­der ces sit­u­a­tions ? Peu­vent-elles con­stituer un guide d’ac­tions pour les entre­pris­es et ser­vices d’É­tat qui voudraient porter ces sujets à leur agen­da décisionnel ?

Six Sigma pour mieux appréhender ce nouvel environnement 

Interdépendance croissante

Une pre­mière car­ac­téris­tique de ces événe­ments est qu’ils ne requièrent pas la prox­im­ité. Par exem­ple, il n’y avait rien que les entre­pris­es situées dans le World Trade Cen­ter à New York aient pu faire pour prévenir les avions de s’y écras­er, une cat­a­stro­phe en par­tie imputable au manque de sécu­rité à l’aéro­port Logan de Boston, situé à des cen­taines de kilo­mètres de là.

Le nou­veau para­doxe est que même si vous-même ou votre organ­i­sa­tion n’êtes pas directe­ment touchés par l’événe­ment, celui-ci peut avoir des réper­cus­sions impor­tantes sur vos parte­naires, vos clients, vos four­nisseurs… et alors met­tre à mal votre pro­pre activ­ité. C’est l’ef­fet d’in­ter­dépen­dance : mes actions dépen­dent de celles de ceux qui directe­ment, ou indi­recte­ment, dépen­dent des miennes, et récipro­que­ment. En ter­mes économiques, la glob­al­i­sa­tion crée de nou­velles exter­nal­ités et pose le prob­lème de l’in­ter­nal­i­sa­tion de ces exter­nal­ités par les marchés ou l’in­ter­ven­tion gou­verne­men­tale. L’in­té­gra­tion du fac­teur « hors de nos fron­tières », on le sait déjà, ne sera pas sans pos­er des prob­lèmes fon­da­men­taux de gou­ver­nance. Celui-ci est cri­tique du fait de l’interdépendance.

Célérité

La prop­a­ga­tion du risque ou du sin­istre ne se mesure plus en mois mais en jours, voire en min­utes. Pareilles vitesses pren­nent la plu­part des respon­s­ables à con­tre-pied, lim­i­tant d’au­tant le temps de réaction.

Haut niveau d’incertitude, voire d’ignorance

Le temps et la qual­ité de réac­tion sont d’au­tant plus prob­lé­ma­tiques que l’enchevêtrement de fac­teurs de risques nou­veaux (type Pri­on, SRAS, H5N1) rend les sys­tèmes de plus en plus illis­i­bles dans leur dynamique glob­ale. Cela rend les méth­odes tra­di­tion­nelles de quan­tifi­ca­tion des risques quelque peu obsolètes, et leur util­i­sa­tion à faible valeur ajoutée, si ce n’est dan­gereuse pour celles et ceux qui n’ont pas pris con­science que des mod­èles reposant sur des hypothès­es qui ne tien­nent plus con­duisent à des solu­tions fausses.

Cela con­duit à des états d’ig­no­rance sci­en­tifique et man­agéri­ale de plus en plus pénal­isants pour la prise de déci­sion en temps réel. Par exem­ple, avec une com­péti­tiv­ité accrue et des attentes de retour sur investisse­ment de court terme, quelle entre­prise peut se per­me­t­tre d’in­ve­stir mas­sive­ment dans des efforts de pro­tec­tion pour des risques mal quan­tifiés si cela la pénalise vis-à-vis de ses con­cur­rents ? Com­ment mesur­er, au-delà des efforts de rela­tions publiques, la néces­sité d’in­ve­stir mas­sive­ment main­tenant pour un retour incer­tain dans le futur ?

Coûts financiers sans précédent

En 2004, les coûts économiques pour les seules « grandes cat­a­stro­phes » dépas­saient les 100 mil­liards d’eu­ros (record sur les quar­ante dernières années, mon­tant cor­rigé de l’in­fla­tion). L’an­née suiv­ante, en 2005, c’é­tait plus de 200 mil­liards d’eu­ros (l’équiv­a­lent des deux tiers du bud­get de l’É­tat français cette année), con­fir­mant une trans­for­ma­tion rad­i­cale en marche. Au-delà des mon­tants de pertes, c’est la sta­bil­ité même des grands réseaux financiers qui est aujour­d’hui en jeu. L’as­sur­ance, qui per­met la prise de risques et donc le développe­ment économique, est sérieuse­ment touchée : par­mi les 20 cat­a­stro­phes les plus coû­teuses dans l’his­toire de l’as­sur­ance entre 1970 et 2006 (trente-six ans), 10 d’en­tre elles, soit la moitié, sont sur­v­enues depuis 2001. Cela oblige ce secteur, devenu la plus grande indus­trie au monde, à de pro­fondes trans­for­ma­tions. Celles-ci auront des impacts impor­tants sur le développe­ment (ou les lim­ites du développe­ment) de nom­breuses zones géographiques.

Changement d’échelle

À cause des qua­tre élé­ments dis­cutés plus haut, l’événe­ment sort très vite des cadres habituels, internes à l’or­gan­i­sa­tion ou du moins locaux, pour se répan­dre beau­coup plus large­ment. Ces sit­u­a­tions ont en com­mun qu’un très grand nom­bre de per­son­nes et d’or­gan­i­sa­tions sont affec­tées simul­tané­ment. Or, pour des capac­ités de réac­tion lim­itées, elles devi­en­nent au-delà d’un cer­tain seuil à ren­de­ment d’échelle mar­gin­al décroissant.

Pour pren­dre un exem­ple très sim­ple, un caram­bo­lage impli­quant 150 voitures dans le brouil­lard n’ap­pelle pas la même logis­tique d’in­ter­ven­tion que 150 acci­dents dis­tincts impli­quant seule­ment une voiture et sur­venant tous les deux jours durant l’an­née. Dans le dernier cas, votre capac­ité d’in­ter­ven­tion peut non seule­ment être rel­a­tive­ment lim­itée, mais peut aus­si être rou­tinière. Dans l’autre cas, il est néces­saire de dis­pos­er de capac­ités extra­or­di­naires et d’in­ter­venir sur une grande échelle rapi­de­ment. Il en va de même de la ges­tion de crise de ces événe­ments extrêmes et de leur finance­ment : votre besoin en cap­i­tal pour cou­vrir de tels risques est beau­coup plus impor­tant que la somme de vos besoins pour n événe­ments de plus faible taille répar­tis dans le temps ou géo­graphique­ment. Et puisque beau­coup d’or­gan­i­sa­tions ont toutes ce besoin de cap­i­tal immé­di­at, le prix du cap­i­tal aug­mente sig­ni­fica­tive­ment. C’est l’ef­fet d’échelle.

Point de non-retour

Enfin, il existe aus­si un point de non-retour, « d’ir­réversibil­ité de l’im­pact ». Vous pou­vez être malade plusieurs fois dans l’an­née et recou­vr­er votre état de san­té ; mais si la mal­adie se trans­forme peu à peu, ou subite­ment, en décès, c’est irréversible. On ne meurt qu’une fois. La métaphore est, hélas, por­teuse pour les risques extrêmes que nous analysons ici. Même si la ville de La Nou­velle-Orléans doit être par­tielle­ment recon­stru­ite (notam­ment grâce aux rem­bourse­ments d’as­sur­ance et aux aides fédérales d’ur­gence), elle ne sera plus jamais comme avant ; de même de down­town Man­hat­tan. L’ef­fet irréversibil­ité n’est d’ailleurs pas tou­jours dû à une destruc­tion ponctuelle. Pensez à la crise de respon­s­abil­ité qui a sec­oué le milieu des affaires (Enron, World­com, etc.). La loi pré­parée par le séna­teur Paul Sar­banes et le député Michael Oxley a changé rad­i­cale­ment le fonc­tion­nement de cen­taines de mil­liers d’en­tre­pris­es dans le monde (loi dite Sar­banes-Oxley). C’est l’ef­fet irréversibil­ité. Dans le reg­istre san­i­taire, en cas d’épidémies puis­santes débu­tant en Asie, cer­tains ont sug­géré de met­tre ces pays en quar­an­taine. Mais quels seraient les effets d’une telle déci­sion sur l’é­conomie mon­di­ale, privée du jour au lende­main de l’ensem­ble des impor­ta­tions de cette zone ?

Comment repenser la préparation stratégique des organisations ?

Pour les décideurs, hommes poli­tiques ou chefs d’en­tre­prise, ce nou­v­el envi­ron­nement con­stitue une espèce d’en­jeu para­dox­al. D’une part, la néces­sité de s’at­tel­er à la tâche et de gér­er ces risques de manière déci­sive s’im­pose à tous puisqu’ils boule­versent déjà un large spec­tre d’ac­tiv­ités et redéfinis­sent les enjeux de pou­voir. D’autre part, la ten­ta­tion de remet­tre les déci­sions au lende­main est aus­si forte face à des sit­u­a­tions qu’au­cune organ­i­sa­tion ne peut gér­er seule du fait de liens d’in­ter­dépen­dance croissants.

Que faire ? Au risque d’être perçu comme quelque peu rad­i­cal, je pense qu’il faut retir­er ces sujets du seul champ de respon­s­abil­ité des ges­tion­naires de risques dans les organ­i­sa­tions. Cela peut paraître para­dox­al, mais ces nou­veaux enjeux, parce qu’ils relèvent directe­ment de la stratégie d’en­tre­prise, néces­si­tent la mise en place de procé­dures par­ti­c­ulières, de sys­tèmes résilients et de met­rics qui soient bien lis­i­bles des investis­seurs. Les ges­tion­naires de risques sont rarement man­datés, ni même for­més, pour cela. C’est à la direc­tion finan­cière que ce rôle doit incomber. Le directeur financier, sous con­trôle du comité de direc­tion, doit être en charge de dévelop­per des méth­odes d’é­val­u­a­tion des liens d’in­ter­dépen­dance de la com­pag­nie. Il doit pou­voir soumet­tre son état-major à des scé­nar­ios hors cadre et tra­vailler de con­cert avec les organ­i­sa­tions et pays avec lesquels la com­pag­nie dépend aujour­d’hui, et aus­si ceux dont elle dépen­dra en cas d’événe­ment extrême touchant directe­ment ou indi­recte­ment ses activités.

Il ne s’ag­it alors pas seule­ment de pro­téger l’or­gan­i­sa­tion con­tre le con­tre­coup d’un tel événe­ment, mais aus­si de pren­dre avan­tage d’une telle sit­u­a­tion. En effet, l’ex­péri­ence mon­tre que la plu­part des risques ou sin­istres à grande échelle dont nous par­lons ici génèrent en quelques jours un bond fan­tas­tique de la demande pour un grand nom­bre de biens et de ser­vices. Pour l’en­tre­prise, il s’ag­it alors d’an­ticiper cela en met­tant sur pied, à l’a­vance, une capac­ité humaine, logis­tique, finan­cière et déci­sion­nelle capa­ble de répon­dre très vite à ce sur­croît de demande (ren­force­ment de posi­tions de marchés, développe­ment et achem­ine­ment de nou­veaux produits).

Une telle pos­ture exige sou­vent des inno­va­tions tech­niques et man­agéri­ales, et des déci­sions d’in­vestisse­ment et de « pri­or­i­sa­tion » qui relèvent avant tout du comité de direc­tion. Un nom­bre crois­sant de grands états-majors que je con­seille recon­nais­sent d’ailleurs cette nou­velle donne et s’at­tel­lent à la tâche. Une fois cette stratégie établie, la direc­tion finan­cière peut alors guider la direc­tion du con­trôle des risques pour dévelop­per des poli­tiques de ges­tion de risques internes. Ces dernières sont alors bien mieux com­pris­es et soutenues par les action­naires et les investis­seurs. La con­fig­u­ra­tion inverse (ges­tion­naires de risques vers direc­tion finan­cière et comité de direc­tion) a prou­vé en de nom­breuses occa­sions ses lim­ites face à des risques non encore bien réper­toriés — ceux-là mêmes qui con­stituent le nou­v­el envi­ron­nement stratégique — et de coûter très cher à la val­ori­sa­tion bour­sière de cer­taines entre­pris­es. Une approche finan­cière per­met, elle, d’ap­porter des solu­tions glob­ales quel que soit l’événe­ment auquel l’en­tre­prise devra faire face.

Rôle de l’assurance

Dans cette approche finan­cière, l’as­sur­ance, dev­enue aujour­d’hui la pre­mière indus­trie au monde en ter­mes de revenus générés par ses activ­ités, a cer­taine­ment un rôle majeur à jouer. C’est le cas notam­ment à tra­vers le trans­fert de risques qu’elle per­met et son effet de signal.

Comme mécan­isme de trans­fert de risques d’abord, l’as­sur­ance per­met la cou­ver­ture de cer­tains événe­ments qui auraient des con­séquences cat­a­strophiques pour les vic­times si elles n’é­taient pas assurées. Elle le fait en s’ap­puyant sur la mutu­al­i­sa­tion des risques et la diver­si­fi­ca­tion par zone géo­graphique et par type d’événement.

De plus, le prix de l’as­sur­ance con­stitue un sig­nal sur le niveau de risques 1. Pour pren­dre le cas extrême, les assureurs et réas­sureurs 2 peu­vent choisir de ne pas cou­vrir cer­tains risques. Dans ce cas, cela peut aus­si être inter­prété comme un sig­nal d’alarme indi­quant que cer­taines activ­ités sont jugées trop exposées.

L’É­tat, de par sa capac­ité de diver­si­fi­ca­tion sur l’ensem­ble des con­tribuables et, au moins théorique­ment, sur l’ensem­ble des généra­tions futures, peut alors s’avér­er un parte­naire impor­tant. Reste à définir les ter­mes et con­di­tions du parte­nar­i­at. Mais gar­dons alors à l’e­sprit que der­rière le rideau sou­vent feu­tré du fameux « parte­nar­i­at pub­lic-privé », bran­di de plus en plus comme la solu­tion mir­a­cle pour adress­er la ques­tion des grands risques, se cachent en vérité des antag­o­nismes pro­fonds. Dans un con­texte de muta­tions fortes fait de cat­a­stro­phes et de crises accrues, et face à des déficits publics gran­dis­sants, cer­tains gou­verne­ments peu­vent rechercher un peu trop sys­té­ma­tique­ment à trans­fér­er au secteur privé une respon­s­abil­ité finan­cière qui devrait leur incomber, comme une fonc­tion régali­enne pre­mière. Aus­si, dans un univers de com­péti­tiv­ité accrue, quelles solu­tions la sphère privée peut-elle pro­pos­er ? Jusqu’où les acteurs privés, au pre­mier rang desquels les assureurs et réas­sureurs, accepteront-ils de sup­port­er les con­séquences finan­cières de tels événe­ments extrêmes ? À quel prix ? Pour quels béné­fices quan­tifi­ables ? Ici aus­si, de nou­veaux enjeux stratégiques se dessi­nent clairement.

Et demain ?

Ces risques extrêmes vont con­tin­uer de désta­bilis­er bon nom­bre d’en­tre­pris­es. Nous avons été for­més dans les grandes écoles ou uni­ver­sités à gér­er la con­ti­nu­ité, ou tout au plus des crises locales mais en univers sta­ble, échelle lim­itée et con­nais­sance du phénomène. Aujour­d’hui vous con­fron­tez votre organ­i­sa­tion à des événe­ments d’échelle très large, en univers dont les référen­tiels changent très rapi­de­ment, avec un haut niveau d’in­cer­ti­tude. Cela fait de la prise de déci­sion un art plus com­plexe. Cer­taines organ­i­sa­tions res­teront sur le bord de la route, stag­nant ou régres­sant, faute d’avoir anticipé ces sit­u­a­tions assez tôt au niveau du comité de direc­tion. D’autres ont bien com­pris qu’il s’agis­sait d’un tout nou­v­el envi­ron­nement, avec de nou­velles règles, de nou­velles solu­tions à met­tre en place, et aus­si d’im­por­tantes oppor­tu­nités de marchés.

Il con­vient aus­si de for­mer les futurs dirigeants à cette nou­velle réal­ité. L’échiquier stratégique, poli­tique, et mil­i­taire, tant français qu’in­ter­na­tion­al, dans lequel les futurs X graviteront, sera en de nom­breux points dif­férent de celui des pro­mo­tions sor­ties il y a vingt ou trente ans. Sans doute devri­ons-nous réfléchir à la mise en place d’un enseigne­ment spé­ci­fique sur ces ques­tions en cycle polytechnicien.
 
 
1. Dans la mesure où les mon­tants de primes ne sont pas trop affec­tés par la régu­la­tion des marchés d’as­sur­ance, ce qui est le cas dans la plu­part des grands pays industrialisés.
2. Ou les investis­seurs, dans le cas des mécan­ismes de trans­fert alter­natif de risques sur les marchés financiers qui se sont forte­ment dévelop­pés récem­ment (dérivés cli­ma­tiques, oblig­a­tions indexées sur risques cat­a­strophiques, side­cars, etc.).

POUR EN SAVOIR PLUS (PAR L’AUTEUR)

OUVRAGES

  • AUERSWALD, BRANSCOMB, LAPORTE et MICHEL-KERJAN, Seeds of Dis­as­ter, Roots of Response : How Pri­vate Action Can Reduce Pub­lic Vul­ner­a­bil­i­ty, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, octo­bre 2006, 534 pages. Pré­face par le général Robert MARSH. www.seedsofdisaster.com (cer­tains chapitres en ligne).
  • Glob­al Risks 2007. World Eco­nom­ic Forum, en parte­nar­i­at avec Citibank, Marsh­Maclen­nan, Swiss Re et le Whar­ton Risk Center.
  • O. GODARD, C. HENRY, P. LAGADEC et E. MICHEL-KERJAN, Traité des nou­veaux risques. Pré­cau­tion, Crise, Assur­ance, Folio actuel, Inédit n° 100, Édi­tions Gal­li­mard, Paris, 620 pages, 2002.

 
ARTICLES (EN FRANÇAIS)

  • E. MICHEL-KERJAN (2006), « Cou­ver­ture finan­cière des “ risques à grande échelle ” : la parole est à la pre­mière indus­trie au monde », Annales des Mines.
  • E. MICHEL-KERJAN (2003), « Ter­ror­isme à grande échelle : partage de risques et poli­tiques publiques », Revue d’Économie poli­tique, 113e année, vol­ume 113, p. 625–648.

MÉDIAS

  • E. MICHEL-KERJAN, « Ensur­ing Glob­al Ura­ni­um Sup­plies » (avec D. DECKER, Har­vard), Inter­na­tion­al Her­ald Tri­bune, 22 décem­bre 2006.
  • E. MICHEL-KERJAN, « Face aux risques globaux, com­ment diriger le monde ? » (avec T.MALLERET, Forum économique mon­di­al), Le Figaro, Opin­ions, 13 novem­bre 2006.
  • E.MICHEL-KERJAN, « Les États-Unis à l’heure des choix », Le Figaro, Opin­ions, 11 sep­tem­bre 2005.
  • E. MICHEL-KERJAN, « Kat­ri­na, le jour d’après », Le Monde, Débats-Opin­ions, 4 sep­tem­bre 2005.

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