Table ronde

Dossier : La France et ses vinsMagazine N°612 Février 2006
Par Laurens DELPECH

Lau­rens Delpech :
La con­cur­rence sur le marché mon­di­al entre pays pro­duc­teurs de vins est de plus en plus rude. Dans ce con­texte, le sys­tème français des AOC est sou­vent cri­tiqué pour son manque de sou­p­lesse. Qu’en pensez-vous ? 

Les pro­duc­teurs inter­rogés regret­tent le manque d’adap­ta­tion d’un sys­tème vieil­li face à cer­taines évo­lu­tions du marché.

Château d’Am­puis, Domaine Gui­gal, médaille en bronze 72 mm.

Avec près des deux tiers de la pro­duc­tion nationale en AOC, la garantie que pro­curent les règles est diluée. Mar­cel Gui­gal recon­naît que la France pro­duit sou­vent cher des vins par­fois mau­vais ou sans intérêt, en se cachant der­rière l’ap­pel­la­tion. Jean-Claude Rouza­ud dénonce un cer­tain “laiss­er-aller qual­i­tatif” ain­si qu’une frag­men­ta­tion exces­sive de l’of­fre en “microter­roirs”, ren­dant toute approche “masse mar­ket­ing” impos­si­ble. Pour ces raisons, l’I­nao a “un devoir d’évo­lu­tion” (Hubert de Boüard).

Tous pré­conisent une seg­men­ta­tion assumée pour bâtir une offre à étages. Une telle évo­lu­tion con­duirait à une pro­duc­tion de vin à plusieurs vitesses, répon­dant à des logiques dif­férentes et reflé­tant une réal­ité sim­ple : les grands crus se vendent bien tan­dis que les vins de masse souf­frent forte­ment de la con­cur­rence. Il y aurait d’une part les vins de ter­roir répon­dant à des cahiers des charges exigeants : c’est l’idée d’AOC d’Ex­cel­lence que le prési­dent de l’I­nao a défendue et que plusieurs pro­duc­teurs regret­tent de voir mise en som­meil. De l’autre des vins plus sim­ples, par­fois créat­ifs ou représen­tat­ifs d’un savoir­faire région­al, pou­vant béné­fici­er de con­di­tions de pro­duc­tion plus sou­ples. « La France a autant besoin de ses grands crus que de ses petits vins. Nous devons être fiers des uns comme des autres » (Pierre-Hen­ri Gagey).

D’autres pays, quand ils intro­duisent un sys­tème d’ap­pel­la­tion d’o­rig­ine, ne se préoc­cu­pent que de garan­tir l’o­rig­ine du pro­duit, ils lais­sent les pro­duc­teurs libres de leurs choix en ter­mes d’encé­page­ment et de modes de cul­ture. N’est-ce pas une voie que pour­rait pren­dre le sys­tème français des AOC ? 


Côte-Rôtie, Éti­enne Guigal.


Saint-Émil­ion, Château Ausone.

L’ex­em­ple ital­ien, sans être la panacée, est cité par Jean-Claude Rouza­ud pour la réac­tiv­ité des autorités de tutelle des DOC2 aux attentes des marchés. Ain­si, lorsque des crus comme Sas­si­ca­ia ont décidé d’u­tilis­er des cépages non admis par les anci­ennes règles de pro­duc­tion, ils se sont bap­tisés “vins de table” ; mais devant leur suc­cès, les autorités se sont empressées de mod­i­fi­er les règles de pro­duc­tion des DOC pour réin­té­gr­er ces “super Toscans”.

Par­mi les con­traintes — ou vécues comme telles — qui pour­raient être assou­plies, deux pro­duc­teurs citent la déli­cate règle des 85%3. Les vins de ter­roir acceptent la con­trainte max­i­male qui con­siste à pro­pos­er effec­tive­ment ce qui est annon­cé (100% du liq­uide provient de la ven­dan­ge ou du cépage cités) mais le taux de 85% pour­rait s’ap­pli­quer aux vins génériques ou de mar­que. En autorisant l’a­jout de vin d’une autre année, ce principe per­me­t­trait de liss­er l’ef­fet mil­lésime et de garan­tir une cer­taine con­stance des produits.

Ne pensez-vous pas que l’of­fre française de vin gag­n­erait à être plus cen­trée sur les deman­des des consommateurs ? 

Pour Jean-Claude Rouza­ud, très mar­qué par la con­cep­tion cham­p­enoise de pro­duc­tion et de com­mer­cial­i­sa­tion des vins, “le drame de l’of­fre française est d’être éclatée par la mul­ti­tude de spé­ci­ficités des ter­roirs, sans aucune approche con­som­ma­teur”. Il sem­ble dif­fi­cile de con­cevoir qu’elle puisse s’adress­er avec suc­cès à une large cible de con­som­ma­teurs dont le niveau d’é­d­u­ca­tion oenophile est plus ou moins élevé. La France, comme ses voisins européens, subit de plein fou­et l’ar­rivée sur le marché de vins pro­duits dans une logique de la demande, dont le style mais aus­si la présen­ta­tion répon­dent aux attentes des consommateurs.

Reprenant l’idée d’une offre à étages, Pierre-Hen­ri Gagey et Hubert de Boüard pré­cisent que seule la caté­gorie “basse” devrait être plus cen­trée sur les attentes des con­som­ma­teurs, sans pour autant les suiv­re à la lettre.

Les grands vins, quant à eux, doivent rester dans une logique d’of­fre, priv­ilé­giant l’ex­pres­sion d’une authen­tic­ité et d’une typ­ic­ité. Ils doivent con­tin­uer de pro­pos­er un pro­duit sophis­tiqué, voire sanc­tu­ar­isé, pour une frange de 5 à 10 % des consommateurs.

Plus glob­ale­ment la seule règle qui compte aux yeux de Mar­cel Gui­gal, c’est de “ramen­er le con­som­ma­teur au plaisir en le déculpabilisant “.

Quels sont les avan­tages com­péti­tifs de la France — et en par­ti­c­uli­er de votre région — face à ses con­cur­rents (pays pro­duc­teurs de vins) ? 

Les pro­duc­teurs ne sont pas ten­dres avec le mod­èle économique du vin français mais ils savent en recon­naître les forces.

Pour deux d’en­tre eux, le sys­tème d’ap­pel­la­tion, perçu sou­vent comme un hand­i­cap, est d’abord une chance dans la mesure où il pro­pose des règles du jeu claires.


Cham­pagne Roederer.


Gevrey-Cham­bertin, Château de Gevrey.

Pierre-Hen­ri Gagey, comme ses con­frères du Rhône ou du Bor­de­lais, voit dans l’an­téri­or­ité de la cul­ture de la vigne et de l’élab­o­ra­tion du vin la grande force de la France. Des siè­cles de tra­vail ont per­mis de déter­min­er les meilleures pra­tiques de pro­duc­tion, en par­ti­c­uli­er l’adéqua­tion entre les cépages et les ter­roirs de chaque région. Pour Hubert de Boüard ce pat­ri­moine est com­plété par l’ex­tra­or­di­naire bio­di­ver­sité du paysage viti­cole français, utile pour la pro­duc­tion mais aus­si pour le tourisme du vin. Quant à Jean-Claude Rouza­ud, il met en avant la plus grande “digestibil­ité” des vins français tout en restant cir­con­spect : à son avis les atouts français ne sont peut-être pas suff­isants pour con­tr­er la vague concurrentielle.

L’élan que ces pro­duc­teurs veu­lent incar­n­er se résume dans le voeu d’Hu­bert de Boüard : “La France doit évoluer vers un com­porte­ment con­quérant, en étant fière de ses atouts pour mieux les promouvoir.”

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1. Insti­tut nation­al des appel­la­tions d’o­rig­ine contrôlée.
2. Denom­i­nazione de Orig­ine Con­tro­la­ta, équiv­a­lent de nos AOC.
3. N.D.L.R. : d’après les règle­ments com­mu­nau­taires sur l’é­ti­que­tage, la men­tion d’un mil­lésime sup­pose qu’au moins 85 % du con­tenu aient été récoltés l’an­née en ques­tion, ce qui laisse la pos­si­bil­ité d’a­jouter du vin d’autres années. Aucun décret d’ap­pli­ca­tion n’ex­is­tant pour ces règle­ments à ce jour en France, la règle des 85 % est donc en vigueur. Idem pour le(s) cépage(s).

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