Ubu roi en locomotive

Rien de nouveau sur Ubu roi

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°706 Juin/Juillet 2015Rédacteur : Jonathan CHICHE (05)

Le cri­tique Mau­rice Sail­let, qui n’avait peut-être jamais mis les pieds en Bre­tagne, affir­mait de l’œuvre d’Alfred Jar­ry qu’elle était « le Carnac de notre littérature ».

De cette œuvre, le grand pub­lic con­naît surtout, sinon seule­ment, Ubu roi, sans savoir qu’il n’en est l’auteur que dans une pro­por­tion toute relative.

Ubu loco­mo­tive, Fonds Rafaël de Luc, Bib­lio­thèque munic­i­pale de Reims.
© EMMANUEL PEILLET

Bien avant la proféra­tion, par l’acteur Gémi­er, du fameux pre­mier mot de la pièce, en 1896, la matière pre­mière du cycle d’Ubu comme son vocab­u­laire essen­tiel s’étaient trou­vés dégagés vers 1885 par un groupe de potach­es du lycée de Rennes, au rang desquels fig­u­raient Charles Morin, futur X 89, et son frère Hen­ri, futur X 93.

Il faut se résign­er à ne jamais con­naître pré­cisé­ment la part, dans la préhis­toire d’Ubu roi, de cha­cun de ces élèves dont la postérité n’a pas retenu tous les noms, mais il est cer­tain que les cama­rades de Jar­ry l’initièrent à la tra­di­tion qui fai­sait du pro­fesseur de physique Hébert un per­son­nage de saynètes à la représen­ta­tion desquelles ses pro­pres enfants – dont l’un, Mar­cel, inté­gr­era l’X en 1891 – n’étaient pas étrangers.

Même si de nom­breux textes de cette péri­ode n’ont pas survécu, nous savons qu’Ubu roi tire son orig­ine de la pièce Les Polon­ais. Le car­ac­tère postérieur des témoignages rend quelque peu déli­cate l’exégèse, d’autant plus que l’« affaire des sources d’Ubu roi » n’éclatera que bien après la mort de Jar­ry, par l’intermédiaire de Charles Chas­sé, trop peu pru­dent face à cer­tains témoignages der­rière lesquels per­cent une volon­té de refaire l’histoire comme ce qui sem­ble l’ombre ou le sou­venir d’amitiés par­ti­c­ulières diverse­ment appréciées.

Jar­ry n’aura de cesse de repren­dre et dévelop­per le cor­pus ren­nais, jusqu’à s’identifier au Père Ubu de façon véri­ta­ble­ment unique dans l’histoire de la lit­téra­ture, en adop­tant non seule­ment l’élocution, mais égale­ment la signature.

Il ne fera du reste nul mys­tère des orig­ines d’Ubu roi, sous-titré Ou Les Polon­ais pour sa pre­mière pub­li­ca­tion, dans Le livre d’art, revue de Mau­rice Dumont et Paul Fort, en 1896, non plus que dans l’édition orig­i­nale en vol­ume, au Mer­cure de France, la même année – bien que la suite du sous-titre appelle chaque fois quelque perplexité.

On peut rêver à ce qu’aurait été l’existence de Jar­ry sans le Père Hébert et le con­tin­gent de potach­es du lycée de Rennes.

Ses pen­chants lit­téraires auraient pu s’affirmer suff­isam­ment pour l’empêcher d’entrer à l’École nor­male supérieure mais, si l’on s’accorde à recon­naître avec Alfred Val­lette que Jar­ry man­quait totale­ment d’imagination, force est de sup­pos­er que sa place dans les manuels de lit­téra­ture s’apparenterait à celle de tant d’auteurs fin-de-siè­cle dont les édu­ca­teurs pro­fes­sion­nels esti­ment préférable d’épargner la lec­ture à des élèves qui n’ont jamais fréquen­té le lex­ique de Plowert.

Si La Drag­onne ou Le Sur­mâle trou­vent encore des lecteurs, le nom d’Alfred Jar­ry, sans la mer­dre et la gidouille, n’évoquerait que le néant chez l’écrasante majorité de nos contemporains.

Cepen­dant, sans Jar­ry, la portée fon­da­men­tale des Polon­ais serait prob­a­ble­ment restée com­plète­ment ignorée, même s’il sem­ble que la tra­di­tion ren­naise se soit par­tielle­ment con­servée jusque sur le cam­pus de l’X – des doc­u­ments de cette époque en con­ser­vent-ils la trace ? Doit-on con­clure en se deman­dant com­bi­en d’œuvres ont dis­paru, sem­blable­ment remar­quables et com­posées dans des cir­con­stances ana­logues, faute d’un « décou­vreur » capa­ble d’en recon­naître la valeur, et nég­ligées par leur auteur au prof­it d’études et d’une pro­fes­sion respectées ?

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