Restructuration et renaissance en Russie

Dossier : L'électricité nucléaireMagazine N°643 Mars 2009
Par Denis FLORY (72)

Pour une économie russe revig­orée par la vente du pét­role et du gaz, tablant sur une crois­sance annuelle de la demande en élec­tric­ité entre 4 et 5 % sur les quinze prochaines années, l’ap­port des cen­trales nucléaires (16 % de l’élec­tric­ité pro­duite) prend une impor­tance accrue. En mal de moyens financiers, le lob­by nucléaire fait remar­quer que plutôt que de ven­dre du gaz sur le marché domes­tique à 70 euros les mille mètres cubes, il est plus avan­tageux de ven­dre ce gaz trois fois plus cher en Europe, et de con­stru­ire de nou­velles tranch­es nucléaires. Le dif­féren­tiel de prix per­me­t­trait d’amor­tir le coût de con­struc­tion d’une tranche en quelques années.

Par­tant de ces prémices, et fort du sou­tien poli­tique de Vladimir Pou­tine, Ser­gueï Kirienko s’est attelé en par­al­lèle à deux chantiers majeurs : la mod­erni­sa­tion du cadre lég­is­latif et la mod­erni­sa­tion de l’outil industriel.

Repères
À sa nom­i­na­tion en 2005 à la tête de l’A­gence fédérale de l’én­ergie atom­ique (Rosatom), Ser­gueï Kirienko héri­tait d’un out­il indus­triel vieil­lis­sant voire obsolète. Illus­tra­tion trag­ique de cette sit­u­a­tion, l’emblématique usine sovié­tique Atom­mach, con­stru­ite à Vol­go­don­sk pour fournir les gros com­posants nucléaires, s’est détournée des fab­ri­ca­tions con­cer­nant le nucléaire pour se con­cen­tr­er sur le ther­mique clas­sique et sur la fab­ri­ca­tion de coupoles pour églis­es ortho­dox­es. Fin 2005, le parc nucléaire est alors com­posé de 31 tranch­es, d’âge moyen vingt-trois ans, dont la moitié de la puis­sance instal­lée provient de réac­teurs de type RBMK-1000 (type Tch­er­nobyl). Les pro­jec­tions de pro­duc­tion d’élec­tric­ité nucléaire sont alors égale­ment en décrois­sance : le rythme de mise en ser­vice des tranch­es nucléaires, dont la con­struc­tion avait été aban­don­née dans les années qua­tre-vingt-dix puis reprise sans grand volon­tarisme, ne com­pense pas la fin d’ex­ploita­tion pro­gram­mée des centrales.

La loi tunnel

Signée le 5 févri­er 2007 par le prési­dent Pou­tine, la loi dite ” tun­nel ” (des­tinée à pass­er sous les obsta­cles à la restruc­tura­tion) doit ren­dre le com­plexe atom­ique ” con­cur­ren­tiel sur les marchés inter­na­tionaux et ren­forcer son attrac­tiv­ité pour les investis­seurs “. Cette loi per­met le regroupe­ment, dans une hold­ing ver­ti­cale­ment inté­grée (Atom­en­er­go­prom-AEP) appar­tenant à cent pour cent à l’É­tat, de la majorité des act­ifs des entre­pris­es du secteur nucléaire civ­il. Cette restruc­tura­tion ne vise cepen­dant pas l’aval du cycle du com­bustible nucléaire, lais­sant au secteur régalien le lourd héritage de la course aux armements.

Cette loi autorise pour la pre­mière fois la pos­ses­sion de matières nucléaires sur le sol russe et l’ex­ploita­tion d’in­stal­la­tions nucléaires par des per­son­nes morales, alors que jusque-là seul l’É­tat fédéral pou­vait être pro­prié­taire de matières nucléaires sur le sol de la Russie.

Cepen­dant seules des entités russ­es peu­vent être autorisées à traiter ou à gér­er ces matières et à exploiter des instal­la­tions nucléaires.

Une double logique

En avril 2007 au cours de son ” adresse à l’Assem­blée fédérale ” Vladimir Pou­tine avait déclaré : ” Pour la réal­i­sa­tion de ce pro­jet de développe­ment du nucléaire, je pro­pose de créer une cor­po­ra­tion spé­ciale, réu­nis­sant les entre­pris­es de l’én­ergie atom­ique et de l’in­dus­trie. Elle tra­vaillera sur les marchés intérieur et extérieur, et elle devra égale­ment assur­er la pro­tec­tion des intérêts de l’É­tat dans la sphère de la défense. ”

Ren­dre le com­plexe atom­ique con­cur­ren­tiel sur les marchés internationaux 

Cette créa­tion obéit à une dou­ble logique : éviter une frac­ture entre le nucléaire civ­il, la défense et la recherche ; redonner à Rosatom le con­trôle des sociétés par actions de la sphère nucléaire qui échap­paient à son con­trôle admin­is­tratif. Cette loi délègue à Rosatom l’ensem­ble des act­ifs détenus par la Fédéra­tion de Russie dans le secteur nucléaire, et crée qua­tre fonds de réserves ” afin de financer les charges des­tinées à cou­vrir la sûreté des indus­tries et des instal­la­tions à risques radi­ologique et nucléaire “. La Cor­po­ra­tion est organ­isée en une branche indus­trielle (la hold­ing inté­grée Atom­en­er­go­prom) et trois branch­es ” régali­ennes ” (défense, sûreté et radio­pro­tec­tion ; recherche fon­da­men­tale et appliquée ; enseignement).

Le Meccano industriel

Stan­dard­is­er les centrales
La par­tie énergie nucléaire du pro­gramme d’ac­tiv­ité de Rosatom prévoit d’in­tro­duire 33 GW de puis­sance élec­tronu­cléaire d’i­ci 2015, et de pro­duire annuelle­ment jusqu’à 234,4 TWh (soit 145 % des capac­ités de 2008). Cela passe par la mise en ser­vice d’un min­i­mum de 2 GW de puis­sance par an à par­tir de 2015. L’ensem­ble des moyens financiers déblo­qués pour la péri­ode 2009–2015 est de l’or­dre de 50 mil­liards d’eu­ros. Un élé­ment impor­tant de ce pro­gramme repose sur la déci­sion de stan­dard­is­er les nou­velles con­struc­tions autour du pro­jet appelé AES-2006, de cen­trale à eau pres­surisée de 1 150 MWe de type VVER.

La créa­tion d’Atomen­er­go­prom s’est accom­pa­g­née d’une série de regroupe­ments et d’ac­cords dans le secteur des con­struc­tions mécaniques et de l’ingénierie. C’est ain­si qu’a été créée une joint ven­ture Alstom-Atom­en­er­go­mach pour la fab­ri­ca­tion de tur­bines de type Ara­belle en Russie, qui sera en con­cur­rence avec la pro­duc­tion nationale du groupe Silovye Machiny. La société Atom­stroy­ex­port (ASE) spé­cial­isée dans l’ex­por­ta­tion de cen­trales nucléaire­sa fusion­né avec l’in­sti­tut d’ingénierie Atom­en­er­go­proekt de Saint-Péters­bourg. ASE maîtris­era ain­si la con­cep­tion et la con­struc­tion de cen­trales nucléaires, et prévoit égale­ment de se dot­er de capac­ités de fab­ri­ca­tion de gros com­posants via une prise de par­tic­i­pa­tion dans Ijorskie Zavody et Sko­da JS, toutes deux appar­tenant au groupe OMZ et dis­posant de capac­ités de fab­ri­ca­tion de gros com­posants (cuves notamment).

Le programme d’activité Rosatom (septembre 2008)

En par­al­lèle à ces évo­lu­tions lég­isla­tives et indus­trielles, S. Kirienko a fait approu­ver par le gou­verne­ment une série de pro­grammes fédéraux sec­to­riels (défense, sûreté-radio­pro­tec­tion, indus­trie nucléaire), ver­sions mod­ernes des plans quin­quen­naux, chiffrant les objec­tifs de con­struc­tion de cen­trales nucléaires, de remise à niveau des instal­la­tions du cycle du com­bustible, et répar­tis­sant l’ef­fort financier pour ces travaux entre sub­ven­tions gou­verne­men­tales et moyens pro­pres du secteur nucléaire. Les finance­ments annon­cés jusqu’en 2015 se répar­tis­sent en 36 mil­liards d’eu­ros issus du bud­get de Rosatom et 24 mil­liards d’eu­ros issus du bud­get fédéral.

À plus long terme, les grandes ori­en­ta­tions visent à fer­mer le cycle du com­bustible nucléaire sur la base de réac­teurs à neu­trons rapi­des à calo­por­teur sodi­um ou plomb-bis­muth (un savoir-faire exclusif russe issu des réac­teurs de propul­sion navale) chargés en com­bustible ura­ni­um-plu­to­ni­um, et néces­si­tant la créa­tion d’in­stal­la­tions de fab­ri­ca­tion de MOX, et le rem­place­ment de l’u­sine de retraite­ment Mayak par une usine mod­erne dont le pilote devrait être con­stru­it à Jelezno­gorsk à côté de Krasnoïarsk.

Des ambitions, mais des limites

L’équivalent d’un pro­gramme quin­quen­nal qui ne sera prob­a­ble­ment pas réalisé

Si les buts affichés par le secteur nucléaire russe sont ambitieux, les lim­ites d’un tel exer­ci­ce restent très présentes : les con­struc­tions de cen­trales ne sont pas mis­es en regard des capac­ités réelles du secteur des con­struc­tions mécaniques du pays, ni du réser­voir humain néces­saire pour réalis­er ces ambitions.

Par ailleurs les effets de la crise ren­for­cent les inter­ro­ga­tions préex­is­tantes sur les capac­ités de finance­ment : les indus­triels, qui devaient par­ticiper au finance­ment de la con­struc­tion de cen­trales nucléaires, voient leur activ­ité se ralen­tir, et leurs capac­ités de finance­ment se réduire. De fait, dans la tra­di­tion sovié­tique, ce pro­gramme ressem­ble fort à un pro­gramme quin­quen­nal, dont cha­cun sait qu’il ne sera prob­a­ble­ment pas réalisé.

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