Réorganiser les échanges agricoles mondiaux

Dossier : La démographie déséquilibréeMagazine N°639 Novembre 2008
Par Marcel MAZOYER

Mal­gré la bonne volon­té qua­si générale affichée en l’an 2000 lors de la réu­nion inter­na­tionale Objec­tifs du mil­lé­naire pour le développe­ment, le nom­bre des mal-nour­ris con­tin­ue d’aug­menter lente­ment et ne sera certes pas divisé par deux en 2015 comme cela était espéré.

REPÈRES
La crois­sance de la pro­duc­tion agri­cole mon­di­ale est remar­quable et, même au plus fort de l’explosion démo­graphique, elle est restée légère­ment supérieure à celle de la pop­u­la­tion : de 1950 à 2000 la pop­u­la­tion mon­di­ale a été mul­ti­pliée par 2,4 et la pro­duc­tion agri­cole par 2,6. Cette aug­men­ta­tion est due pour les trois quarts à l’amélioration des ren­de­ments (semences sélec­tion­nées, engrais minéraux, pes­ti­cides) et pour le reste à l’extension des ter­res arables et à la réduc­tion des péri­odes de friche ou de jachère.

Le vrai prob­lème est la per­sis­tance de très grandes iné­gal­ités : 2 mil­liards d’êtres humains vivent avec moins de deux dol­lars par jour et la moitié d’en­tre eux avec moins d’un dol­lar par jour, ce qui entraîne de graves sous-ali­men­ta­tions chroniques :

10 mil­lions d’êtres humains meurent de faim chaque année

env­i­ron 850 mil­lions d’hommes, dont les trois quarts sont des ruraux, ont faim une grande par­tie de l’an­née (9 mil­lions d’en­tre eux vivent dans les pays indus­tri­al­isés !) et le moin­dre acci­dent cli­ma­tique, biologique, économique ou poli­tique provoque des désas­tres : près de 10 mil­lions d’êtres humains, dont deux tiers sont des enfants, meurent de faim chaque année.

Mal­gré ces morts, et mal­gré tous les efforts actuels, le nom­bre de ces pau­vres extrêmes ne dimin­ue pas, il aug­mente encore de 3 à 5 mil­lions chaque année. Ajou­tons que, mal­gré un exode rur­al de 50 mil­lions par an, le nom­bre total des ruraux reste aux alen­tours de 3,3 mil­liards et con­tin­ue même d’aug­menter légèrement. 

Une majorité d’agriculteurs

Bien enten­du ces ruraux sont pour les trois quarts des agricul­teurs, lesquels représen­tent une pop­u­la­tion active de 1,3 mil­liard (43 % des act­ifs du monde) et l’on mesure la sit­u­a­tion si l’on sait que ces 1,3 mil­liard d’a­gricul­teurs n’ont que 28 mil­lions de tracteurs et 250 mil­lions d’an­i­maux de tra­vail… Certes près de deux tiers d’en­tre eux utilisent des semences sélec­tion­nées, des engrais minéraux et des pes­ti­cides, mais il reste 500 mil­lions d’ac­t­ifs agri­coles qui n’u­tilisent rien d’autre que quelques out­ils manuels : houe, bêche, bâton fouis­seur, fau­cille… et, faute d’une réforme agraire récente sérieuse, de nom­breux pays ex-colo­ni­aux ou ex-com­mu­nistes voient de très grands domaines voisin­er avec des par­celles minus­cules d’une super­fi­cie très inférieure à celle qu’un paysan pour­rait cul­tiv­er seul. En con­séquence ces paysans sont oblig­és d’aller fréquem­ment chercher du tra­vail sur les grands domaines… pour un salaire générale­ment com­pris entre 0,25 et 3 dol­lars par jour : le revenu moyen de ces paysans est même net­te­ment inférieur à celui de la main-d’oeu­vre urbaine non qualifiée. 

Révolution du machinisme et révolution verte

Com­ment en sommes-nous arrivés là ?

Les écarts de pro­duc­tiv­ité, de 1 à 10 il y a un siè­cle, vont aujourd’hui de 1 à 2000

Au début du XXe siè­cle la plu­part des paysans ont une pro­duc­tiv­ité de l’or­dre d’une tonne d’équiv­a­lent céréales par an, mais les plus per­for­mants, ceux qui utilisent les machines nou­velle­ment inven­tées (moisson­neuses-lieuses, etc.) arrivent à 10 tonnes d’équiv­a­lent céréales par an. Les écarts allaient donc de 1 à 10. Depuis cette époque deux révo­lu­tions ont trans­for­mé l’a­gri­cul­ture : la révo­lu­tion du machin­isme et la révo­lu­tion verte. Un agricul­teur bien équipé peut ain­si s’oc­cu­per de 200 hectares et, grâce aux semences sélec­tion­nées, aux engrais et aux pes­ti­cides, obtenir 10 tonnes à l’hectare, sa pro­duc­tiv­ité annuelle est donc de 2 000 tonnes. La révo­lu­tion verte con­cerne surtout les pays en développe­ment sans grande mécan­i­sa­tion, l’amélio­ra­tion des ren­de­ments et l’u­til­i­sa­tion d’amé­nage­ments hydrauliques pour obtenir plusieurs récoltes par an ont per­mis de mul­ti­pli­er la pro­duc­tiv­ité par dix ou quinze. 

Les agriculteurs pauvres ne suivent plus

Ces deux immenses pro­grès ont un revers de la médaille, ils ont entraîné une baisse ten­dan­cielle des prix agri­coles inter­na­tionaux — baisse en ter­mes réels d’un fac­teur 4 ou 5 en un demi-siè­cle — ce qui a certes per­mis de nour­rir bien mieux des pop­u­la­tions crois­santes, mais a aus­si blo­qué le développe­ment des agricul­teurs pau­vres qui n’avaient plus les moyens de suiv­re le mouvement.

La dis­pari­tion des petits
La longue et forte baisse des prix agri­coles a entraîné aus­si la baisse de revenus des petites et moyennes exploita­tions des pays occi­den­taux, et donc leur dis­pari­tion pro­gres­sive au prof­it des exploita­tions voisines de plus grande taille et qui avaient les moyens de se mod­erniser : la grande majorité des exploita­tions agri­coles a ain­si dis­paru au cours du XXe siè­cle. Cepen­dant si la plu­part des paysans occi­den­taux ain­si chas­sés de leurs ter­res ont, plus ou moins aisé­ment, retrou­vé un emploi dans l’in­dus­trie ou les ser­vices, il n’en est pas du tout de même des paysans du tiers-monde subis­sant les mêmes phénomènes et con­fron­tés à un chô­mage massif.

Les pays à grands domaines et bas salaires (Brésil, Argen­tine, Afrique du Sud, Russie, Ukraine…) ont pu rat­trap­er et égaler l’Amérique du Nord et l’Eu­rope de l’Ouest, mais des cen­taines de mil­lions d’a­gricul­teurs des pays en développe­ment n’avaient pas, et n’ont tou­jours pas, la pos­si­bil­ité d’ac­quérir un tracteur, un ani­mal de tra­vail et un hectare sup­plé­men­taire. Les écarts de pro­duc­tiv­ité, qui étaient de 1 à 10 il y a un siè­cle, sont aujour­d’hui de 1 à 2 000, les agricul­teurs les moins pro­duc­tifs con­tin­u­ant à obtenir une tonne d’équiv­a­lent céréales par an.

On en arrive ain­si à des sit­u­a­tions para­doxales. Des pays pau­vres à bas salaires, surtout ceux de la révo­lu­tion verte, peu­vent avoir des secteurs très per­for­mants qui, faute de pou­voir d’achat local, devi­en­nent expor­ta­teurs alors même que ces secteurs sont au milieu de nom­breux sous-alimentés. 

La baisse à long terme et les explosions temporaires des prix agricoles internationaux

Le marché des pro­duits agri­coles est par­ti­c­uli­er : la plus grande par­tie des pro­duc­tions agri­coles est con­som­mée sur place et seuls 10 à 15 % par­ticipent aux échanges inter­na­tionaux, de plus la demande est d’une grande rigid­ité tan­dis que l’of­fre est soumise aux aléas cli­ma­tiques, météorologiques, économiques et même politiques :

Il ne reste sou­vent plus qu’à cess­er de pro­duire et pren­dre le chemin du camp de réfugiés

vous pou­vez atten­dre sans trop de dom­mage pen­dant plusieurs mois la voiture que vous avez com­mandée, il n’en est pas du tout de même de votre nour­ri­t­ure. En con­séquence, en péri­ode d’ex­cé­dents crois­sants les prix agri­coles cor­re­spon­dent à la pro­duc­tiv­ité du 10e ou 15e cen­tile le plus com­péti­tif. Pour les céréales, ce prix est de 100 dol­lars la tonne (prix de revient aus­tralien ou cana­di­en), il est inférieur au prix de revient ouest-européen (150 dol­lars la tonne) ou améri­cain (120 dol­lars la tonne). Ces pays ont donc besoin d’aides publiques pour pou­voir exporter ou même sim­ple­ment affron­ter la concurrence.

Mais surtout ce prix inter­na­tion­al est très inférieur au coût de pro­duc­tion des cen­taines de mil­lions de paysans pro­duisant de l’or­dre d’une tonne de céréales par an, coût que l’on peut estimer à env­i­ron 400 dol­lars la tonne. Appau­vris par la baisse des prix des pro­duc­tions d’ex­por­ta­tion, comme par celle des pro­duc­tions vivrières, ces paysans se voient sou­vent con­traints de cess­er de pro­duire et pren­dre le chemin du camp de réfugiés, du bidonville ou de l’émigration.

Prix inter­na­tion­al du blé (1947–2000), en dol­lars 1998 par tonne Prix inter­na­tion­al du coton (1950–2005), en dol­lars 2000 par tonne

Source : J.-M. Boussard.

Source : Banque mondiale.

Le libre-échange agricole, une machine à tuer

Ce diag­nos­tic ain­si établi, il est clair que le libre-échange agri­cole actuel est une véri­ta­ble ” machine à tuer ” et les fluc­tu­a­tions de prix qu’il entraîne sont meur­trières. N’ou­blions pas qu’un mil­liard d’hommes vivent avec moins de un dol­lar par jour et que près de dix mil­lions meurent de faim chaque année — même si l’a­gri­cul­ture a fait des pro­grès remar­quables depuis un siècle.

De la baisse à l’ex­plo­sion des prix
Les longues péri­odes de baiss­es des prix qui chas­sent tant de paysans de leurs ter­res découra­gent la pro­duc­tion de ceux qui restent et finis­sent par réduire les stocks au point de provo­quer une véri­ta­ble explo­sion des prix comme en 1945–1948, en 1972–1979 ou aujour­d’hui. Les prix agri­coles peu­vent alors être mul­ti­pliés par deux ou trois ou même davan­tage et si cela relève le revenu des paysans du tiers-monde, c’est en même temps dra­ma­tique pour tous les pau­vres des bidonvilles urbains, tous les dérac­inés du gigan­tesque exode rur­al actuel.

Ni l’aide, ni le partage, ni les échanges internationaux ne peuvent suffire

À moins de trois dol­lars par jour, on se prive déjà de nour­ri­t­ure, or c’est le cas de trois mil­liards d’hommes ! Le sup­plé­ment de revenus dont aurait besoin cette moitié de l’hu­man­ité pour échap­per aux pri­va­tions ali­men­taires dépasse les 2 000 mil­liards de dol­lars par an. C’est vingt fois plus que l’aide publique au développe­ment… La quan­tité sup­plé­men­taire d’al­i­ments néces­saire pour sup­primer la mal­nu­tri­tion qui frappe deux mil­liards de pau­vres et la faim qui en frappe 850 mil­lions est égale à 30 % de la quan­tité d’al­i­ments actuelle­ment pro­duits et util­isés dans le monde, soit plus de cent fois le vol­ume de l’aide ali­men­taire et plus du dou­ble des échanges inter­na­tionaux de pro­duits vivri­ers (ou encore : plus que la moitié de ce que con­som­ment les 1,5 mil­liard les plus nourris…).

Il est donc clair que ni l’aide ali­men­taire, ni l’aide publique au développe­ment, ni le partage, ni les échanges inter­na­tionaux ne sont à la hau­teur du prob­lème. Le marché n’équili­bre pas la pro­duc­tion et les besoins, il équili­bre la pro­duc­tion et la demande solv­able. Celle-ci est inférieure de 30 % aux besoins. 

Organiser les échanges

Selon les prévi­sions les plus élevées, la Terre comptera 9 mil­liards d’êtres humains en 2050. Pour nour­rir cor­recte­ment une telle pop­u­la­tion, sans sous-ali­men­ta­tion ni mal­nu­tri­tion, la pro­duc­tion végé­tale des­tinée aux hommes et aux ani­maux domes­tiques devra un peu plus que dou­bler dans l’ensem­ble du monde, tripler dans les pays en développe­ment, quin­tu­pler en Afrique et même décu­pler dans cer­tains pays de ce continent.

Un manque de débouchés
L’in­signifi­ance des revenus de 3 mil­liards de per­son­nes, dont la majorité sont des paysans, lim­ite encore beau­coup la con­som­ma­tion des autres biens et ser­vices, et donc les pos­si­bil­ités d’in­vestisse­ments pro­duc­tifs. L’é­conomie mon­di­ale ne manque pas d’é­pargne, mais de débouchés

Elle devra même aug­menter bien davan­tage si l’on prend en compte les nou­veaux besoins en bio­car­bu­rants et biomatériaux.

Une telle aug­men­ta­tion est envis­age­able, compte tenu des ter­res agri­coles encore inex­ploitées (plus éten­dues que celles déjà exploitées) et à l’aide des tech­niques mod­ernes — dûment cor­rigées de leurs excès pour être durables — tech­niques encore fort peu répan­dues à l’échelle du monde. Mais il faut avant tout garan­tir à tous les paysans des prix assez élevés et assez sta­bles pour qu’ils puis­sent vivre digne­ment, inve­stir et progresser.

Sup­primer la mal­nu­tri­tion exig­erait de pro­duire cent fois le vol­ume de l’aide alimentaire

Pour ce but il est néces­saire de pro­téger les agri­cul­tures paysannes pau­vres de la con­cur­rence des agri­cul­tures plus com­péti­tives : il paraît souhaitable d’in­stau­r­er une organ­i­sa­tion des échanges agri­coles plus équitable et effi­cace que celle d’aujourd’hui. 

Relever les revenus plutôt que de faire des cadeaux

Les principes seraient les suivants
a) des grands marchés com­muns agri­coles régionaux regroupant les pays de pro­duc­tiv­ité du même ordre (Afrique de l’Ouest, Asie du Sud, Asie de l’Est, Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, etc.) ;
b) pro­tec­tion de ces marchés régionaux par des droits de douane vari­ables garan­tis­sant aux paysans pau­vres des prix sta­bles et suffisants ;
c) négo­ci­a­tions, pro­duit par pro­duit, fix­ant les prix et les quan­tités exportables.

Les OGM au ser­vice des plus pauvres
Il ne faut atten­dre des OGM ni mir­a­cle ni cat­a­stro­phe, pourvu que les études soient sérieuse­ment faites avec la pru­dence appro­priée. Ce qui peut être une aide puis­sante ne doit pas être unique­ment ori­en­tée vers les util­isa­teurs les plus per­for­mants — pour d’év­i­dentes raisons de rentabil­ité — mais une par­tie des recherch­es doit être mise au ser­vice des agricul­teurs les plus pau­vres dont les besoins sont immenses.

L’essen­tiel est de relever les revenus plutôt que de faire des cadeaux.

Bien enten­du la mise en œuvre d’un tel pro­gramme n’est pas sim­ple et doit être pro­gres­sive. Les con­som­ma­teurs-acheteurs pau­vres devront tem­po­raire­ment être aidés, plutôt par le sys­tème des bons d’achat ali­men­taire qui ont l’a­van­tage d’élargir le marché intérieur. Il fau­dra aus­si pro­mou­voir le développe­ment agri­cole, l’ac­cès au savoir et celui à la terre (réforme agraire, statut du fer­mage, lois anti-cumul, aides à l’in­stal­la­tion…), ain­si bien sûr que l’ac­cès au crédit, aux intrants et aux équipements productifs.

Bibliographie sommaire

— COLLOMB P. : Une voie étroite pour la sécu­rité ali­men­taire, FAO Eco­nom­i­ca, Paris, 1999.

— FAO : Fao­stat, CDROM, et aus­si L’é­tat de l’in­sécu­rité ali­men­taire dans le monde (1999 et 2006).

— GRIFFON M. : Révo­lu­tion verte, Révo­lu­tion dou­ble­ment verte ” Mon­des en développe­ment ” tome 30, Cecoeduc, Brux­elles, pages 39–44, 2002.

— MAZOYER M., ROUDART L. : His­toire des agri­cul­tures du monde, du Néolithique à la crise con­tem­po­raine. Édi­tions du Seuil, Paris, 1997, 1998 ; nou­velle édi­tion Points d’His­toire, Seuil, 2002.

— MAZOYER M., ROUDART L. : La frac­ture agri­cole et ali­men­taire mon­di­ale. Nour­rir l’hu­man­ité aujour­d’hui et demain. Uni­ver­salis, Paris, 2005.

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