Rendre le modèle français lisible et attractif à l’international

Dossier : Formations scientifiques : le paysage françaisMagazine N°667 Septembre 2011
Par Henry-Hervé BICHAT

REPÈRES

REPÈRES
Du fait de leur his­toire, les for­ma­tions d’ingénieurs en France dont tout le monde recon­naît la qual­ité ont un dou­ble défi à relever : d’une part, retrou­ver une plus grande lis­i­bil­ité inter­na­tionale dans un monde aujour­d’hui dom­iné par le mod­èle améri­cain, d’autre part, défendre un proces­sus péd­a­gogique orig­i­nal, tout en le com­plé­tant par d’autres par­cours pour élargir le vivi­er des étu­di­ants pou­vant entre­pren­dre des études en ingénierie. C’est ce défi qu’a voulu relever la Com­mis­sion mise en place en 2008 par le Con­seil général des Mines et la Con­férence de directeurs des for­ma­tions d’ingénieurs, sous la prési­dence du pro­fesseur Robert Chabbal .

Avec la Révo­lu­tion indus­trielle, trois tra­di­tions émergèrent en Europe pour for­mer les nou­veaux cadres. La tra­di­tion anglaise, très tra­di­tion­nelle, reposant sur le juge­ment par les pairs. La tra­di­tion française issue de l’É­cole royale du génie de Charleville-Méz­ières, qui, à la Révo­lu­tion, don­na nais­sance à la fois à l’É­cole poly­tech­nique et à l’É­cole nor­male supérieure.

Une orig­ine italienne
Le mot “ingénieur” est d’o­rig­ine ital­i­enne. Au XVe siè­cle, il désig­nait les spé­cial­istes des for­ti­fi­ca­tions et des sièges mil­i­taires. Cette pro­fes­sion fut illus­trée aus­si bien par Léonard de Vin­ci que par Vauban.

Elle inspi­ra toutes les for­ma­tions français­es d’ingénieurs du XIXe siè­cle et fut le mod­èle dom­i­nant en Europe à cette époque. Enfin, la tra­di­tion alle­mande, fondée sur la réno­va­tion de l’u­ni­ver­sité de Berlin, entre­prise au début du XIXe siè­cle par Wil­helm von Hum­boldt, à la demande de la reine Louise de Prusse, pour résis­ter à l’in­flu­ence française. C’est ce mod­èle que les Améri­cains adop­tèrent et dif­fusèrent au cours du XXe siè­cle en le mod­i­fi­ant sub­stantielle­ment, avec la sor­tie pro­fes­sion­nelle majori­taire des étu­di­ants à la fin du pre­mier cycle uni­ver­si­taire de qua­tre années, le célèbre Bach­e­lor qui dis­tingue les étu­di­ants grad­u­ate des autres.

Des formations originales

La Com­mis­sion présidée par Robert Chab­bal s’est d’abord attachée à soulign­er l’o­rig­i­nal­ité des for­ma­tions en ingénierie dans l’en­seigne­ment supérieur qui repose sur le trip­tyque formation-recherche-transfert.

Avec la Révo­lu­tion indus­trielle, trois tra­di­tions émergèrent en Europe pour for­mer les ingénieurs

En matière de for­ma­tion, le cycle des études d’ingénieurs se car­ac­térise par des équili­bres qui vari­ent selon que l’on observe les Grandes Écoles français­es ou les fac­ultés améri­caines d’ingénierie. Mais ces équili­bres (con­nais­sances- com­pé­tences trans­ver­sales, for­ma­tions théoriques-mise en sit­u­a­tion, enseigne­ments général­istes-enseigne­ments spé­cial­isés) les dis­tinguent net­te­ment de ceux des enseigne­ments dis­ci­plinaires des fac­ultés des sci­ences dans le monde entier.]

Entreprises partenaires

En matière de recherche, l’ac­cent est surtout mis sur la recherche parte­nar­i­ale, avec des entre­pris­es, ce qui n’ex­clut ni les recherch­es amont ni le développe­ment de l’in­no­va­tion, même si le coeur du méti­er de l’ingénieur est de maîtris­er le développe­ment des procédés nou­veaux et leur change­ment d’échelle ( scale up ).

En matière de trans­fert, qui con­stitue une des mis­sions essen­tielles des ingénieurs, les voies à priv­ilégi­er pour dynamiser les rela­tions avec les entre­pris­es passent par le développe­ment de la for­ma­tion con­tin­ue des­tinée à leur per­son­nel et de ser­vices d’analy­ses et d’ex­per­tis­es à leur profit.

Évaluations

Cette réflex­ion a con­duit la Com­mis­sion à s’in­téress­er tout par­ti­c­ulière­ment à l’é­val­u­a­tion des for­ma­tions d’ingénieurs en pré­con­isant des éval­u­a­tions “gigognes” réal­isées par des mis­sions d’au­di­teurs com­posées de manière équili­brée de sci­en­tifiques, d’en­seignants et de pro­fes­sion­nels. Ces éval­u­a­tions doivent d’abord s’at­tach­er à véri­fi­er que les équili­bres qui car­ac­térisent les for­ma­tions d’ingénieurs sont bien respec­tés, avant d’en analyser les dif­férents volets. Ce qui con­duit à men­er d’abord des éval­u­a­tions col­lec­tives avant de procéder aux éval­u­a­tions individuelles.

Modèle universitaire international

Les uni­ver­sités étrangères sont en général con­stru­ites sur le mod­èle humboldtien

Pour amélior­er la vis­i­bil­ité inter­na­tionale des for­ma­tions français­es d’ingénieurs, la Com­mis­sion s’est penchée sur l’or­gan­i­sa­tion de l’en­seigne­ment supérieur à l’é­tranger. Elle a con­staté que les uni­ver­sités étrangères sont en général con­stru­ites sur le mod­èle hum­bold­tien , de type con­fédéral, autour de 8 à 10 ensem­bles prin­ci­paux : les human­ités, les sci­ences sociales et humaines, les sci­ences “dures “, la tech­nolo­gie-ingénierie, le man­age­ment, les sci­ences de l’é­d­u­ca­tion, la san­té et le droit.

Le graphique ci-dessous syn­thé­tise les travaux de l’OCDE : à not­er les sit­u­a­tions par­ti­c­ulières de la France dans le domaine des sci­ences et de la Fin­lande dans celui des tech­nolo­gies. Dans cer­tains pays, notam­ment USA et Alle­magne, il existe de grandes uni­ver­sités tech­nologiques. En Alle­magne, ces uni­ver­sités sont les héri­tières des Tech­nis­chen Hochschulen créées au XIXe siè­cle sur le mod­èle français.

Une gou­ver­nance forte
L’analyse des spé­ci­ficités des for­ma­tions d’ingénieurs a amené la Com­mis­sion à s’in­téress­er à leur gou­ver­nance. Du fait de la richesse des domaines qu’elles doivent maîtris­er, ce sont d’abord des aven­tures col­lec­tives. Ce qui néces­site une gou­ver­nance forte, mais large­ment partagée, pour con­duire des pro­jets col­lec­tifs et réa­gir rapi­de­ment à un envi­ron­nement en évo­lu­tion constante.
Les uni­ver­sités françaises
Il est évi­dent que les uni­ver­sités français­es stric­to sen­su présen­tent d’im­por­tantes dif­férences par rap­port à leurs homo­logues étrangères : du fait du périmètre hérité de leur his­toire, les sci­ences humaines et sociales, par exem­ple, y ont une place beau­coup plus impor­tante que chez leurs consoeurs.

Trois dynamiques

La Com­mis­sion s’est inter­rogée sur les grandes dynamiques qui trans­for­ment l’en­seigne­ment supérieur dans le monde et en a repéré trois.

Tout d’abord, la mon­di­al­i­sa­tion de ces activ­ités est d’abord une métrop­o­li­sa­tion. De manière un peu sur­prenante, le développe­ment des réseaux Inter­net n’a pas freiné le rassem­ble­ment des équipes sur les grandes agglomérations.

Il y a sans doute de mul­ti­ples raisons à ce phénomène. Mais cer­taines sem­blent émerg­er. Dans la recherche mod­erne l’in­formel et l’im­prévu dans les ren­con­tres et les échanges con­tin­u­ent de jouer un grand rôle. Par ailleurs en enseigne­ment il faut être capa­ble pour être attrac­t­if d’of­frir des cur­sus très diver­si­fiés. Tout cela favorise les ensem­bles impor­tants pou­vant de sur­croît “amor­tir” des équipements sci­en­tifiques très sophis­tiqués (et donc très coûteux).

Bien enten­du cette évo­lu­tion est favorisée par les respon­s­ables de ses grandes aggloméra­tions, à tra­vers, par exem­ple, la créa­tion de cam­pus ou de technopoles.

Convergences et systèmes enseignement-recherche-transferts intégrés

L’at­trait culturel
Les cadres de l’en­seigne­ment, de la recherche et leurs familles sont en général très cul­tivés et recherchent des ser­vices que seules de grandes aggloméra­tions peu­vent offrir, ne serait-ce que pour l’é­d­u­ca­tion de leurs enfants.

Deux­ième dynamique : la con­ver­gence des tech­nolo­gies. L’ex­em­ple le plus frap­pant aujour­d’hui est bien sûr celui des nan­otech­nolo­gies. Mais les travaux de la Com­mis­sion ont bien mon­tré que l’avenir des prin­ci­paux champs dis­ci­plinaires en ingénierie ne réside plus en leur sein mais dans leurs inter­faces avec les autres dis­ci­plines, à com­mencer par les autres dis­ci­plines tech­nologiques, que ce soit en recherche, en enseigne­ment ou en innovation.

Modèle confédéral

Cela con­duit la Com­mis­sion à défendre le sché­ma d’une uni­ver­sité con­fédérale, fondée sur le principe de sub­sidiar­ité de manière à répon­dre aux con­traintes pro­pres à cha­cune de ses com­posantes. Cepen­dant quand les ensem­bles tech­nologiques atteignent une taille qui les rend vis­i­bles au plan inter­na­tion­al, comme c’est le cas de Paris­Tech , l’op­tion d’une uni­ver­sité tech­nologique n’est pas à exclure.

Collegiums d’ingénierie

Huit champs de formation
Dans la majorité des cas, cette uni­ver­sité con­fédérale, dont les actuels Pôles de recherche et d’en­seigne­ment supérieur, con­stitue des ébauch­es, pour­rait être organ­isée autour de trois champs académiques (sci­ences, let­tres, sci­ences sociales et humaines) et cinq champs pro­fes­sion­nal­isants (médecine, droit, man­age­ment, ingénierie, édu­ca­tion). Cha­cun de ces champs est fondé sur une iden­tité forte et doit béné­fici­er d’une large autonomie pour le recrute­ment de son per­son­nel et de ses étu­di­ants ain­si que pour sa gestion.

Dans cette per­spec­tive, la Com­mis­sion pro­pose, non pas d’in­té­gr­er les for­ma­tions d’ingénieurs qui parta­gent une cul­ture com­mune, même si leurs mod­èles péd­a­gogiques dif­férent, dans une fac­ulté d’ingénierie, mais de les rassem­bler dans ce qu’elle a dénom­mé un col­legium . Sans touch­er à l’i­den­tité des insti­tu­tions par­tic­i­pantes, cela per­me­t­trait d’amélior­er la vis­i­bil­ité de l’ensem­ble, tout en répon­dant à des attentes sou­vent exprimées par les autorités locales.

La mise en place du col­legium don­nerait lieu à la sig­na­ture d’une charte définis­sant les mis­sions mis­es en com­mun en son sein ain­si que les modal­ités de son fonc­tion­nement (con­seil de sur­veil­lance, col­lège des directeurs, direc­toire présidé par un doyen).

Cette propo­si­tion inspire aujour­d’hui un cer­tain nom­bre d’ini­tia­tives universitaires.

L’op­tion d’une uni­ver­sité tech­nologique n’est pas à exclure

Meilleure lisibilité internationale

En con­clu­sion, ce n’est pas parce que le mod­èle français des for­ma­tions d’ingénieurs n’est pas devenu, mal­gré ses qual­ités pro­pres, le stan­dard inter­na­tion­al qu’il faut “jeter le bébé avec l’eau du bain”! Il est tout à fait pos­si­ble de le ren­dre plus vis­i­ble à l’in­ter­na­tion­al, tout en con­ser­vant son orig­i­nal­ité et en le com­plé­tant pour élargir l’ac­cès aux for­ma­tions d’ingénieurs et tir­er le meilleur par­ti des expéri­ences des autres sys­tèmes étrangers de for­ma­tion à l’ingénierie.

La répar­ti­tion des rôles
Dans l’or­gan­i­sa­tion pro­posée par la Com­mis­sion, les Écoles par­tic­i­pantes resteraient les insti­tu­tions de base. Le col­legium serait man­daté pour rem­plir, avec le con­cours de ses mem­bres et à leur ser­vice, les mis­sions déléguées suiv­antes : des actions mutu­al­isées (rela­tions extérieures, com­mu­ni­ca­tion, nou­veaux pro­jets de for­ma­tion et de recherche) et des mis­sions stratégiques con­cer­nant les con­trats quadri­en­naux, les poli­tiques de recrute­ment des enseignants et l’ingénierie de formation.
Il représen­terait les for­ma­tions d’ingénieurs aujour­d’hui dans le PRES, demain dans l’u­ni­ver­sité confédérale.

Commentaire

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Robert Ave­zourépondre
26 septembre 2011 à 9 h 21 min

ex délégué aux Rel. Inter­na­tionales, Syn­tec-Ingénierie
J’ai trou­vé cet arti­cle très instruc­tif et équili­bré. Mais un mot me gêne, c’est celui d’ingénierie. Comme dans le rap­port Chab­bal, il a son pre­mier sens d’ensem­ble des sci­ences de l’ingénieur, peu ou prou. Rap­port Chab­bal qui, page 7, par­le du “méti­er de l’ingénierie déjà défi­ni …”. Mais je n’ai pas trou­vé de déf­i­ni­tion dans ce rap­port. Un méti­er qui, en revanche, appa­raît claire­ment dans un autre rap­port … sur l’ingénierie aus­si, pré­cisé­ment, mais dans son sec­ond sens, le “Rap­port sur l’ingénierie” remis en mars 2011 à Eric Besson par Emmanuel Sar­to­rius du CGIET. Un rap­port pas très opti­miste sur l’ingénierie française d’ailleurs. 

Il me sem­ble qu’il eut été bon, dans le rap­port Chab­bal comme dans l’ar­ti­cle, d’évo­quer les deux sens du mot “ingénierie”, comme d’ailleurs du mot “engi­neer­ing” dont il est issu (fran­ci­sa­tion de mots anglais, Georges Pom­pi­dou, années 70). Ensem­ble (“en vrac”, en quelque sorte) des sci­ences de l’ingénieur d’un côté, ensem­ble des sci­ences de l’ingénieur élar­gies au man­age­ment, organ­isées dans le temps (proces­sus) d’un pro­jet bien par­ti­c­uli­er et dans l’e­space des respon­s­abil­ités con­tractuelles entre les deux prin­ci­paux acteurs, de l’autre. Acteurs que nous appelons maîtres, d’ou­vrage (client, partout ailleurs) et d’oeu­vre (société d’ingénierie), intraduis­i­bles en anglais, par ailleurs. Problème. 

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