Réminiscences

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°575 Mai 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La capac­ité d’une pièce de musique d’être repro­duite à volon­té iden­tique à elle-même et d’occuper tout l’espace sonore en fait une véri­ta­ble – et inespérée – machine à se sou­venir. Vous avez vécu – ou rêvé – un moment par­ti­c­uli­er et fort en même temps que vous entendiez cette musique, un cer­tain jour ; et ce seg­ment de temps, où nulle machine de H. G. Wells ne pour­rait vous trans­porter à nou­veau, il suf­fit que cette même pièce de musique vous soit jouée, dans un con­cert ou, mieux, chez vous, sur votre appareil de repro­duc­tion sonore, pour que, les yeux fer­més, vous le reviviez, pour peu qu’aucun autre son ne vienne trou­bler votre con­cen­tra­tion, bien mieux, bien plus fidèle­ment que par tout autre moyen psy­ch­an­a­ly­tique d’évocation, y com­pris en mor­dant dans une madeleine.

Le piano de la plage : Pollini, Volodos, Toros Can

Mau­r­izio Polli­ni est un médi­um idéal pour un tel voy­age, sans doute parce que son jeu à la fois intérieur et habité agit sur vous comme une drogue douce. DGG vient de réu­nir en un cof­fret de 12 CD trente ans d’enregistrements, et il en pub­lie des extraits en un disque où cha­cun, avec un peu de chance, trou­vera un sup­port pour revivre un instant de sa pro­pre vie, depuis l’Ada­gio du Con­cer­to 23 de Mozart avec Böhm jusqu’à la Danse russe de Petrouch­ka de Stravin­s­ki, en pas­sant par Chopin, Schu­mann, Debussy, etc.1.

Ce touch­er, cette per­fec­tion qui paraît naturelle, ce pou­voir de pos­ses­sion mag­ique de l’auditeur sont exacte­ment l’optimum absolu, ce 20/20 que les chroniqueurs gas­tronomiques n’accordent jamais, ce que l’on espère sans trop y croire de chaque pianiste en s’asseyant dans une salle de con­cert, et que Polli­ni a atteint.

Arca­di Volo­dos, à l’autre extrémité du spec­tre, est con­nu pour son jeu totale­ment extraver­ti, servi par une tech­nique d’acier qui rap­pelle Horowitz. Et son pre­mier disque, des tran­scrip­tions per­son­nelles de Mozart, Rach­mani­nov, etc., l’avait claire­ment instal­lé dans ce créneau de vir­tu­ose du clavier. Or, voilà que Volo­dos, renonçant à la “musique d’épate”, joue deux Sonates de Schu­bert réputées pour être rien moins que faciles d’accès pour l’auditeur, en sol majeur et en mi majeur (inachevée)2.

Et c’est remar­quable de con­cen­tra­tion, de finesse de touch­er, avec une cer­taine dis­tance, un peu l’équivalent pianis­tique de Vadim Repin au vio­lon. Le jeune pianiste russe rejoint ain­si Lugan­sky et Plet­nev dans le groupe des très grands de la nou­velle génération.

Hin­demith : il faut du courage, surtout lorsque l’on est un jeune pianiste comme Toros Can, pour choisir de révéler au pub­lic des pièces de ce com­pos­i­teur peu con­nu, un arché­type de l’Entartete Musik, la “ musique dégénérée” inter­dite de Troisième Reich.

C’est en fait une décou­verte fan­tas­tique, comme il est hélas peu d’occasions d’en faire aujourd’hui, avec la frilosité – explic­a­ble – des éditeurs.

Les œuvres présen­tées s’étalent sur vingt ans, de l’immédiat après-guerre de 1918 à la con­sol­i­da­tion du nazisme en 1936. Dadaïsme, sur­réal­isme, jazz, musique de bas­tringue, per­cus­sion et célébra­tion dérisoire du machin­isme indus­triel, toutes les influ­ences de l’époque se retrou­vent, à l’exception du dodé­ca­phon­isme, auquel Hin­demith préfère décidé­ment la poly­tonal­ité, dans la Suite 1922, Lied, In Ein­er Nacht, Tanztücke et la 2e Sonate pour piano3. Si vous aimez l’expressionnisme alle­mand, Nolde, Kirch­n­er, Beck­mann, si vous aimez Kurt Weil, vous aimerez la musique de piano de Hindemith.

Hindemith, Mahler, Rodrigo

Un autre disque de Hin­demith accom­pa­gne un disque de Mahler dans un cof­fret d’enregistrements de l’Orchestre Sym­phonique de Bam­berg, que dirige Karl Anton Rick­en­bach­er4. Y fig­urent deux pièces qui seront pour l’auditeur autant de réminis­cences de l’explosive et dure Alle­magne pré­nazie, l’ouverture de l’opéra Neues vom Tage (Nou­velles du Jour) et la Sym­phonie Math­is der Maler (Math­is le Pein­tre), ain­si que les Méta­mor­phoses sur des thèmes de Carl Maria von Weber, qui datent de l’époque améri­caine de Hindemith.

Math­is le Pein­tre vaut vrai­ment le détour, musique poly­phonique aus­si col­orée que du Rav­el, lyrique, petit chef‑d’œuvre mar­quant d’une époque dif­fi­cile que seule la per­sévérance de Furtwän­gler per­mit de créer en 1934.

De Mahler, le disque présente Toten­feier, qui devint plus tard le 1er mou­ve­ment de la 2e Sym­phonie “Résur­rec­tion”, Blu­mine, un andante écrit à l’origine pour la 1re Sym­phonie “ Titan ” dont il fut dis­joint, et la Sym­phonie n° 10, dont Mahler n’a achevé que le 1er mou­ve­ment, comme on le sait. Ce sont trois pièces majeures, maîtress­es, de la musique de Mahler, et dont la jux­ta­po­si­tion met en évi­dence l’évolution depuis le postro­man­tisme de Blu­mine en 1889 jusqu’au dépouille­ment dés­espéré et presque aton­al de la 10e Sym­phonie (1910).

Si vous êtes fasciné par la Vienne hyper­créa­tive et mul­ti­cul­turelle de l’avant 1914, celle de Freud, de Klimt, qu’ont décrite Zweig et Canet­ti, et qui devait être emportée, avec l’empire des Hab­s­bourg, par le grand cat­a­clysme, la musique de Mahler, étrange­ment pre­sciente, sera votre philtre mag­ique à remon­ter le temps.

Il serait bien étrange que le Con­cer­to d’Aranjuez pour gui­tare, de Rodri­go, n’évoque en vous aucun sou­venir, tant cette musique, qui date des années 40, a été omniprésente dans les ver­sions les plus divers­es, y com­pris par Miles Davis. Et cette musique rabâchée ne vous lasse pas, tant est grand son pou­voir de séduc­tion, lié à des thèmes superbes et une orches­tra­tion très habile, que ser­vent très bien l’Orchestre Nation­al de la Radio Bul­gare et le gui­tariste français Philippe Jouan­neau5. Sur le même disque, la Rhap­sodie de Mai, pour gui­tare et orchestre, du com­pos­i­teur con­tem­po­rain français Marc Vic, est une œuvre ambitieuse et com­plexe, au cli­mat mys­térieux, qui mérite la découverte.

Souvenirs imaginaires : CPE Bach, Scarlatti père et fils

Grâce aux recherch­es des musi­co­logues, aux fes­ti­vals, au disque, au ciné­ma même (Tous les matins du monde, Farinel­li) et, aujourd’hui, au théâtre baroque superbe­ment recréé par des comé­di­ens comme Ben­jamin Lazar et Louise Moaty, s’est instal­lée une sorte de mythe du baroque, tel que, pour nom­bre d’entre nous, tout se passe comme si nous avions vécu cette époque et que nous en ayons la nostalgie.

Il en est de même pour le XVIIIe siè­cle, siè­cle mythique de l’apprentissage des lib­ertés, dont nous avons telle­ment rêvé qu’il nous est peut-être plus fam­i­li­er que toute autre époque, y com­pris celle de notre enfance. Alessan­dro Scar­lat­ti sym­bol­ise par­faite­ment l’époque baroque, Domeni­co Scar­lat­ti et Carl Philipp Emanuel Bach le XVIIIe siècle.

Alessan­dro Scar­lat­ti, le père, a écrit plus de 600 can­tates, et de mul­ti­ples pièces orches­trales, par­mi lesquelles six Con­cer­ti Grossi pour sept instru­ments dont Haen­del se serait inspiré, et qui fig­urent avec des Sin­fonie de lui-même et de son fils Domeni­co sur un enreg­istrement tout récent par Fabio Bion­di qui dirige l’Europa Galante6. Les Con­cer­ti Grossi, rien moins que banals, sont une mer­veille à la fois d’invention et d’équilibre, l’apogée de la musique baroque. Les Sin­fonie de Domeni­co sont dans le style du temps, mais rompent avec la mode en don­nant la pri­or­ité aux rup­tures de rythme et à tout ce qui peut sur­pren­dre l’auditeur.

C’est le même Domeni­co Scar­lat­ti, con­tem­po­rain de Bach et Haen­del, qui va écrire plus de 550 Sonates pour le clavier, qui con­stituent sans doute – que Chopin, Liszt, Rach­mani­nov, Debussy et tous les autres nous par­don­nent – le recueil d’œuvres les plus var­iées, les plus inven­tives, les plus vir­tu­os­es de la lit­téra­ture pianis­tique ; car ces pièces, com­posées pour le clavecin, son­nent mer­veilleuse­ment bien au piano, comme l’a révélé Horowitz, et comme le démon­tre aujourd’hui Mikhail Plet­nev, qui vient d’en enreg­istr­er 317. Aucune red­ite ; aucun ennui, un con­stant émer­veille­ment à l’écoute de ces Sonates brèves et ful­gu­rantes, étrange­ment mod­ernes, quin­tes­sence de l’art, con­cen­tré de musique, qui sol­lici­tent à la fois notre sen­su­al­ité et notre intel­li­gence. Plet­nev en fait un feu d’artifice.

C’est le même Plet­nev qui joue sur un disque tout récent six Sonates, trois Ron­dos et un Andante de Carl Philipp Emanuel Bach, né vingt ans après Domeni­co Scar­lat­ti et mort à la veille de la Révo­lu­tion française8.

Pour car­ac­téris­er cette musique, on pour­rait dire qu’elle se situe à mi-chemin de Bach, celui du Con­cer­to ital­ien et des Vari­a­tions Gold­berg, et des Fan­taisies de Mozart (dont CPE Bach fut donc le con­tem­po­rain). Elle explose elle aus­si de créa­tiv­ité – ses con­tem­po­rains reprochaient à CPE Bach de refuser de suiv­re la mode –, de vir­tu­osité aus­si : il fal­lait don­ner ses let­tres de noblesse au piano-forte.

Mais écoutez aus­si l’Andante hors du temps qui clôt ce recueil, et vous serez en sit­u­a­tion pour le sou­venir mélan­col­ique et divin de votre choix. Plet­nev a un jeu d’une extrême clarté, sans affé­ter­ies, un touch­er très fin, bref une manière “ sim­ple ” de jouer du piano, qui évoque irré­sistible­ment Richter.

CPE Bach est, curieuse­ment, plus con­nu pour sa musique orches­trale. Six de ses Con­cer­tos ham­bour­geois, dont le nom et le nom­bre (arbi­traire, car lié au choix de l’éditeur : CPE en a écrit onze) évo­quent, bien sûr, les Bran­de­bour­geois de son père, vien­nent d’être enreg­istrés par Bob Van Asperen au clavecin et le Melante Ams­ter­dam9. Il s’agit de con­cer­tos pour clavier et orchestre de cham­bre, écrits pour met­tre en évi­dence d’abord le jeu du clavecin­iste, et qui mar­quent une rup­ture nette avec le style baroque.

Une manière très per­son­nelle, une instru­men­ta­tion d’une grande élé­gance font que vous saurez, quand vous les aurez enten­dus, recon­naître pour tou­jours CPE Bach entre tous : il ne fut rien moins qu’un petit maître, en réal­ité un créa­teur majeur de ce XVIIIe siè­cle dont il per­son­ni­fie bien l’esprit de rup­ture et de lib­erté et dont il vous aidera, désor­mais, à vous souvenir.

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1. 1 CD Deutsche Gram­mophon 28947 10002.
2. 1 CD SONY SK 89647.
3. 1 CD L’Empreinte Dig­i­tale ED 13135.
4. 2 CD VIRGIN 5 62047 2.
5. 1 CD FREMEAUX FA 9009.
6. 1 CD VIRGIN 5 45495 2.
7. 2 CD VIRGIN 5 61961 2.
8. 1 CD DGG 459 614 2.
9. 2 CD VIRGIN 5 61913 2.

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