Réguler la concurrence pour protéger l’innovation

Dossier : Économie numérique : Les enjeuxMagazine N°674 Avril 2012
Par Bruno LASSERRE

L’économie numérique, qui représente en France 5,2 % du PIB et env­i­ron un tiers des investisse­ments privés en recherche et développe­ment, a pro­fondé­ment boulever­sé le fonc­tion­nement des marchés issus pour la plu­part de la révo­lu­tion indus­trielle, tout en offrant des oppor­tu­nités inédites de crois­sance, d’innovation et de consommation.

Ce qu’on nomme égale­ment « révo­lu­tion numérique » a créé une rup­ture entre une chaîne de valeurs tra­di­tion­nelle et de nou­veaux modes de créa­tion de valeur qui sont autant de défis que doivent relever les entre­pris­es. Cette révo­lu­tion est égale­ment un défi pour les autorités de régu­la­tion de la con­cur­rence, qui doivent pleine­ment inté­gr­er les enjeux liés à l’innovation dans leurs objec­tifs et leurs analy­ses. C’est, en effet, à l’aune de l’innovation que les posi­tions se per­dent et se gagnent.

REPÈRES
L’Autorité de la con­cur­rence est une autorité admin­is­tra­tive indépen­dante française chargée de lut­ter con­tre les pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles et d’étudier le fonc­tion­nement des marchés. Elle a pour but d’assurer le respect de l’ordre pub­lic économique.
Bien qu’elle ne soit pas con­sid­érée comme une juri­dic­tion, elle prononce des injonc­tions, prend des déci­sions et, le cas échéant, inflige des sanc­tions, sus­cep­ti­bles de recours devant la cour d’appel de Paris et la Cour de cas­sa­tion. L’Autorité peut égale­ment négoci­er des engage­ments avec les entre­pris­es et les ren­dre oblig­a­toires pour met­tre fin aux préoc­cu­pa­tions de con­cur­rence. Elle con­duit enfin des enquêtes sec­to­rielles et rend des avis.

Faire face à l’hégémonie

Dans le domaine numérique, on assiste sou­vent à un phénomène dit « le gag­nant rafle toute la mise » (win­ner-take-all), dans lequel un acteur inno­vant con­stru­it rapi­de­ment une posi­tion hégé­monique sur le marché.

Le droit de la con­cur­rence peut con­tribuer effi­cace­ment à équili­br­er inno­va­tion et domination

Dans ce con­texte, il faut laiss­er les inno­va­tions appa­raître, en per­me­t­tant aux acteurs d’investir, sans pour autant que leurs posi­tions restent immuables ou soient mis­es à prof­it pour blo­quer les inno­va­teurs de demain. Le droit de la con­cur­rence peut con­tribuer effi­cace­ment à cet équili­bre. Ses out­ils méthodologiques et ses procé­dures lui per­me­t­tent de s’adapter aux évo­lu­tions du marché et d’agir dans la phase de con­struc­tion de celui-ci.

L’Autorité de la con­cur­rence en a fait l’expérience à plusieurs reprises.

Publicité en ligne

Dans son enquête sec­to­rielle sur le fonc­tion­nement con­cur­ren­tiel de la pub­lic­ité en ligne – une pre­mière dans le monde –, elle a mis en évi­dence la posi­tion dom­i­nante de Google, à tra­vers son ser­vice AdWords, sur le marché de la pub­lic­ité liée aux moteurs de recherche, qui con­stitue un marché spé­ci­fique et non sub­sti­tu­able à d’autres formes de communication.

Responsabilité particulière

La déten­tion d’une posi­tion dom­i­nante n’est pas inter­dite en tant que telle, d’autant qu’elle résulte pour Google d’un for­mi­da­ble pro­grès tech­nologique. Mais celui qui la détient ne doit pas en abuser, ce qui lui con­fère une respon­s­abil­ité particulière.

Un marché à deux faces
Google béné­fi­cie notam­ment du car­ac­tère biface du marché des moteurs de recherche. Sa pop­u­lar­ité sur cette activ­ité de recherche le rend attrac­t­if auprès des annon­ceurs pour y com­mer­cialis­er des liens com­mer­ci­aux, ce qui lui per­met de financer l’amélioration de son algo­rithme de recherche, et ain­si de suite.

Afin que le jeu con­cur­ren­tiel puisse s’exercer pleine­ment, les acteurs qui occu­pent une posi­tion dom­i­nante doivent d’abord s’abstenir de met­tre en œuvre de pos­si­bles abus dits « d’éviction », des­tinés à décourager, retarder ou élim­in­er les con­cur­rents par des procédés ne rel­e­vant pas d’une con­cur­rence par les mérites (élé­va­tion arti­fi­cielle de bar­rières à l’entrée, claus­es d’exclusivité exces­sives par leur champ, leur durée ou leur portée, obsta­cles tech­niques, etc.).

Mais la respon­s­abil­ité par­ti­c­ulière qui incombe aux acteurs dom­i­nants con­cerne aus­si leurs rela­tions avec leurs clients, leurs four­nisseurs ou leurs partenaires.

Sont ain­si visés les pos­si­bles abus dits « d’exploitation » : con­di­tions exor­bi­tantes imposées à des parte­naires ou à des clients, dis­crim­i­na­tion, refus de garan­tir un min­i­mum de trans­parence dans les rela­tions contractuelles.

Plus de transparence

Par exem­ple, à l’occasion d’une affaire au con­tentieux, l’Autorité a obtenu de Google qu’il rétab­lisse le compte d’une PME française qui avait été abu­sive­ment fer­mé et a ren­du oblig­a­toire l’engagement pris par Google de ren­dre ses procé­dures plus trans­par­entes et prévis­i­bles pour ses clients annon­ceurs. Google a pré­cisé que les mod­i­fi­ca­tions de ses con­trats seraient apportées au niveau mon­di­al et pour l’ensemble des secteurs annonceurs.

Effets de club

Les effets de club peu­vent mod­i­fi­er la per­cep­tion que les clients ont de la concurrence

On appelle effet de réseau ou effet de club le phénomène par lequel une offre devient plus attrac­tive parce qu’un grand nom­bre de per­son­nes y ont déjà souscrit. Par exem­ple, le réseau social Face­book est d’autant plus attrac­t­if que l’on a plus de chances d’y retrou­ver ses proches.

Externalité positive

Les effets de réseau con­tribuent à créer une « exter­nal­ité pos­i­tive » dans le sens où la déci­sion de souscrip­tion de cha­cun prof­ite à la col­lec­tiv­ité. Mais ils peu­vent aus­si con­duire au ren­force­ment de posi­tions dom­i­nantes, notam­ment dans le secteur des télé­com­mu­ni­ca­tions, au tra­vers de pra­tiques de dif­féren­ci­a­tion tar­i­faire. Ces pra­tiques con­sis­tent à appli­quer un tarif préféren­tiel aux appels dits on net, à des­ti­na­tion des abon­nés du même opéra­teur, par rap­port aux appels dits off net ter­minés sur un réseau concurrent.

Un bel iPhone
L’Autorité de la con­cur­rence a mis fin à l’exclusivité de com­mer­cial­i­sa­tion de l’iPhone en France.

Exclu­siv­ité et rigidité
Après avoir pronon­cé en urgence des mesures con­ser­va­toires qui ont sus­pendu le con­trat signé entre les deux acteurs, l’Autorité de la con­cur­rence a ren­du oblig­a­toires en 2010 des engage­ments d’Orange et d’Apple met­tant fin à l’exclusivité de com­mer­cial­i­sa­tion de l’iPhone en France. Dans son analyse, l’Autorité de la con­cur­rence a notam­ment relevé que l’exclusivité d’Orange sur l’iPhone était de nature à intro­duire un nou­veau fac­teur de rigid­ité dans le fonc­tion­nement du marché mobile et du secteur des ter­minaux, dans la mesure où l’exclusivité accordée par Apple à Orange, pre­mier opéra­teur mobile français, por­tait sur une péri­ode très longue (cinq ans) et con­cer­nait non seule­ment les mod­èles d’iPhone déjà en vente mais aus­si les futurs mod­èles pour la durée du contrat.

Éviter les cercles vicieux

Toute dif­féren­ci­a­tion tar­i­faire n’est pas anti­con­cur­ren­tielle. Mais, mis en œuvre par un opéra­teur en posi­tion dom­i­nante, des tar­ifs on net peu élevés peu­vent attir­er arti­fi­cielle­ment les con­som­ma­teurs, qui sont incités à rejoin­dre un réseau sur lequel un nom­bre crois­sant d’utilisateurs devi­en­nent clients, et ain­si de suite. Un cer­cle vicieux s’instaure, qui peut con­duire à élim­in­er les concurrents.

L’Autorité de la con­cur­rence a appliqué ce raison­nement à la société Orange Caraïbe, con­sid­érant que cette dernière avait abusé entre 2003 et 2004 de sa posi­tion dom­i­nante sur le marché de la télé­phonie mobile dans les Antilles et en Guyane en ayant pra­tiqué ce type de dif­féren­ci­a­tion tarifaire.

Crois­er les bases
Le croise­ment de bases de clien­tèle con­siste, pour une entre­prise, à utilis­er des infor­ma­tions rel­a­tives à ses pro­pres clients recueil­lies sur un marché don­né, pour com­mer­cialis­er auprès de ces mêmes clients un autre pro­duit sur un marché distinct.
Si cette pra­tique n’est pas en soi anti­con­cur­ren­tielle, l’utilisation croisée des bases de clien­tèle par une entre­prise en posi­tion dom­i­nante sur l’un des marchés, aux fins de pénétr­er un marché con­nexe, est sus­cep­ti­ble d’être con­damnable. En effet, cette pra­tique peut éten­dre la posi­tion dom­i­nante d’une entre­prise en l’absence de con­cur­rence par les mérites, sans que ses con­cur­rents puis­sent repro­duire ces infor­ma­tions priv­ilégiées ou y avoir accès.
L’Autorité de la con­cur­rence a rap­pelé cette analyse, en par­ti­c­uli­er lorsqu’il s’agit d’opérateurs dits « his­toriques » qui exploitent des don­nées détenues du fait de leur ancien mono­pole légal.
Plusieurs enquêtes européennes
L’Autorité de la con­cur­rence mène actuelle­ment une enquête sec­to­rielle sur le secteur du com­merce en ligne afin d’en analyser le fonc­tion­nement con­cur­ren­tiel, de la même manière qu’elle l’avait fait en matière de pub­lic­ité en ligne.
La Com­mis­sion européenne a égale­ment lancé plusieurs enquêtes visant des pra­tiques d’opérateurs de l’économie numérique.
Elle pré­pare, en col­lab­o­ra­tion avec les autorités nationales de con­cur­rence, dans le cadre du réseau européen de la con­cur­rence, la révi­sion du règle­ment con­cer­nant les accords de trans­fert de tech­nolo­gie qui sont notam­ment util­isés dans l’économie numérique.

Écosystèmes fermés

L’attention des autorités de con­cur­rence se porte égale­ment sur le phénomène des écosys­tèmes fer­més qui se sont dévelop­pés avec l’économie numérique, et dans lesquels le choix du con­som­ma­teur est guidé ou restreint en fonc­tion de la plate-forme qu’il a choisie pour accéder aux con­tenus en ligne.

On peut citer les mag­a­sins d’applications pour les smart­phones, les sup­ports de lec­ture du livre numérique et les plates-formes d’achat et de vente en ligne. Cette organ­i­sa­tion du marché dite « en silo » peut con­tribuer au dynamisme de l’économie numérique, car les acteurs sont forte­ment incités à inve­stir ou à innover. Mais elle peut aus­si blo­quer l’entrée de nou­veaux acteurs sur les marchés et réduire la qual­ité des biens et des ser­vices offerts aux consommateurs.

Du point de vue du droit de la con­cur­rence, de telles sit­u­a­tions appel­lent un exa­m­en au cas par cas, à tra­vers une mise en bal­ance des effets pro et anticoncurrentiels.

L’enjeu des bases de données personnelles

Les bases de don­nées peu­vent ren­forcer un pou­voir de marché et lim­iter la concurrence

L’exploitation de bases de don­nées per­son­nelles est égale­ment sus­cep­ti­ble d’être à l’origine de pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles, et néces­site une vig­i­lance par­ti­c­ulière tant de la part des entre­pris­es con­cernées que de celle des autorités de régu­la­tion de la concurrence.

De nom­breux marchés de l’économie numérique reposent en effet sur l’exploitation de bases de don­nées, prin­ci­pale­ment liées aux com­porte­ments de con­som­ma­tion et aux trans­ac­tions, qui per­me­t­tent, par exem­ple, un meilleur ciblage pour les démarch­es com­mer­ciales ou l’amélioration des algo­rithmes d’un moteur de recherche.

Les bases de don­nées peu­vent néan­moins être exploitées de manière à ren­forcer un pou­voir de marché et à lim­iter la con­cur­rence sur un marché.

2 Commentaires

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Anonyme Figarorépondre
11 avril 2012 à 21 h 11 min

Non M Lasserre !
Je dois rester anonyme pour éviter de pos­si­bles représailles.

M Lasserre s’enorgueil­lit de ses suc­cès anti-Google et anti-France Télé­com. Très bien.

Il a réus­si surtout à faire per­dre de la valeur à tout le monde, con­tribuables com­pris, au prof­it des requins de la finance. Il a favorisé les délo­cal­i­sa­tions de cen­tres d’appel.

France Télé­com aurait mieux fait de garder M Lasserre en son sein, dans un plac­ard, plutôt que de le virer.

M Lasserre a prou­vé dans son poste à la “con­cur­rence” que celui qui veut faire l’ange fait la bête. 

Tru Dô-Khacrépondre
12 avril 2012 à 11 h 22 min

Google, un instru­ment au ser­vice de la créa­tiv­ité lit­téraire ?
Acteur dom­i­nant, la poli­tique de Google est controversé.

Créa­teur et édi­teur de pra­tiques pro­fes­sion­nelles en ges­tion infor­ma­tique (numérique) d’en­tre­prise, nous oserons la thèse que le droit d’au­teur existe grâce à Google avec les deux mécan­ismes suivants :
— la valeur économique d’une pro­priété lit­téraire naît notam­ment de son usage à des fins com­mer­ciales. Cet usage passe une pub­li­ca­tion sur inter­net. Le moteur de recherche de Google met immé­di­ate­ment et directe­ment en rela­tion l’ex­ploitant de la pro­priété lit­téraire et ses ayant-droits.
— la ver­sion Pan­da de Google sem­ble instau­r­er un rééquili­brage entre créativité/pertinence et popularité.

Une expéri­ence directe, immédiate,libre et gra­cieuse sur ce dernier point ?
Je vous invite à rechercher avec tous les mots : mod­èles affaires numériques
puis de con­sul­ter le page rank (PR) des sites retournés en pre­mière page…

Eventuelle­ment, vous pou­vez faire les mêmes tests avec d’autres moteurs de recherche.

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