Renouveau du droit d’auteur

Dossier : Économie numérique : Les enjeuxMagazine N°674 Avril 2012
Par Jean MARTIN

REPÈRES
Les droits tra­di­tion­nels (civ­il, com­mer­cial, pénal), conçus pour appréhen­der le monde matériel, sont inaptes à cern­er l’immatériel. Il était naturel, avec le développe­ment du numérique, de se tourn­er vers le droit de la pro­priété intellectuelle.

REPÈRES
Les droits tra­di­tion­nels (civ­il, com­mer­cial, pénal), conçus pour appréhen­der le monde matériel, sont inaptes à cern­er l’immatériel. Il était naturel, avec le développe­ment du numérique, de se tourn­er vers le droit de la pro­priété intellectuelle.
Mais le droit des obten­tions végé­tales ou celui des mar­ques n’étaient guère plus opérants. En revanche, le droit des brevets a été sol­lic­ité puis écarté : en Europe, ses répons­es sont insuff­isantes. Restait le droit d’auteur.

Le droit d’auteur, sous la poussée du numérique, est devenu stratégique

Le développe­ment du numérique con­firme et ampli­fie l’importance prise aujourd’hui par le droit d’auteur, mais aus­si les con­tra­dic­tions qu’il recèle, à l’image des prob­lé­ma­tiques de la société de l’information en con­struc­tion. Les for­tunes ne sont plus matérielles mais immatérielles, tout comme les prin­ci­pales cap­i­tal­i­sa­tions bour­sières. La valeur des indus­tries, du pét­role, de l’immobilier, ren­voie à un monde passé, com­parée à la val­ori­sa­tion des activ­ités de l’intelligence arti­fi­cielle, des logi­ciels, moteurs de recherche ou réseaux relationnels.

Plasticité du droit d’auteur

Conçu pour régir la créa­tion dans les beaux-arts et belles-let­tres, le droit d’auteur est-il un out­il adap­té à la ges­tion des nou­velles richess­es et de la nou­velle économie numérique ? En quelques années, sous l’impact des évo­lu­tions tech­nologiques, il a con­fir­mé sa remar­quable plas­tic­ité, se révélant capa­ble d’intégrer la plu­part des nou­veaux objets et nou­velles formes de créa­tion (logi­ciel, base de don­nées, créa­tion assistée par ordi­na­teur, etc.) comme des nou­veaux modes d’exploitation. Suite logique de sa longue his­toire qui lui a fait accueil­lir pho­togra­phie, phono­gramme, radio, ciné­ma, Mini­tel, câble et satel­lite, etc.

Jeux vidéo
Les créa­tions mul­ti­mé­dias, comme les jeux vidéo dont le régime juridique fait encore l’objet de con­tro­ver­s­es et d’une mis­sion par­lemen­taire (œuvre audio­vi­suelle ou logi­cielle, glob­ale ou com­pos­ite?), illus­trent tout à la fois l’utilité de recourir au droit d’auteur et la néces­sité d’en réé­val­uer con­stam­ment la pertinence.

Cette moder­nité du droit d’auteur ne doit cepen­dant pas dis­simuler les muta­tions par­fois pro­fondes des principes sur lesquels il repose et l’âpreté des con­tro­ver­s­es entre spé­cial­istes, au sein des organ­i­sa­tions pro­fes­sion­nelles ou des con­férences économiques mon­di­ales (Gatt puis OMC). Il en est ain­si de l’applicabilité des qual­i­fi­ca­tions juridiques tra­di­tion­nelles aux nou­veaux objets.

On conçoit que l’originalité, con­di­tion de la pro­tec­tion, donc l’exigence que l’œuvre exprime la per­son­nal­ité de son auteur, soit d’application déli­cate pour un logi­ciel de compt­abil­ité ou pour un mod­èle numérique de ter­rain (car­togra­phie), lesquels par nature ne souf­frent guère la fan­taisie du créateur.

On peut encore s’interroger sur la per­ti­nence des modes de pro­tec­tion, la durée de cette pro­tec­tion (soix­ante-dix ans après la mort de l’auteur), la néces­sité ou non de réor­gan­is­er l’attribution des droits (entre l’auteur et l’entreprise), mais aus­si les modes d’exercice des droits (indi­vidu­el ou col­lec­tif par des sociétés de ges­tion col­lec­tive comme la Sacem, Société civile des auteurs com­pos­i­teurs et édi­teurs de musique).

Adaptation technique et logique économico-politique

Ce proces­sus de réé­val­u­a­tion résulte des nou­velles reven­di­ca­tions générées par l’évolution des moyens de créa­tion et de com­mu­ni­ca­tion. Il ne s’agit pas de sim­ples ajuste­ments tech­niques, mais le plus sou­vent de choix soci­aux et économiques qui struc­turent le devenir de secteurs entiers et de la société, comme l’illustre la con­tro­verse rel­a­tive à la musique sur Internet.

Le droit d’auteur se col­ore d’une logique de droit de la concurrence

Le droit d’auteur, sous la poussée du numérique, est devenu stratégique par sa place au cœur de l’économie de la société mon­di­ale de la com­mu­ni­ca­tion (vecteurs et con­tenus), secteur majeur aujourd’hui. Il révèle donc le con­flit des grandes logiques de la société de l’information, et y par­ticipe : garan­tir une pro­tec­tion, mais assur­er la cir­cu­la­tion, favoris­er l’accès le plus large au con­tenu, mais per­me­t­tre la rémunéra­tion des créa­teurs et des investis­seurs. Pro­téger la créa­tion afin de l’encourager en recon­nais­sant des droits pri­vat­ifs – un mono­pole d’exploitation – qui per­me­t­tent au tit­u­laire de gér­er le fruit de son tra­vail, de son investisse­ment, mais ne pas faire obsta­cle à la cir­cu­la­tion des idées, de la culture.

Telle est la con­fronta­tion majeure car elle touche au con­flit de deux reven­di­ca­tions tout aus­si légitimes que con­tra­dic­toires. Cette con­fronta­tion n’est pas nou­velle. C’est sa vigueur qui l’est : explo­sive et sub­ver­sive sous la pres­sion du numérique qui, en offrant des mul­ti­tudes de pos­si­bil­ités d’utilisation des œuvres (copie, partage, recréa­tion), bous­cule les sché­mas tra­di­tion­nels d’organisation et de respon­s­abil­ité dans la chaîne de la valeur. Les nou­veaux moyens d’appropriation et de réex­ploita­tion des créa­tions relèvent de l’invisible, du volatil et du mondial.

Deux phénomènes par­mi les plus récents sont à relever : l’irruption du con­som­ma­teur comme exploitant et l’apparition de nou­veaux opéra­teurs puis­sants dont l’intervention n’a pas pour objet la logique de la créa­tion et ne s’inscrit pas dans cette logique.

Consommateur et exploitant

Le pre­mier phénomène de crise naît du fait que le con­som­ma­teur devient exploitant à rai­son de sa capac­ité tech­nique à repro­duire une œuvre et à la dif­fuser. C’est l’aboutissement d’un proces­sus ancien de déplace­ment des fonc­tions dans la com­mu­ni­ca­tion. Le numérique l’a accéléré et ampli­fié. Le monde de vis­i­bil­ité dans lequel les pôles d’exploitation, bien que s’étant mul­ti­pliés (du mono­pole de la radiod­if­fu­sion aux radios privées, par exem­ple) demeur­eraient iden­ti­fi­ables, per­me­t­tait un équili­bre entre les pro­tag­o­nistes par des négo­ci­a­tions et des contrôles.

Copi­er, partager
La copie et le « partage » (ne devrait-on pas plutôt écrire « dif­fu­sion »?) sur les réseaux soci­aux sont devenus des modes d’exploitation.
D’où le dilemme, inter­dire et sanc­tion­ner ou légalis­er, sous réserve dans ce dernier cas de ne pas asséch­er les ressources actuelles des secteurs con­cernés (musique, ciné­ma, bien­tôt livres). Cette prob­lé­ma­tique a déjà été ren­con­trée avec l’apparition des mag­né­to­phones et mag­né­to­scopes. La copie était licite au titre de la copie privée, dans des con­di­tions d’un usage stricte­ment indi­vidu­el ou famil­ial. Mais la mul­ti­pli­ca­tion des machines indi­vidu­elles, et donc des copies, a pro­duit un tel impact sur l’économie des secteurs sonores et audio­vi­suels que l’instauration d’une ressource de sub­sti­tu­tion aux ventes a été néces­saire : la rémunéra­tion pour copie privée, assise sur chaque sup­port ven­du. La copie privée, de gra­tu­ite, est dev­enue payante

Avec le numérique, le monde devient « flou » en rai­son de la mul­ti­pli­ca­tion et de l’atomisation des « com­mu­ni­cants », ren­dant du fait de l’effet de masse qua­si impos­si­bles les rela­tions con­tractuelles et de con­trôle. Même la ges­tion col­lec­tive des droits, qui s’est sub­sti­tuée à la ges­tion indi­vidu­elle lorsque le tit­u­laire des droits ne peut plus les gér­er lui-même en rai­son de la mul­ti­plic­ité des exploitants et des œuvres exploitées, n’apporte pas la solu­tion : imag­ine-t-on les divers­es sociétés de ges­tion col­lec­tive con­clure des con­trats avec les mil­lions d’internautes ? Les sché­mas tra­di­tion­nels de ges­tion sont néces­saire­ment à repenser.

Le « partage » sur les réseaux soci­aux pos­sède un car­ac­tère pub­lic et col­lec­tif qui exclut l’application du régime de l’exception pour copie privée. L’autorisation légale­ment req­uise n’est pas obtenue, la juste rémunéra­tion des tit­u­laires de droits en con­trepar­tie n’est pas ver­sée. Le sin­istre économique est con­sid­érable. Les ten­ta­tives de con­trôle du phénomène comme celles visant à recon­stru­ire un mode de dis­tri­b­u­tion clas­sique fondé sur de grands exploitants se révè­lent lentes et laborieuses, voire improb­a­bles. Cer­tains s’interrogent sur leur com­pat­i­bil­ité avec la logique même d’Internet et la cul­ture d’une grande par­tie des inter­nautes, que les pou­voirs publics et les inter­mé­di­aires tech­niques ont lais­sé se dévelop­per au nom de l’objectif de crois­sance d’Internet.

Par­mi d’autres solu­tions est apparue une licence générale, en con­trepar­tie d’une rémunéra­tion for­faitaire prélevée à la source. Com­bat­tue puis réap­parue avec des modal­ités amé­nagées, elle vis­erait à cou­vrir cer­taines pra­tiques que les dis­posi­tifs légaux tra­di­tion­nels ne peu­vent appréhen­der, pour des raisons juridiques mais surtout économiques, en con­trepar­tie d’une nou­velle ressource com­pen­satrice. Cer­taines licences légales, instau­rées il y a trente ans pour divers secteurs (phono­grammes util­isés par les radios, télévi­sions et dis­cothèques, ou la rémunéra­tion pour copie privée, notam­ment), s’inscrivent dans la logique d’une telle évolution.

Nouveaux acteurs

Sec­ond phénomène per­tur­ba­teur, l’arrivée de nou­veaux entrants sur le marché. Ils sont étrangers à la créa­tion et déti­en­nent une puis­sance économique sans com­mune mesure avec les opéra­teurs tra­di­tion­nels de la créa­tion. Le con­tenu, musique ou audio­vi­suel, voire livre, pho­to, etc., n’est qu’un pro­duit d’appel pour ven­dre de la tech­nolo­gie, hard ou soft, et des ser­vices, le cas échéant financés par de la pub­lic­ité. Le prix du con­tenu, le titre de musique par exem­ple, n’est alors pas fixé sur le marché de la musique mais sur celui des télé­coms ou sur le prix au mille de la revente d’adresses et de pro­fils. Le poids économique respec­tif des opéra­teurs des marchés aval et amont ne peut qu’entraîner une dom­i­na­tion des indus­triels sur les créa­teurs et les investis­seurs dans la création.

Richesse du numérique et ver­tu du droit d’auteur

Les États-Unis ont con­nu la même prob­lé­ma­tique entre les stu­dios d’Hollywood et les câblo-opéra­teurs, lesquels ont eu le dernier mot. Un tel sys­tème est paupérisant pour la créa­tion. Cette nou­velle con­fronta­tion présente le risque grave de déval­ori­sa­tion des con­tenus aboutis­sant à un assèche­ment du finance­ment de la créa­tion et à une men­ace pour la diver­sité cul­turelle. Le besoin de régu­la­tion est néces­saire. Le droit d’auteur, qui est un droit dis­trib­u­tif de la tit­u­lar­ité des droits et des ressources d’exploitation des œuvres, se col­ore de plus en plus d’une logique de droit de la con­cur­rence. L’internationalisation ajoute à l’incertitude. Le droit d’auteur applic­a­ble est-il celui du pays d’installation de l’opérateur, pro­fes­sion­nel ou non, du pays de récep­tion ? Prob­lé­ma­tique bien con­nue et traitée par les con­ven­tions inter­na­tionales fon­da­tri­ces de la pro­priété lit­téraire et artis­tique. Mais les solu­tions demeurent-elles adap­tées au numérique et à l’influence des traités économiques ? Ce d’autant que les deux familles de droit, le copy­right et le droit d’auteur, sont à l’origine très dif­férentes. La pre­mière repose sur une con­cep­tion util­i­tariste et économique, met­tant l’entreprise et l’exploitation des droits au cœur du sys­tème. La sec­onde est fondée sur l’humanisme, elle place la per­son­ne de l’auteur au cœur des droits.

Un rap­proche­ment est cepen­dant amor­cé et, si des dif­férences impor­tantes demeurent, le numérique et l’économique sont fac­teurs d’harmonisation des répons­es aux besoins. Le numérique a mod­i­fié les con­di­tions de pro­duc­tion et d’exploitation de la créa­tion. Dans cer­tains secteurs, il a trans­for­mé l’échange en provo­quant des impacts con­sid­érables : dépro­fes­sion­nal­i­sa­tion et atom­i­sa­tion des exploita­tions ou util­i­sa­tions, dématéri­al­i­sa­tion, glob­al­i­sa­tion géo­graphique et tech­nique ain­si que des pra­tiques. Un défi pour toute la chaîne de valeur et une respon­s­abil­ité com­mune, y com­pris des util­isa­teurs, pour éval­uer la per­ti­nence des dis­posi­tifs légaux au regard des équili­bres économiques et cul­turels que la société entend se fixer.

Jusqu’où pro­téger ?
Quels sont les objets pro­tégés, leur usage doit-il être soumis à autori­sa­tion préal­able ou con­sid­éré comme acquis a pri­ori afin de faciliter les pra­tiques, avec ou sans rémunéra­tion en con­trepar­tie ? Tel ou tel inter­venant dans le proces­sus tech­nique est-il exploitant des œuvres (FAI, agré­ga­teurs, moteurs de recherche) et donc tenu à des oblig­a­tions juridiques et finan­cières cor­réla­tives ? L’internaute partageant sa playlist avec ses « amis », à la mode Face­book, devient-il un dis­trib­u­teur de con­tenu ou fait-il un usage entrant dans l’exception légale du cer­cle de famille – mais quels critères retenir pour apporter une réponse (le nom­bre, la qual­ité de ses « amis »?) et quels modes de con­trôle pour prévenir la fraude ? Les proces­sus tech­niques et économiques de l’informatique en nuage (cloud com­put­ing) font s’interroger sur la réal­i­sa­tion de copies, de nature privée ou non, d’une com­mu­ni­ca­tion au pub­lic ou non, et sur le rôle et donc les oblig­a­tions des divers inter­mé­di­aires au regard du droit d’auteur (une quin­zaine d’années de con­tentieux ont été néces­saires avant de con­naître la réponse pour la câblodistribution).

2 Commentaires

Ajouter un commentaire

Tru Dô-Khacrépondre
11 avril 2012 à 14 h 39 min

Renou­veau du droit d’au­teur ou renou­veau de ses usages ?
Mer­ci pour cet arti­cle très intéressant.

Pour pouss­er l’analyse, on pour­rait dis­tinguer deux con­textes économiques, le B2C et le B2B dont les ressorts sont très différents.

Pour le B2C, c’est l’idéal de l’ac­cès à la con­nais­sance pour tous : c’est une valeur sociale.

Dans le B2B, il s’ag­it pour une per­son­ne privée de créer une valeur finan­cière (prof­its) par l’ex­ploita­tion de pro­priétés lit­téraires et artis­tiques pro­pres ou de tiers.

Si on peut souhaiter un renou­veau de la régu­la­tion dans le B2C, dans le B2B, la liber­té con­tractuelle devrait être la pre­mier principe pour adress­er le numérique.
Quand aux véhicules juridiques, il serait oppor­tun de con­sid­ér­er les Cre­ative Com­mons ou les licences Libres Savoirs ParisTech.

Le renou­veau du droit d’au­teur ne serait-il pas alors : un plus strict respect du Code de la pro­priété intel­lectuelle (avec notam­ment les excep­tions aux droits d’au­teur L 122–5) et en con­trepar­tie l’usage général­isé et éclairé des con­trats Cre­ative Com­mons ou Libres Savoirs ParisTech ?

Fran­cois FORESTrépondre
23 avril 2012 à 7 h 56 min

Renou­veau du droit d’au­teur
Une ques­tion n’est pas posée : La pro­tec­tion a‑t-elle un effet réel sur la création ?

Pour com­para­i­son, une théorie math­é­ma­tique ou un algo­rithme n’est pas brevetable. Ain­si les créa­teurs des algo­rithmes de chiffre­ment mod­ernes (clé publique/clé privé) ne perçoivent aucune rémunéra­tion pour leur inven­tion pour­tant util­isé dans tous les échanges electroniques.

Répondre